"Mon nom de baptême est Eugene Luther Gore Vidal. Les deux premiers prénoms étaient ceux de mon père. Je les ai supprimés pour des raisons politiques autant qu’esthétiques. Mais on a souvent interprété cela, non sans plaisir, comme un rejet de mon père, que j’aimais, pour fusionner avec ma mère, que je n’aimais pas. Voilà comment une pincée de Freud peut empoisonner tout un puits ! Parfois, aussi, l’ambition prend juste la forme d’un cigare". Gore Vidal est mort à Los Angeles le 31 juillet 2012.

Scénariste de cinéma, acteur de cinéma (il campe un sénateur de Pennsylvanie dans Bob Roberts de Tim Robbins), auteur de pièces de théâtre, scénariste de télévision, animateur de télévision, essayiste, critique et écrivain, l’œuvre tentaculaire de Gore Vidal tient en pas moins de 293 pages de bibliographie   . Son autoportrait dans ses Mémoires   corrobore l’esquisse de Pierre-Yves Pétillon dans son Histoire de la littérature américaine. 1939-1989 : "Aristocrate libre-penseur, Gore Vidal est lui aussi [comme Nabokov], à sa manière, un dandy déplacé, mais, comme Henry Adams, son siècle serait plutôt le XVIIIe, celui de Gibbons ou de Lord Macaulay. Il n’est pas facile de parler de son œuvre tant sa personnalité publique, tout en facettes, fait écran. Tour à tour spirituel, maussade, turbulent, vaniteux, acerbe, arrogant, facétieux, provocateur (pour ne citer qu’une courte liste des épithètes venues sous la plume des journalistes), cet essayiste redoutable s’est rendu célèbre par des empoignades, à la télévision ou par voie de presse, avec un peu tout le monde. Il ne résiste pas à un mot d’esprit et certaines de ses reparties sont déjà dans les anthologies (…)".

Gore Vidal était aussi un intellectuel francophile. L’on peut en juger par les noms "français" cités dans ses livres : André Chénier, Arletty, Simone de Beauvoir, Balzac, Albert Camus, Georges Clemenceau, Jean Cocteau, Edouard Daladier, André Gide, Salvador Dali, Charles De Gaulle, Jacques Derrida, Romain Gary, Jean Genet, Gustave Flaubert, Michel Foucault, Louis Gilet, Henri IV, François Guizot, Serge Lifar, André Malraux, Jean Marais, Marie-Antoinette, François Mauriac, Montaigne, Montherlant, Napoléon, Edith Piaf, Diane de Poitiers, Racine, Jean Renoir, Rousseau, Sade, Saint-Simon, George Sand, Gertrude Stein, Stendhal, Verlaine (Marie Verlaine est le nom d’un des personnages d’Un garçon près de la Rivière), Alain Vidal-Naquet, Voltaire… 

Cette francophilie s’est formée avant la Deuxième Guerre mondiale. D’abord aux Etats-Unis mêmes, durant des années d’études secondaires qui le virent s’abstraire quelquefois du programme pour privilégier l’étude solitaire de l’histoire européenne, "la France de Guizot" au premier chef. Il y eut encore pendant le même avant-guerre des cours d’été de langue et de civilisation françaises suivis à Jouy-en-Josas. Gore Vidal fut ensuite parisien, voire germanopratin, dans cet immédiat après-guerre où d’autres Américains l’étaient également. Saul Bellow, Norman Mailer, Truman Capote, James Baldwin, Paul Bowles, Tennessee Williams, Donald Windham : "Comme l’avenir allait le montrer, nous serions tous admirés et connus à la fois, tout en n’étant plus que les derniers feux d’une littérature occidentale de plus en plus hors sujet". De ce Paris d’immédiat après-guerre, Gore Vidal dit avoir principalement gardé le souvenir d’un Sartre capricieux ou du bordel que s’était fait installer Proust. Celui d’André Gide aussi, évidemment. La décennie suivante, cette francophilie a le loisir de s’intéresser à la "politique des auteurs" promue par des cinéastes français. C’est peu de dire que cette "politique" n’a pas vraiment trouvé grâce à ses yeux, au point qu’il en a fait la clé explicative de son refus de Frank Capra comme réalisateur de Que le meilleur l’emporte (The Best Man) : "Je n’ai jamais aimé ses films politiques, je l’ai dit [au studio]. Dès l’âge de douze ans, j’en savais trop sur la politique pour m’en laisser conter par l’arrivée dans ma ville de son banal Mr. Smith (…). Le virus français de l’auteur   avait déjà infesté Hollywood. (…) Parmi ces auteurs, Capra était un maître acclamé, tout au moins par les Cahiers du Cinéma".  

