Trois ouvrages dédiés à Lévinas qui ouvrent la voie à une interprétation renouvelée de sa philosophie

La publication en 2011 du second tome des Œuvres complètes de Lévinas aux éditions Grasset par les soins de Rodolphe Calin et Catherine Chalier constitue l’un des rares événements philosophiques de ces dernières années. Regroupant les conférences prononcées au Collège philosophique, dirigé par Jean Wahl, entre 1948 et 1962, le volume nous permet d’entrer véritablement pour la première fois, comme le dit Jean-François Courtine   , dans l’atelier préparatoire de Totalité et infini, essai sur l’extériorité. Le bouleversement résultant de cette publication, pour l’intelligence de la pensée lévinassienne, est considérable, à telle enseigne que l’on peut bien dire que la signification exacte du chef d’œuvre de 1961 nous avait échappé à tous dans une large mesure. Levinas aujourd’hui n’est plus tout à fait celui qu’il était hier, car la juste compréhension des prémices de sa philosophie affecte l’interprétation de son parcours subséquent, en redistribuant pour ainsi les cartes du jeu herméneutique.          

Les trois ouvrages dont il va être question ici, chacun à leur manière, contribuent à jeter un éclairage différent sur la pensée de Lévinas, en travaillant à ce titre de conserve à initier une nouvelle phase de la réception de sa philosophie. Bien que seul le livre de Raoul Moati soit proprement indissociable de la publication du second tome des Œuvres complètes de Lévinas, en l’absence duquel il n’aurait tout simplement pas pu être écrit, l’ouvrage de Jean-François Courtine et celui d’Aurore Mréjen (issu d’une thèse de doctorat soutenu en 2009), nous paraissent d’une certaine manière le prolonger, en ce qu’ils mettent l’accent sur la dimension politique de la réflexion de Lévinas, mettant ainsi un terme définitif à l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de philosophie politique lévinassienne, au nom de l’"intraductibilté politique de l’éthique"   .     

Sans préjudice de l’intérêt réel que présentent les deux derniers ouvrages cités, dont nous dirons quelques mots plus bas, il nous paraît peu contestable de dire que le livre de Raoul Moati se distingue comme le plus  important des trois : pour reprendre les mots de son préfacier, Jocelyn Benoist, Evénements nocturnes représente, sans nul doute, un tournant dans l’exégèse lévinassienne   . Et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, parce que, à rebours de toute tendance interprétative consistant à projeter les enjeux d’Autrement qu’être sur Totalité et infini, pourtant distant l’un de l’autre de plus de dix ans, Raoul Moati prouve que la philosophie déployée dans le chef d’œuvre de 1961 n’a rien de commun avec le projet constitutif d’Autrement qu’être visant une déduction de l’être à partir de l’autrement qu’être et au sein duquel "si la transcendance a un sens, elle ne peut signifier que par le fait, pour l’événement de l’être – pour l’esse – pour l’essence de passer à l’autre que l’être"   . En lisant Totalité et infini sur le fond du projet d’Autrement qu’être, l’on prend le risque de passer à côté de ce qui faisait toute l’originalité du premier, et dont les bénéfices sont, selon Raoul Moati, dans une certaine mesure perdus dans le second. Totalité et infini porte un projet qui lui est propre, exigeant de la part de l’interprète qu’il autonomise le livre par rapport au reste de l’œuvre.

