Rechercher l’unité des œuvres littéraires d’Alexandre Dumas donne à l’ensemble de la production dumasienne sa richesse et sa profondeur.

Dumas l’irrégulier est le titre que Vittorio Frigerio a donné à ce petit livre critique qui “pourrait, comme le dit justement Claude Schopp dans l’avant-propos, passer […] pour un subtil échange d’imaginaires”. Titre accrocheur, donc, pour un auteur qui fut longtemps placé dans la catégorie des romanciers “de gare” ou comme une espèce d’“inspirateur de navets de série B” (quatrième de couverture). Certes, Alexandre Dumas fut “irrégulier” en tout, et il l’a aussi revendiqué à plusieurs reprises notamment dans ses fameuses Causeries où prolixité et irrégularité ont quelque chose de commun…

Et c’est bel et bien ce “quelque chose” que Vittorio Frigerio met en exergue dans ce recueil simple et efficace. En effet, reconnaissant que “l’immense production dumasienne a ainsi sombré sous son propre poids, victime de son abondance même et de sa remarquable variété”, l’universitaire tentera d’en retrouver une certaine unité afin de “mettre le doigt sur certaines constantes philosophiques, idéologiques ou stylistiques susceptibles d’éclairer l’ensemble de la démarche” d’Alexandre Dumas.

Le recueil est quadripartite et se propose d’interroger la diversité dumasienne à travers quatre sections. La première, “Dumas chantre et inventeur de l’histoire”, est consacrée à la représentation que se fait l’auteur des Compagnons de Jéhu de l’histoire. S’appuyant sur les Souvenirs de Nodier, Vittorio Frigerio analyse la réécriture dumasienne des mêmes événements historiques trouvés chez son contemporain et conclut que la seule réalité pour Dumas est la peinture des sentiments sous la trame de l’histoire (alors que l’histoire – ou la réalité historique – paraissait plus importante pour Nodier). Ainsi, ses lecteurs, non sans une certaine compassion pour les personnages en mouvement dans le roman, s’identifient-ils plus concrètement en assimilant mieux in fine les faits historiques. L’histoire devient compréhensible et plus claire dans leur esprit.

Dans un deuxième temps, le critique, à partir d’un des derniers romans d’Alexandre Dumas, Création et Rédemption, montre que le romancier s’approprie l’histoire par le truchement de grandes figures mythiques. Dès lors, l’événement de la Terreur est revisité et permet à l’écrivain de souligner que ce moment de l’histoire française fut symboliquement comme une purge, une catharsis qui refonderait alors la société dans une vision plus sereine, voire harmonieuse. Cette image symbolique trouve par conséquent un écho dans le couple Jacques Mérey et Éva, la fille du marquis. Si cette union est réalisable alors la Terreur en est le catalyseur romanesque, et l’harmonie sociale est sur la bonne voie. Dans la troisième partie de cette première section, Vittorio Frigerio montre l’importance du providentialisme dumasien. En effet, on le sait, Dumas croit qu’il existe un plan divin qui organise(rait) l’existence humaine. Vittorio Frigerio montre alors que celui-ci sous-tend les événements historiques et tend à donner une certaine égalité démocratique. Ce providentialisme lui permet donc de concilier des moments de l’histoire que tout oppose afin de tisser la trame de ses romans historiques.

Ainsi se clôt cette première série d’études qui ont montré les liens concrets entre l’écriture romanesque de Dumas et son goût prononcé pour l’histoire. S’ouvre alors la deuxième section, “Écrire pour tous, dans tous les genres” dans laquelle le critique, grâce à une approche barthésienne, montre comment le romancier a su troubler les codes des genres et plus particulièrement du roman populaire qui n’aurait, a priori, qu’un seul objectif : plaire et divertir les lecteurs. Se dégage de cette première étude un second article qui met en exergue l’esthétique romanesque de Dumas et l’originalité des univers ainsi créés. Par le truchement du roman Catherine Blum, creuset d’une écriture plus intime, on voit l’interpénétration de l’autobiographie et de la fiction.