La référence française qui domine toutes les autres est Montaigne, celui qui, dans les Essais (livre I, chapitre IX), réfléchit au mensonge en société : "En vérité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes et nous ne tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connoissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu plus justement que d’autres crimes… Et depuis qu’on a donné ce faux train à la langue, c’est merveille combien il est impossible de l’en retirer".

Comme le mensonge est l’un des thèmes principaux d’Un garçon près de la Rivière, Gore Vidal y revient dans ses Mémoires : "Il y a bien sûr menteurs et menteurs. Il y a ceux qui doivent constamment mentir par intérêt, comme les Kennedy et leurs thuriféraires. Eugene McCarthy   observait, de son ton faussement choqué : "Jack   vous mentait. Bobby mentait sur vous. Et Teddy ment sur lui-même. Doit-on y voir une quelconque évolution morale ?". Evidemment, les aventuriers du sexe qui veulent réussir dans la politique américaine doivent mentir en permanence, et je ne pense pas que Montaigne se serait opposé à ce type de mensonge protecteur dans une société où l’on doit feindre de respecter les traditions pour survivre. Même pour l’ami de Montaigne, Henri IV, Paris valait bien une messe. Ma propre tendance à mentir se manifeste rarement, sauf lorsque je lève un inconnu. Dans ce cas, je m’invente avec grand plaisir un nouveau personnage, un personnage dont je pense qu’il séduira ma proie. Comme il n’y aura qu’une seule rencontre, je ne pense pas que ces usurpations d’identité tombent sous le coup des injonctions de Montaigne. Bien sûr, je n’ai jamais été qu’un politicien à temps partiel, je peux donc me permettre d’être vertueux et d’ignorer les règles de cette guilde particulière ‒ ou, comme me disait certain sénateur après que Jimmy Carter eut déclaré au peuple américain qu’il ne lui mentirait jamais : "Voilà que Carter nie la nature même de la politique"".

La politique, cette autre grande affaire de la vie de Gore Vidal. Un atavisme familial, bien sûr, pour qui eut un grand-père co-rédacteur de la Constitution de l’Oklahoma et sénateur de cet Etat. Un grand-père "démocrate-populiste" venu du Mississippi et… athée, ami un temps de Robert Lincoln (le fils du président). Un grand-père représentatif d’une double évolution du Parti démocrate au XXe siècle, une évolution caractérisée par sa disposition d’un solide électorat blanc dans le Sud et l’appropriation d’un "populisme" agraire   . T.P. Gore fut un acteur majeur de la campagne qui porta Woodrow Wilson à la présidence en 1912. "[Thomas Pryor] Gore était censé promouvoir l’ambitieux programme national de Wilson devant le Sénat, ce qu’il fit, plein d’enthousiasme, même s’ils s’étaient disputés après les élections, lorsque le Sénat avait voulu "s’organiser", c’est-à-dire sélectionner divers agents et mettre en place une procédure législative. Le poste primordial de secrétaire du Sénat n’avait pas encore été pourvu. Wilson envoya chercher Gore pour une affaire urgente. "J’aimerais que le Sénat nomme mon frère Joseph, dit Wilson, au poste de secrétaire. Il est hautement qualifié et… ". Gore écouta, abasourdi. Il finit par répondre qu’il n’aurait jamais pensé devoir rappeler à un historien aussi éminent que l’auteur de Constitutional Government in the United States que le législatif et l’exécutif étaient des pouvoirs à jamais égaux et séparés, et que, pour l’exécutif, le fait d’avoir son propre frère comme espion au sein même des chambres législatives ferait de la séparation des pouvoirs un véritable foutoir". En creux des (bonnes) idées politiques, par lui prêtées à Thomas Gore ("Je tiens de lui ; et moi aussi j’ai gardé la non-foi"   ), se lisent celles de son petit-fils : une affiliation démocrate motivée par l’intérêt des démocrates pour les "classes laborieuses" dans le temps où les républicains, "comme Hamilton", entendaient laisser les riches gouverner "parce qu’ils sont plus sages et plus compétents" ; le rejet de l’impérialisme imputé aux deux Roosevelt, à Woodrow Wilson, à James Knox Polk…

