Christian Bobin nous livre des réflexions et des récits empreints de la poésie du quotidien.

On le sait, la difficulté pour un auteur ayant déjà conçu une œuvre considérable, reconnue, objet elle-même d’un quasi culte dans une société profondément désorientée, est d’apporter un souffle nouveau à chaque livre. C’est une réalité, en dehors des caprices de la même société toujours en quête d’autre chose (sans bien savoir ni quoi ni pour quoi) et de la pression des éditeurs pour se démarquer, maintenir dans un contexte difficile leur activité.

Et c’est cette réalité à laquelle est confronté Christian Bobin dont le dernier ouvrage, L’Homme-joie, peut à certains égards, au premier abord, décevoir. Les redites, les oxymores systématiques et, il faut le dire, des vérités un brin banales, sont en effet légion : ”Rien de plus jeune qu’un vieux livre. Pascal jaillit du noir les yeux mouillés d’or”   , avec en écho “J’ai pris la main du diable. Sous ses ongles noirs, j’ai vu de la lumière”   . “Il y a dans la nature les fragments d’un alphabet ancien, des morceaux de lettres capitales, des ruisselets d’italiques, de grands espacements bleus de silence. Et parfois, par on ne sait quelle grâce, plusieurs lettres s’assemblent, des mots apparaissent avec ce qu’il faut de silence respirant – une phrase est tracée. Vous la voyez, vous la lisez, elle ne reste pas en place, elle s’efface très vite”   résonne avec “Les morts sont des gens étranges. Leurs paupières ont la lourdeur des pierres de monastère. On les dirait captifs d’une lecture pour nous indéchiffrable”   .

Outre ces relatives et sans doute inconscientes facilités, ce qui peut décevoir et même agacer réside dans le dolorisme tout religieux qui imprègne pesamment nombre de pages. Ainsi, on dirait que seule la souffrance ouvre à la vérité : “C’était donc ça. Il fallait donc passer l’épreuve du noir, l’épreuve du naufrage prochain, certain, il fallait donc embrasser la peur aux yeux furieux, l’aimer comme du bon pain, continuer la traversée, perdre pied, perdre cœur et continuer quand même, voir le ciel passé à la limaille de fer, les étoiles en tomber comme de la sale poussière d’or, et entendre à cet instant, à cette perfection accomplie du désastre, entendre la bonne voix confiante, paisible, la voix jaune clair qui promettait de ramener le bateau au port”   . La souffrance est bonne car elle permet de s’endormir “en pensant à chaque soir que le plus beau est à venir”   . Nous sommes donc de pauvres êtres, à l’image d’un être particulier au sein de la communauté : l’écrivain, partagé entre “allumer la lumière dans les palais de nos cerveaux déserts”   et être enfin “délivré de la corvée de dire et de taire”   .

Tout porterait donc à renoncer, à refermer ce livre et puis, voilà, puisque de toute façon personne ne serait en quelque sorte à la hauteur. Et c’est justement là, lorsque pointent l’incompréhension, l’injustice face à une condition humaine saisie trop uniformément et à certains égards exécrée, lorsque guette le découragement, que ce recueil ouvre au contraire sur la possibilité d’une vie meilleure ici bas, maintenant. Car il y a chez Christian Bobin une vraie transcendance immanente, une invitation à être vivant grâce à la sensualité. Telle est la seule voie dans un monde que l’auteur ne manque pas, à bon escient, de critiquer âprement : “Faire la vaisselle est une activité métaphysique qui redonne à un morceau de matière un peu de l’éclat du premier matin du monde. Dans les lointains une télévision accomplit sa morne besogne comme un bourreau tranchant sans émotion les têtes divines du silence et du songe. Un train de publicités déchire l’air, une pluie de miracles tristes s’abat sur le monde, dont les prophètes sont des créateurs jeunes, lisses, au sourire millimétré. Nous devons être très malheureux pour engendrer de tels rêves compensatoires”   . Il s’agit bien de délaisser “tous les ordres de la vie moderne : acheter, envier, triompher”   pour accéder enfin à une frugalité heureuse ; heureuse car centrée et non plus distraite. Car n’oublions pas que “c’est par distraction que nous n’entrons pas au paradis de notre vivant, uniquement par distraction”   . Et c’est là, dans cet hymne à une attention retrouvée envers soi-même, son environnement, pas de soi sans cet environnement même, que Christian Bobin est souverain. Une fleur, un cheval, des vieillards malades : tout, pour peu qu’on y soit assez attentif, nous rend présent au monde. Et cette présence au monde ne peut que rendre meilleur le présent de ce monde moribond.

Lorsqu’il l’a récemment invité dans son émission littéraire “La Grande Librairie”, François Busnel s’est dit choqué par l’assertion suivante : “Aucune philosophie au monde n’arrive à la hauteur d’une seule marguerite”   . C’était assez cocasse de le voir de la sorte offusqué. Comme à son habitude, il a demandé des explications, voire des excuses, à l’auteur sur son propre texte, lequel auteur a hésité entre éclater de rire comme il le fait souvent, et expliquer très pédagogiquement… malgré les limites du “dire”. Et si, sérieusement, aucune philosophie au monde n’arrivait à la hauteur d’une marguerite ? Avec le bleu pour motif central et pour trame continue, dans une alternance de longs propos et de fulgurances, L’Homme-joie nous interroge simplement. Il nous ravit de phrases effrayantes : “Un cimetière médite au milieu des vaches”   . Il nous berce et nous rassure. À sa lecture, nous sommes – Bobin pour nous et avec nous – cet “enfant en bas âge [qui] se lance d’un coup sur ses jambes novices, misant que la chute arrivera juste au creux des bras de la mère, dans leur demi-cercle accueillant. Et l’enfant poussé par des mains d’angoisse court sur l’abîme, recueilli à temps par les bras maternels du silence”   .

Christian Bobin ne se résume pas, heureusement, et ses mots non plus. On ne peut que les évoquer, susciter une envie, celle de les découvrir et de les goûter au fil des années.