A partir du cas péruvien, une réflexion sur les évolutions de la symbolique du pouvoir dont la force transformatrice réside aussi dans son inertie apparente.

Les rituels politiques, sur un siècle de bouleversements au Pérou (1735-1828), tout à la fois se maintiennent, conservant leur cadre cérémoniel, et évoluent largement par leur objet et leurs destinataires, de la Monarchie et du vice-roi  à la République et à son président.

Commençons par la fin, par les derniers mots de l’auteur : "… On dira d’après l’inertie toute relative qu’a démontrée notre étude que l’histoire du rituel politique peut avant tout se lire comme une histoire d’immobilismes trompeurs"   .

L’ouvrage de Pablo Ortemberg, ethno-historien argentin, est issu d’une thèse de doctorat réalisée sous la direction de Nathan Wachtel   et soutenue en novembre 2008 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) après dix années de recherches menées entre Buenos Aires, Lima et Paris. À la croisée de l’histoire, de l’ethnologie et de la sémiologie, ce beau travail a bénéficié de la confrontation avec l’école française de la fête civique et/ou religieuse  (de Maurice Agulhon à Michèle Vovelle en passant par Mona Ozouf ou Louis Marin, sans compter leurs disciples Olivier Ihl, Georges Lomné, Michel Vogel, voire Sudhir Hazareesingh si l’on annexe ce chercheur anglo-mauricien d’Oxford).

En utilisant et maintenant largement une structure créée par la Monarchie espagnole dans le vice-royaume du Pérou (ou plutôt de Nouvelle-Castille, comme on disait alors), les cérémonies du pouvoir absorbent des métamorphoses et des chocs politiques et sociaux considérables, ou du moins importants, à commencer par le passage de la colonie d’une Monarchie à l’indépendance d’une République. Simple exemple : le président de cette nouvelle République hérite du qualificatif d’"Excellence" accordé auparavant au vice-roi. Par une série de micro-analyses virtuoses (rendues possibles par l’important  corpus imprimé décrivant minutieusement les cérémonies civiques  sur près d’un siècle), Pablo Ortemberg illustre la plasticité des symboles et des cérémonies. Cette plasticité permet à un rituel apparemment immuable, comme un protocole figé, de répondre aux besoins d’une situation en plein mouvement, depuis les réformes des derniers Bourbons jusqu’à l’Indépendance complète, en passant par l’émergence du processus libéral avec la Monarchie constitutionnelle des Cortes de Cadix   , par la Restauration absolutiste de Ferdinand VII et la guerre contre-révolutionnaire, par les guerres civiles d’Indépendance avec deux Libérateurs successifs, San Martín   puis Bolívar   , et par quelques Congrès constitutionnels dont le dernier "dé-bolivarise" le Pérou tout en créant de fait une République post-bolivarienne "caudilliste". L’auteur parle de "l’illusion de la continuité" car il démontre bien comment, souvent par touches imperceptibles, les cérémonies et symboles évoluent et surtout recouvrent, à l’abri sécurisant de l’habitude, des situations nouvelles.

Déjà sous la Monarchie, les différents groupes et personnages politiques et sociaux sont en position de concurrence, de rivalité. D’une cérémonie à une autre, d’une proclamation d’un nouveau roi ou de l’arrivée d’un nouveau vice-roi à l’autre, la hiérarchie se modifie au sein d’un cérémonial globalement accepté : "querelles de clochers" autour du rôle du clergé, des corporations diverses, du Cabildo (conseil municipal) par rapport à l’Audience (haut tribunal de justice), de la place de l’Université San Marcos, de celle des "naturels", c’est-à-dire des Indiens, de la place grandissante attribuée aux  milices, à l’armée avec ses fusils, ses canons, ses uniformes (dès le vice-roi Amat – 1761-1776 –, l’amant de la Périchole). Où être placé dans une cérémonie religieuse, dans une cérémonie au Palais ou sur les quatre estrades dressées pour une occasion importante ? Comment encore participer à un cortège : en carrosse comme le vice-roi, à cheval comme ses accompagnateurs et gardes, ou à pied ? Jeux et re-jeux de pouvoir qui sont la traduction au niveau du symbole d’évolutions, d’avancées et de reculs au sein de la société.

Pablo Ortemberg réalise sur les rituels du pouvoir à Lima, capitale "immobile", la recherche effectuée  par exemple par Georges Lomné pour le vice royaume de  Nouvelle-Grenade devenue Grande Colombie   . G. Lomné déjà souligne, pour le cas de la Grande Colombie, que "le rituel bolivarien paraît, en grande partie, revêtu des ‘oripeaux de la Colonie’".