Délégué à la Convention démocrate de 1960, son soutien à John Kennedy participe d’un compagnonnage dont il s’autorise pour revendiquer la paternité de l’idée du Peace Corps ou pour juger sévèrement Les 1000 jours de Kennedy (A Thousand Days) d’Arthur Schlesinger. C’est dans ces mêmes années 1960-1962 que Gore Vidal est tenté par une traversée des frontières, en vue d’une élection à la Chambre des représentants (il échoue à être élu en 1960 à Poughkeepsie dans l’Etat de New York) ou au Sénat (la certitude d’être battu le pousse à refuser d’être candidat contre Jack Javits en 1962 pour l’un des sièges de l’Etat de New York). En 1970, le voici co-président du People’s Party, ce tiers-parti dont les voix obtenues par le candidat à l’élection présidentielle (Benjamin Spock) furent autant de voix perdues en 1972 par George McGovern, le candidat démocrate à l’élection présidentielle "le plus à gauche" au XXe siècle. Après avoir encore échoué en 1982 à être candidat au Sénat, ce n’est qu’en 1992, pendant la Convention démocrate, que Gore Vidal s’implique à nouveau de manière directe dans la compétition électorale, en étant le Speechwriter de Jerry Brown, l’un des candidats à l’investiture démocrate. Après la défaite de Jerry Brown et l’investiture de Bill Clinton, il fournit à ce dernier des notes, notamment dans le contexte du débat télévisé qui oppose le candidat démocrate au président sortant George H. W. Bush.

Démocrate, Gore Vidal le fut comme il le put. Modérément, lorsque certaines de ses prises de position (contre certaines projections extérieures des Etats-Unis par exemple) furent applaudies à droite. Excentriquement, par exemple lorsqu’il disait ne pas voir de différences entre démocrates et républicains ‒ une "arrogance" intellectuelle dont Dennis Altman soutient qu’elle a quelquefois privé les candidats démocrates à la Maison Blanche de suffrages nécessaires à leur élection (1972, 2000, 2004). Excentriquement démocrate encore lorsque Gore Vidal qualifiait le système politique américain de dynastique et d’oligarchique, sans considération des "origines modestes de la plupart des présidents des Etats-Unis au XXe siècle". "D’une certaine manière", fait remarquer Dennis Altman, "Vidal reflète une forme de gauchisme américain incarné par des personnes telles que Noam Chomsky, Michael Moore, et Olivier Stone, que leurs détracteurs analysent comme autant de confirmations de l’analyse d’Hofstadter sur le "style paranoïde" de la politique aux Etats-Unis".

Gore Vidal était-il antisémite ou raciste ? Il n’y a de consensus entre ses biographes que sur le fait qu’il n’était pas authentiquement colorblind (aveugle à la différence). L’accusation d’antisémitisme est la plus ancienne et la plus tenace. Son moment fondateur date de 1959 et à une phrase extraite d’une de ses chroniques : "Chaque année, il y a une courte liste des écrivains OK. La liste d’aujourd’hui recense deux juifs, deux noirs, ainsi qu’un goy du vieil Establishment américain, juste pour montrer qu’il n’y a pas de préjugés dans notre monde d’amour ; seuls les pauvres vieux homosexuels sont exclus". L’excuse d’ironie revendiquée pour ce mot d’esprit n’empêcha pas la réédition de l’accusation dans les années 1980, sous la plume de Norman Podhoretz.

Contrairement à ce que soutenait Podhoretz, Gore Vidal n’a pas écrit que "les juifs appauvrissaient les Etats-Unis et conduisaient inexorablement le monde vers une guerre nucléaire" et qu’ils devraient "prendre garde s’ils voulaient rester parmi nous [les Américains]". La phrase exacte, qui se rapporte plutôt à un couple de juifs vivant aux Etats-Unis "en vue de faire de la propagande et de réunir des fonds pour Israël ‒ un pays dans lequel ils n’ont pas d’empressement à vivre… ", fait dire à Dennis Altman qu’à tout le moins Gore Vidal ne comprenait pas la multi-allégeance nationale. Pas plus celle des Juifs américains, assure Altman, que celle des Irlandais-Américains, des Grecs-Américains ou des Cubains-Américains. "Depuis 1948", écrit pour sa part Vidal dans ses Mémoires à propos du Vidalgate, "j’étais spontanément sioniste ; mais en 1982, lorsque Israël a entrepris l’invasion criminelle du Liban, j’ai publiquement attaqué Israël et son lobby aux Etats-Unis".

Pour ce qui est de la "question raciale", c’est plutôt le côté paternaliste (ou "patricien") de sa rhétorique antiraciste qui a été discuté, autrement dit son extériorité à des enjeux socio-politiques que son ami James Baldwin développait pourtant dans le même temps dans sa propre œuvre. Des exégètes pointilleux de l’œuvre de Gore Vidal feront remarquer, pour leur part, que les Noirs n’y sont pratiquement pas convoqués à des premiers rôles et que, plus généralement, son érudition littéraire ne s’est pas spécialement ouverte à la littérature afro-américaine, "Toni Morrison pas plus que Ralph Ellison".

