Gilbert Cette est professeur d’économie associé à l'Université de la Méditerranée, spécialiste de macroéconomie, de microéconomie du travail, et des relations sociales, il a accordé à Nonfiction.fr un entretien pour donner une vision prospective de ce que devrait être, selon lui, les principales réformes à mener dans le champ du travail et des relations sociales pour les années qui viennent.

 

 

Nonfiction.fr : Avec Philippe Askenazy et Arnaud Sylvain, vous avez écrit un livre   , bousculant certains préjugés, sur le partage de la valeur ajoutée. Vous y expliquez que ce partage ne s’est pas déformé sur les dernières décennies. Est-ce bien le cas ?

Gilbert Cette - Nous montrons effectivement dans cet ouvrage que, sur l’ensemble des sociétés non financières françaises, le partage de la valeur ajoutée a fluctué selon un niveau stable sur les six dernières décennies. Avec cependant le long épisode d’augmentation de la part des salaires, de 1974 à 1982, du fait des chocs pétroliers, et du retour au niveau de long terme de 1982 à 1989, mais aussi de la stratégie de désinflation compétitive. Certains veulent comparer les niveaux actuels à ceux de 1982, pour affirmer que la part des salaires a diminué. Cela traduit soit une méconnaissance du sujet, soit une réelle malhonnêteté intellectuelle, du type des photographies historiques de dirigeants soviétiques, qui faisaient disparaitre ceux qui étaient considérés ensuite comme dissidents. Encore une fois, le long intervalle 1974-1989 où la part des salaires a été supérieure à son niveau de long terme est exceptionnel, et traduit un conflit de répartition, exacerbé par les chocs pétroliers, qui a fortement pénalisé la croissance française. En dehors cet épisode, le partage est stable sur les six dernières décennies.

Nonfiction.fr : Mais vous montrez aussi que dans la part du travail, les hauts salaires ont explosé sur la dernière décennie. Comment explique-t-on ce phénomène marquant des dernières années?

Gilbert Cette - La déformation est double. D’une part, à l’intérieur de la part stable des salaires, on observe sur les quatre dernières décennies une augmentation de celle des bas salaires, poussée par la hausse du smic plus forte que celles du salaire moyen. D’autre part, on observe depuis le milieu de la décennie 90 une augmentation de la part des très hautes rémunérations, liée à l’explosion des hauts salaires bénéficiant aux 5 % des salariés les mieux rémunérés. Entre ces deux extrêmes, la part des salaires a donc diminué pour plus de 80 % des salariés, qui peuvent légitimement avoir le sentiment de ne pas avoir bénéficié de façon équitable des fruits de la croissance.

L’augmentation de la part des bas salaires est une particularité française. Mais l’explosion des très hautes rémunérations s’observe dans tous les pays industrialisés. Elle concerne tout particulièrement le secteur de la finance. Cette situation relève à mes yeux d’un dysfonctionnement : les activités financières sont à l’origine de la crise actuelle et des difficultés que nous continuons de connaitre, et ses salariés les mieux rémunérés ont vu leurs rémunérations augmenter considérablement par rapport à celles des autres salariés. Sans nul doute, les incitations financières de ces salariés doivent être plus fortement encadrées afin qu’elles n’aboutissent plus à la poursuite de prises de risques bénéfiques pour ces salariés mais dans le même temps peuvent se révéler désastreuses pour l’économie.


Nonfiction.fr : Avec Jacques Barthelemy, vous avez écrit un rapport au CAE (Conseil d'analyse économique)   sur la refondation du droit social. Vous insistez sur le besoin en France d'un élargissement de l’espace accordé aux accords conclus entre les partenaires sociaux. De quoi s’agit-il ?

Gilbert Cette - Jacques et moi préconisons en effet d’étendre les prérogatives du droit d’origine conventionnel. D’une part, dans le prolongement de multiples changements ouverts par les lois Auroux en 1982, en donnant aux accords collectifs la possibilité de déroger à de multiples dispositions du Code du travail, dans les limites de l’ordre public social et du droit social international, dont le droit communautaire. Ensuite, dans le prolongement d’autres changements ouverts par l’ordonnance de 1945 sur les retraites complémentaires et supplémentaires, en donnant aux accords collectifs la possibilité de mordre sur l’autonomie du contrat de travail, dans la limite de composantes substantielles absolues qui ne pourraient être modifiées qu’avec l’accord individuel des salariés concernés. Dans notre logique, il reviendrait aux partenaires sociaux de définir tant les contours de l’ordre public social que celles des composantes substantielles absolues du contrat de travail.