Les rituels sont plus encore figés à Lima, la "cité des Rois" très fortement imprégnée des rituels religieux, catholiques ; car l’Eglise est partie prenante dans le processus de célébration des formes successives de pouvoir. Du début à la fin du siècle étudié, "le temps de la politique reste encadré par la liturgie"   . Messes, Te Deum, omniprésence de la Vierge – dans les deux camps, chez les royalistes fidèles au roi captif comme chez les patriotes locaux ou venus d’ailleurs. Grâce à Dieu, la Vierge dans l’Amérique espagnole revêt maints vocables : Vierge du Carmel (Carmen), du Rosaire (Rosario), des Grâces (Mercedes) ; elle prend la tête de chaque armée en Vierge Générale, Générale en chef (Virgen General) et on lui prête une importante fonction légitimatrice, des deux côtés ; elle gagne toute bataille et ses sanctuaires reçoivent les drapeaux capturés chez l’ennemi : Vierges de guerre, guerre des Vierges pieusement instrumentalisées dans les deux armées, la patriote et la royaliste. Des deux côtés aussi, apparition de "Pères de la patrie" qui sauvent la Monarchie de la tyrannie du camp adverse ou qui libèrent le pays du despotisme espagnol. Tout comme la "continuité du rituel", cette polysémie des valeurs de protection divine, de patrie, de liberté employées par tous facilite l’acceptation des changements. L’auteur souligne ainsi que ce partage des rituels et des valeurs joue un grand rôle "pour la construction d’une cohésion et la promotion d’une identité collective" péruvienne   .
 
Lima est un pôle de résistance monarchique dans une Amérique espagnole dont le mouvement s’accélère brutalement en 1808 quand Napoléon met en captivité à Bayonne le nouveau roi Ferdinand VII – vacatio regis, car aucune autorité en Amérique n’accepte Joseph Bonaparte. Pour le Pérou, le mouvement vient surtout de l’extérieur : du sud avec l’Armée de Andes de San Martín venu du Rio de la Plata et du Chili, puis du nord avec l’armée grande-colombienne de Bolivar ; mais le protocole des cérémonies est peu modifié : la "continuité rituelle" permet d’accepter, d’entériner le changement.

Les principaux rituels – proclamation d’un nouveau roi, accueil d’un nouveau vice-roi, panégyriques prononcés, fixation du calendrier des principales fêtes civico-religieuses à célébrer, choix du décor et du circuit des fêtes, bientôt choix des drapeaux et armoiries – se maintiennent.

Certes l’auteur rappelle que le Libérateur-Protecteur ordonne en juillet 1820 "que l’on enlève tous les bustes du roi et ses armes des lieux publics afin que cette mémoire n’y soit plus présente et que l’on y mette cette formule : ‘Lima Independiente’" – exemple attendu de damnatio memoriae. La "Plaza Mayor", devant le palais du vice-roi, devient un temps "Place de la Constitution", puis "Place Royale de Ferdinand VII", et sur une colonne on projette bientôt d’ériger une statue de San Martín, etc. Les armoiries changent, le drapeau rouge et blanc apporté par San Martín remplace les couleurs espagnoles et le "pennon royal, symbole de la tyrannie" dans les célébrations.  Les armoiries se modifient, allant du soleil anthropomorphique, incaïque ou argentin, à la représentation de la nature péruvienne, de sa flore et de sa faune. La fine étude de ces emblèmes est d’ailleurs un modèle d’analyse iconographique qui marque bien les hésitations et les évolutions au gré d’une situation changeante.

Il reste que pour la proclamation de l’Indépendance par exemple (28 décembre 1821), "toutes les composantes [du rituel politique de l’Ancien Régime], serment, défilé des troupes, Te Deum, tirs, taureaux, jeux, servirent une fois de plus à introduire l’événement dans la structure (…) La continuité du rituel traditionnel permit à l’élite liménienne d’exorciser sa peur de l’anarchie, du soulèvement des esclaves ou de la " plèbe tumultueuse""   . "Pas de changement [en fait jusqu’à nos jours], dans les éléments catholiques du cérémonial politique républicain (…) avec recours traditionnel aux prières et messes d’action de grâces dans la cathédrale pour pratiquement n’importe quel événement qui avait trait aux intérêts de l’État"   .

L’ouvrage, fruit d’une rencontre entre l’Histoire française et l’Histoire latino-américaine au sein de l’EHESS, est d’un grand apport pour qui s’intéresse aux processus menant aux  indépendances latino-américaines, même s’il n’aborde pas suffisamment l’aspect comparatif. En effet les processus d’adoption d’une nouvelle emblématique et de nouveaux rituels sont en bonne partie différents sur d’autres territoires plus proches des modèles européens, français, antiques, comme l’Argentine, le Venezuela, la Colombie ou, dans une autre aire linguistique, le Brésil – autant de pays  où l’iconoclasme est plus vif qu’au Pérou. En France, bien que la construction d’une emblématique républicaine – une emblématique souvent admirée et imitée – ait été très dynamique,  la fête nationale du 14 Juillet (1880) reprend en grande partie le rituel de la Saint-Napoléon impériale du 15 août (1852-1870), comme le fit (re)découvrir Sudhir Hazareesingh   . Ce qui se  rapproche de la pratique festive  péruvienne… C’est ainsi au lecteur lui-même  qu’il revient d’apporter des éléments de comparaison pris en Amérique ou ailleurs