Gore Vidal : la marque ou la trace ? Cette question prospectiviste (et, pour tout dire, contraire à toute rigueur historienne ‒ puisque si l’histoire est prévisible c’est qu’il n’y a plus d’histoire) ne se doit d’être ici posée que parce qu’elle fait écho à la part fictionnelle et aux éléments uchroniques qui agrémentent les romans historiques de la série Narratives of Empire (Burr, Lincoln, 1876, Empire, Hollywood, Washington, D.C., The Golden Age). "Les lecteurs des autres romans de cette série", écrit-il dans la postface de la réédition de Lincoln en 1984, "reconnaîtront Charlie Schuyler (Burr et 1876), Emma (1876), le vil et omniprésent William de la Touche Clancey ‒ qui sont des personnages de fiction. Pour ce qui est de Lincoln et des autres figures historiques, je les ai reconstituées à partir de lettres, de journaux intimes, d’articles de presse, etc. J'ai quelquefois pris certaines libertés (…). Je ne l'ai pas fait souvent. Je ne l'ai pas fait du tout avec les présidents. Pour ceux qui peuvent s’étonner de ma version du Discours de Gettysburg, je précise que je n'ai pas utilisé la version finale et remaniée, mais ce que quelqu'un qui était là (Charles Hale du Daily Advertiser de Boston) a noté".

Cette idée d’une différence entre le discours d’à peine deux minutes authentiquement prononcé par Abraham Lincoln le 19 novembre 1863 et le texte auquel des générations d’Américains sont habituées à s’identifier ne saurait être réduite à une simple transgression esthète. Sinon les romans historiques de Gore Vidal auraient-ils cessé d’être lus et les candidats à l’élection présidentielle ne s’obligeraient-ils pas à dire qu’ils ont lu son Lincoln : "Même Ronald Reagan", écrit-il, "fit semblant de l’avoir lu, déclarant à Time que j’avais tout faux parce que j’avais montré Lincoln en train de contempler l’aube depuis le Bureau Ovale, “alors qu’on ne peut pas voir l’aube de là-bas”. Evidemment, cette scène n’existe pas dans le livre, d’autant plus que le Bureau ovale, d’où Ron saluait ardemment chaque aube, ne fut ajouté à la Maison Blanche qu’en 1905".

Raconter Abraham Lincoln à partir de sa femme, de John Hay (son secrétaire particulier) ou de Salmon Chase (Secrétaire au Trésor et futur président de la Cour suprême) pour mieux faire ressortir l’histoire de Lincoln comme étant celle "d’une tragédie personnelle et d’une tragédie nationale". Au-delà de Lincoln, l’idée qui traverse les Narratives of Empire est, au fond, celle-ci : l’histoire politique s’écrit pour une part avec des "faits avérés" et pour une autre part avec des conjectures qui ne sont pas des arbitraires romanesques tant qu’elles reposent sur la connaissance de ce mélange unique, entre intérêts personnels, passions et affects, considération pour le bien public, qui caractérise l’univers politique. Pour ainsi dire, Gore Vidal s’inscrit dans le débat sur le statut de la vérité en histoire et en littérature et sur le fait de savoir si l’histoire n’est pas "simplement" un genre littéraire.

Il n’est pas dit qu’il a lu le Michelet de Barthes paru en France vingt ans avant le premier opus de sa propre saga. Il n’est pas dit non plus, qu’avec sa mésestime de l’Université, il a lu les universitaires américains qui ont prolongé ce débat dans les années 1970. "J’ai souvent indisposé les gardiens professionnels des mythes nationaux par la formule "les faits acquis", écrit-il dans L’Histoire à l’écran. "J’aurais cru que c’était une façon raisonnablement prudente de dire qu’il n’est pas tant de faits dont nous puissions être assurés et, comme des querelles sans fin sur tel ou tel détail bloqueront toute description du temps jadis, il y a presque toujours un consensus général, souvent à bout de souffle, pour prétendre : apparemment, Lincoln pensait que si l’esclavage n’est pas un mal, c’est que rien n’est mal ; aussi pourrait-on voir en lui un abolitionniste de cœur, à défaut de l’avoir été dans sa politique. Naturellement, certains faits acquis sont plus acquis que d’autres. Mais ces consensus imprécis sont notre seul bien. Certes, l’idée qu’avec des étudiants assez avancés sous la houlette d’un maître on puisse raconter l’histoire véridique d’une vie vécue il y a si longtemps est une sottise. Même les vies qui n’ont connu d’autre âge que celui de la presse et de la télévision ou des histoires orales se laissent au mieux deviner. Qui dit la vérité ? Qui sait la vérité ? Qu’est-ce que la vérité ?"