Une remise en question des modèles hydro-économiques traditionnels et de leur influence sur les tensions interétatiques en Asie centrale.

Quoi qu’en laisse penser le titre de l’ouvrage, ce n’est pas à la catastrophe de la mer d’Aral en tant que telle mais bien à la question plus large de la gestion de l’eau en Asie centrale que s’intéresse ici Raphaël Jozan. Ingénieur agronome, ingénieur des eaux et forêts, docteur en sociologie, l’auteur met en œuvre une approche pluridisciplinaire et mène l’enquête en Ouzbékistan et au Kirghizstan pour mettre à l’épreuve les postulats et les modèles utilisés par les experts internationaux, se focalisant sur la vallée de Ferghana située en aval du barrage kirghize de Toktogul – l’un des plus importants de la région.

Depuis la chute de l’URSS, les programmes de développement en Asie centrale se concentrent sur la question de l’eau, douloureusement mise en lumière par la catastrophe de la mer d’Aral. La région est communément considérée comme "un territoire "extrêmement aride" où l’eau est "inégalement répartie"" et où certains pays, situés en amont, maîtrisent cette ressource rare au détriment des pays situés en aval, pauvres en eau. Ainsi, le Kirghizstan, pays amont et riche en eau, entendrait maximiser les ressources du barrage de Toktogul pour sa production énergétique, allant à l’encontre des intérêts de l’Ouzbékistan, qui, en aval du barrage, a besoin de cette eau pour irriguer ses (trop) importantes cultures de coton. 

Les travaux des experts internationaux engagés à la chute de l’URSS ont abouti à un traité, signé en 1998 par le Kirghizstan et l’Ouzbékistan et qui pourtant n’est pas respecté, notamment par ce dernier. Le Kirghizstan est jugé bon élève, ayant réussi sa transition vers l’économie de marché et la démocratie et ayant vu sa production de coton augmenter considérablement après la fin de l’URSS – augmentation considérée comme le fruit de réformes réussies. L’Ouzbékistan est pour sa part montré du doigt, avec une gestion de l’eau jugée irrationnelle pour irriguer des champs de coton (l’"or blanc" du pays qui reste parmi les principaux producteurs mondiaux) dont la culture est administrés à la soviétique.

Raphaël Jozan prend le contre-pied du "gospel de la pénurie d’eau" dans la région, repris par les diplomates et les experts et qui participe selon lui à la création de la "guerre de l’eau" que les organisations internationales entendent pourtant éviter.

Dans deux chapitres historiques, l’auteur rappelle l’histoire de l’introduction du coton dans la région par la Russie tsariste   et celle du développement du projet cotonnier, qui connait son apogée durant la période soviétique où l’ex-Turkestan russe, dont la vallée de Ferghana fait partie, est programmé pour la culture du coton – ce projet cotonnier étant d’ailleurs, selon l’auteur, moins imposé par Moscou qu’il n’y parait car résultant également d’une appropriation par les acteurs locaux. Raphaël Jozan décrit aussi la formation du lien entre le développement de la production de coton et l’irrigation qui s’avère nécessaire à l’ouverture de nouvelles terres mieux adaptées à la planification, allant jusqu’à aboutir à un véritable "emballement hydraulique" dans les années 1970-80.

L’auteur s’efforce ensuite de démontrer que les postulats sur lesquels est fondée l’action internationale ne sont pas aussi fiables que l’on pourrait le penser, de nombreux éléments ayant selon lui échappé aux experts : contrebande de coton en provenance d’Ouzbékistan qui représenterait 50% de la production officielle kirghize, culture de maïs fourrager sur environ 30% des terres irriguées d’Ouzbékistan mais n’apparaissant pas dans les statistiques officielles   , absence de véritable maîtrise par le Kirghizstan de la totalité de l’eau s’écoulant dans la vallée, détournements par les administrations ouzbèkes d’une partie des salaires destinés aux ouvriers du coton, etc. Il montre également qu’en dépit des trajectoires politiques différentes des deux pays, la production de coton reste gérée, en Ouzbékistan comme au Kirghizstan, de manières très proches.

Prédéterminés par des postulats unanimement reconnus, bernés par des statistiques officielles qu’ils critiquent mais qu’ils n’ont généralement ni le temps ni les moyens de remettre suffisamment en question, encadrés durant leurs missions par des autorités locales ayant tout intérêt à entretenir ce "gospel de la pénurie d’eau" qui leur permet d’obtenir les subventions qu’ils recevaient auparavant de Moscou et de continuer à profiter de la manne financière des salaires des ouvriers du coton, les experts aveuglés continueraient à développer des modèles inadaptés qui ne feraient qu’aviver les tensions entre les États sur une question qu’ils tentent pourtant de régler