Nonfiction.fr : Concrètement pour la vie de chacun des salariés et de chacune des entreprises, quels sont les progrès sociaux qui pourraient naître d'une plus grande contractualisation ?

Gilbert Cette - Un espace décisionnel plus grand laisse aux accords entre partenaires sociaux l'élaboration de compromis plus aptes à concilier au mieux les attentes des salariés et l'efficacité économique qu'un droit social homogène. Les contrats individuels de travail ne seront plus négociés dans une asymétrie relationnelle entre employeur et futur employé. Une approche globale et non point par point du principe de faveur en résulterait, dans l'intérêt de tous. Les partenaires sociaux, et donc les syndicats de salariés légitiment par une indispensable représentativité des salariés (loi du 20 août 2008) garderaient un contrôle total de l'élaboration de ces compromis. Il faut faire confiance aux syndicats acteurs légitimes pour exercer cette responsabilité.


Nonfiction.fr : Mais cette façon de bousculer la " hiérarchie des normes " ne présente-t-elle pas le risque d’affaiblir le rôle protecteur du droit social ?

Gilbert Cette - Bien au contraire ! D’une part, la fonction protectrice du droit social est affaiblie par la complexité et l’homogénéité du Code du travail. Les syndicats de salariés, légitimés depuis la loi du 20 août 2008 par une réelle représentativité des salariés, sont à même d’apprécier l’intérêt éventuel de compromis permettant de mieux concilier un renforcement de la fonction protectrice du droit social et l’efficacité économique. Bien sûr, nous proposons que le Code du travail s’applique totalement en cas de carence du tissu conventionnel. D’autre part, concernant le contrat de travail, qui peut défendre que la négociation dans un tête-à-tête entre le futur salarié et le représentant de l’entreprise puisse permettre une meilleure prise en compte des intérêts de ce salarié qu’un accord collectif négocié par des partenaires sociaux représentatifs ? Il est d’ailleurs notable que les deux orientations que nous proposons de développer ont été initialisées par des ministres " de gauche " : un ministre socialiste en 1982 et un ministre communiste en 1945. Jacques et moi finalisons sur ce sujet difficile qu’est l’articulation des normes, une contribution qui proposera à la fois une synthèse des étapes passées que des propositions pour le futur.

Nonfiction.fr : On a beaucoup parlé du chômage partiel et des mesures de compétitivité emploi depuis ce début de l'année et on a vu que le dialogue social a été très largement brouillé par les tentatives de récupération politique en cette période de campagne présidentielle. Qu’en pensez-vous ?

Gilbert Cette - Il est regrettable que le Président et le Gouvernement actuels aient totalement gâché une réflexion pertinente à laquelle les partenaires sociaux auraient pu être appelés. Sous couvert de s’inspirer de l’Allemagne, les " accords compétitivité-emploi " proposés par le Gouvernement préconisent de flexibiliser davantage, par voie conventionnelle, les salaires et la durée du travail. Cette démarche oublie qu’au départ des accords observés en Allemagne, il y a les garanties d’emplois. C’est sur cette question des garanties d’emplois que les partenaires sociaux auraient dû être invités à discuter. C’est à eux et à eux seuls de définir ensuite les contreparties équilibrées à de telles garanties.


Nonfiction.fr : Dans vos travaux, vous parlez beaucoup des exemples étrangers, surtout européens. Pensez vous que la France aurait beaucoup à gagner à rechercher de nouvelles idées chez nos amis et voisins européens ?

Gilbert Cette - Il ne faut, en ce domaine, avoir aucun a priori tout en demeurant prudent. Certaines expériences étrangères ont montré leur intérêt, et il faut donc ne pas rejeter, par une sorte de sectarisme national, leurs enseignements. Cependant, chaque pays a ses spécificités, et il ne faut pas penser trop simplement que des solutions qui se sont avérées bonnes dans un pays sont universellement bonnes. Leur analyse, sur les plans juridique, économique, sociologique et même sociétal est incontournable.

 

* Propos recueillis par David Chopin.