Une troisième partie s’intéresse à l’idée de héros et posera clairement la question de son statut dans les romans dumasiens. Et même si l’on rencontre des héros au sens noble du terme, tels les Mousquetaires, Vittorio Frigerio montre que rien n’est plus ambigu que la notion même de “héros dumasien”. En effet, alors que le “vrai” héros porterait en soi des valeurs chevaleresques, celui de Dumas n’en oublie pas ses propres intérêts. Ambigu (tel est le titre de cet article, “Un monde héroïque et ambigu”) le personnage-héros de Dumas l’est, car il choisit toujours sa propre voie, sans se dévêtir de ses propres intérêts. C’est une vision anthropologique de l’homme bien pessimiste qui se dessine en filigrane dans les œuvres, reflet certain de la pensée dumasienne où l’homme (y compris le héros) est capable du pire et du meilleur. Vision aussi spéculaire où une tension s’instaure entre héroïsme et abjection. L’image des bandits-héros (El Salteador, Pascal Bruno, Fra Diavolo) est elle aussi présente dans les œuvres de Dumas et porte intrinsèquement toutes les réflexions philosophiques et sociologiques de l’auteur de La Reine Margot.

Après les romans vient le théâtre (ou inversement !). En effet, Dumas dramaturge est lui aussi une figure “irrégulière”. Dans cette dernière partie intitulée “Dumas entre théâtre et roman”, le critique revient sur la pièce Anthony qui fut à l’origine du “drame moderne”. Il défend alors l’idée que Dumas n’est pas un dramaturge naïf, qui s’est laissé guider par son inspiration. Bien au contraire : “Dans Anthony, Dumas met en exergue quelques vers programmatiques pour épater le bourgeois, mais il s’offre surtout le luxe rare d’insérer une dissertation théorique dans la pièce elle-même. Le roi du dialogue [Dumas] se sent sans doute plus à l’aise en faisant présenter ses positions par ses personnages qu’en les exposant lui-même sous forme d’essai ou de manifeste”   .

L’ultime article est quant à lui consacré aux “deux visages [le roman et la pièce de théâtre] de Gabriel Lambert”. En effet, l’œuvre, dont la gestation a duré environ sept ans (une curiosité “pour la plume la plus rapide du romantisme”), est de “veine réaliste” avant l’heure et porte sur la vie contemporaine un regard perspicace ce qui prouverait, selon A Craig Bell, “la multiplicité des talents de son auteur”. Ce dernier critique pousse alors plus avant la réflexion et affirme que “Gabriel Lambert contient l’essence de Dumas”. Mais quand ce personnage est envisagé pour une adaptation scénique, un lourd problème se pose : Gabriel Lambert n’est pas un héros dumasien, tel que Dumas les invente et les aime. Alors “peu importe, écrit Vittorio Frigero, si l’idéal et la réalité restent irréconciliablement éloignés. Dumas […] fera de cette anecdote une aventure à l’envers”. Le caractère du héros romanesque “subit des modifications que le dénaturent entièrement et changent du tout au tout l’interprétation qu’on peut en faire”. L’article le démontre alors : Gabriel Lambert est une “illustration intéressante des dangers de l’adaptation”.

Si les histoires littéraires ont souvent malmené Alexandre Dumas, certains critiques (que Dumas lui-même haïssait plus que tout) ont eu l’habilité de plonger avec délectation dans ses œuvres. On connaît, bien entendu, Claude Schopp, qui fit redécouvrir le Grand Œuvre, il faudra désormais compter sur Vittorio Frigerio qui a su montrer combien il est important de trouver une unité, voire une cohérence, dans les œuvres dumasiennes. En effet, il a su associé analyses littéraires et vie de l’auteur pour prouver combien Alexandre Dumas est, certes, irrégulier (adjectif désormais mélioratif), mais que cette irrégularité est le signe flagrant de profondeur et de richesse.