Quelles sont donc les caractéristiques de ce projet dont Raoul Moati entreprend d’élucider la fécondité ? La thèse originale que défend l’auteur est la suivante : Totalité et infini demeure inintelligible si l’on ne voit pas qu’il est de part en part un livre d’ontologie. L’on objectera qu’il ne s’agit pas précisément d’une nouveauté, et que nul n’a jamais douté de la portée ontologique du livre, dont l’interlocuteur permanent est Etre et Temps de Heidegger – cet  autre livre majeur de la modernité. Nul n’a jamais méconnu la dépendance structurelle de Totalité et infini par rapport à Etre et Temps, à tel point qu’il est d’usage de référer les analyses phénoménologiques que contiennent le premier à leurs contreparties contenues dans le second, pour montrer de quelle manière elles en prennent le contre-pied. Mais l’erreur que commet cette lecture traditionnelle consiste à croire que Lévinas dispute sur le terrain même de Heidegger, qu’il ne se dresse contre Heidegger que parce qu’il est tout contre lui, alors qu’il s’agit en vérité, comme le dit fort bien Jocelyn Benoist, d’une critique réparatrice, au sens où il s’agit de reprendre le projet heideggérien en son point d’impossibilité, et de libérer le véritable espace, manqué par Heidegger, où seulement le projet d’une ontologie peut avoir un sens. L’objectif de Totalité et infini est de révéler qu’il y a une série d’événements de l’être – proprement nocturnes, selon la terminologie de Raoul Moati – que la compréhension ontologique n’est structurellement pas en mesure d’assumer. "Ce que nous dit Levinas dans Totalite et infini", écrit-il, "n’est donc pas qu’il faudrait passer du registre de l’être à celui de l’éthique, mais bien plutôt que l’ontologie fondamentale n’est permet pas de mener à son terme l’élucidation exhaustive de l’être, laquelle exige la prise en compte de la révélation du visage, comme événement ultime de l’être. Pour Levinas, à rebours de Heidegger, la prise en considération du plein déploiement de l’être exige donc constitutivement un dépassement des prérogatives sur lesquelles repose l’ontologie fondamentale, et d’abord la restriction des événements de l’être à la compréhension de l’être"   .

Pareille hypothèse de lecture modifie tout de la compréhension que nous avions de Totalité et infini. Au-delà de l’opposition naïve de l’ontologie et de l’éthique, à quoi se limite la plupart des lectures avancées à ce jour du livre de 1961, il faut alors faire droit à un autre sens de l’ontologie, qui lui-même commande, indissociablement, dans son contenu, une autre éthique : une ontologie de part en part éthique. Muni d’un tel principe heméneutique, Raoul Moati parvient ainsi non seulement à rendre intelligible des aspects méconnus, voire ignorés, de Totalité et infini, mais encore à réévaluer l’ensemble des analyses qui y sont produites en les rendant, si la chose est possible, encore plus intrigantes qu’elles ne l’étaient déjà.

Au principe même de l’étrangeté persistante de Totalité et infini se trouve l’inexplicable motif apparemment psychologisant qui semble y jouer un rôle tout à fait essentiel. Car si le déploiement complet de l’être exige  de sortir du registre (diurne) de la compréhension pour suivre une dramatique (nocturne) qui échappe aux pouvoirs transcendantaux de la constitution, c’est pour mieux se tourner vers l’intimité moite de la conscience, dans son rapport le plus élémentaire au monde qui l’entoure, c’est-à-dire dans son rapport à ce que Levinas appelle "l’insondable profondeur de l’élément" ou élémental, compris comme une sorte de qualité sans substrat dans laquelle on "baigne", que l’on neutralise par introjection en la transformant en nourritures ou en aliment. Le motif de l’alimentation, central dans l’économie de Totalié et infini, est probablement le plus déroutant d’entre tous, et Jean-François Courtine rappelle à juste titre qu’il a dû le paraître encore plus aux yeux des contemporains en ce qu’il prenait manifestement le contre-pied du fameux article de Sartre publié dans la NRF en 1939, "Une idée fondamentale de la phénoménologie : l’intentionnalité".

Comme on le sait, Sartre y critiquait brillamment la philosophie alimentaire, la philosophie digestive de l’idéalisme français : "Nous avons tous lu Brunschvicg, Lalande et Meyerson, nous avons tous cru que l’esprit Araignée attirait les choses dans sa toile, les couvrait d’une bave blanche et lentement les déglutissait, les réduisait à sa propre substance. (…) Assimilation, disait M. Lalande, des choses aux  idées, des idées entre elles et des esprits entre eux, (…) assimilation, unification, identification"   . Sartre opposait à cette philosophie digestive l’image de l’éclatement : connaître c’est s’arracher à la moite intimité gastrique "pour filer là-bas, par delà soi, vers ce qui n’est pas soi". La conscience, à partir de l’intentionnalité husserlienne relue par Sartre à la lumière de l’être-au-monde heideggérien, "n’a pas de ‘dedans’", "elle n’est rien que le dehors d’elle-même" : "c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme conscience".

Contre Sartre en un sens, Levinas prenait dans Totalité et infini le parti de la philosophie alimentaire – le parti du moi substance, de l’hypostase. Ce qui définit la conscience en son fond, c’est bien la "vie intérieure", le "psychisme" dont Sartre pensait que nous avions été délivrés par la phénoménologie ; ce qui définit la conscience en son fond, c’est l’assimilation, l’identification, l’introjection, selon cette autre figure paradigmatique de l’intentionnalité qu’est l’intentionnalité de jouissance. Or d’un tel motif "psychologisant", il faut bien avouer que les lecteurs de Totalité et infini n’ont jamais réellement su que faire, et c’est ici que la réévaluation que propose Raoul Moati se révèle particulièrement éclairante en ce qu’elle en délivre la véritable signification – non pas psychologique, mais bien ontologique.

L’autre effet remarquable de la réinterprétation que rend possible cette hypothèse de lecture affecte directement une thématique très prégnante dans Totalité et infini, à savoir celle de la guerre comprise comme principe ultime de réalité. La phrase d’ouverture à la Préface de Totalité et infini est à n’en pas douter dans tous les esprits : "On conviendra aisément qu’il importe au plus haut point de savoir si l’on n’est pas dupe de la morale". L’on conviendra que ce n’est pas le moindre paradoxe d’un livre explicitement destiné à élever l’éthique au rang de philosophie première que de commencer à associer la morale à la duperie ! Etre la dupe de la morale, c’est croire à la morale dans un monde fondamentalement dominé par la guerre, c’est trouver des intentions morales dans une réalité ontologiquement allergique à la morale, où l’antagonisme entre les hommes constitue la structure ultime du réel. Tout le propos de Totalité et infini est de montrer qu’il existe une expérience éthique qui ne revient pas à la continuation de la guerre par d’autres moyens, et qu’il est possible d’assigner un secteur de l’expérience à la morale sans s’illusionner sur le réel. Ici encore, la clé de la compréhension du projet se trouve dans une lecture ontologique du traité de 1961, comme le montre Raoul Moati en des analyses patientes auxquelles nous ne pouvons que renvoyer.

Dès lors que l’on a compris que le projet du jeune Levinas est de réhabiliter la morale dans l’horizon d’une redéfinition complète de l’ontologie, de penser la morale sans naïveté, sans renoncer à l’exigence de lucidité qui montre partout la guerre, il devient légitime d’exiger que Levinas produise une analyse du politique, conformément aux déclarations de ce dernier selon lesquelles "la pensée rationnelle est aussi une politique"   . Comment d’ailleurs la problématique politique, ou, comme le dit Jean-François Courtine dans ce qui constitue peut-être le chapitre le plus passionnant de son recueil d’essais, la problématique du "théologico-politique", pourrait-elle être absente de l’œuvre d’un auteur plongé dans un siècle marqué par deux guerres mondiales, dont la seconde s’est révélée particulièrement redoutable pour la communauté juive européenne, et qui a reconnu lui-même que sa philosophie et sa biographie ont été dominées par "le pressentiment et le souvenir de l’horreur nazie"   . Comme le montre avec précision et de manière très convaincante Aurore Mréjen dans les analyses qu’elle consacre à la politique lévinassienne (lesquelles constituent la meilleure partie du livre et la plus originale), il est remarquable que Levinas adopte dès 1934  - soit plus de vingt cinq ans avant Totalité et infini – un point de vue ontologique pour déchiffrer cette forme singulière de violence politique qu’incarne le nazisme, dans un article publié dans la revue Esprit intitulé "Philosophie de l’hitlérisme" (sur l'importance duquel Miguel Abensour avait déjà attiré l'attention). A la grande différence d’Arendt, qu’Aurore Mréjen cite en contre-point  de Levinas, en éclairant probablement plus la pensée de celui-ci que celle de celle-là, il s’agit pour Levinas d’éluder toute élucidation conjoncturelle socio-historique du nazisme pour proposer une interprétation ontologique qui met en œuvre, plus ou moins explicitement, les catégories les plus fondamentales de la pensée lévinassienne naissante.

Par conséquent, il importe de dire que non seulement le politique ne figure pas le continent immergé de la pensée de Levinas qui n’en a jamais méconnu l’importance cruciale, mais que les thèmes de la lutte contre le mal, du dépassement de l’horizon de la guerre, de l’eschatologie de la paix messianique, en constituent proprement, interprétés comme ils demandent à l’être au plan où ils font véritablement sens, les motifs les plus originels. Les trois ouvrages de Raoul Moati, Jean-François Courtine et Aurore Mréjen ont le grand mérite de nous le donner à comprendre en ouvrant ainsi la voie à une lecture renouvelée de Levinas