Entretien avec Jean-Yves Dormagen, professeur de science politique à l’Université Montpellier 1,  chercheur au CEPEL (Centre d’études politiques de l’Europe latine) et co-auteur avec Céline Braconnier, maîtresse de conférences de science politique à l’Université Cergy-Pontoise de l’ouvrage La démocratie de l’abstention paru aux Editions Gallimard en 2007. Les deux politistes s'intéressent au terrain des origines de la démobilisation électorale en milieu populaire. Spécialiste des comportements électoraux, Jean-Yves Dormagen revient sur un aspect du vote difficilement prévisible, l’abstention. Nonfiction.fr a choisi de l’interroger en cette période de campagne électorale, afin d’essayer de saisir cet objet de sociologie électorale souvent insaisissable.

 

Nonfiction.fr - Dans ses derniers meetings avant le premier tour de l’élection présidentielle, François Hollande a souligné que le risque d’abstention pouvait se révéler plus fort que la dispersion des votes au premier tour de l’élection, en pensant au vote pour le candidat du Front de gauche sans le mentionner directement. Que penser de cette mise en garde ?

Jean-Yves Dormagen : Je comprends que François Hollande ait pu redouter une abstention élevée au premier tour de l’élection présidentielle. Lorsque des sondages indiquent que cette abstention pourrait atteindre 32%, les candidats de gauche peuvent, à juste titre, y voir une menace sur leur avenir électoral. Ainsi, il est probable, même si l’on manque d’études sur ce sujet, que l’élimination de Lionel Jospin au premier tour de scrutin en 2002 ait été le résultat à la fois de la très grande dispersion des suffrages et d’un niveau d’abstention record. Pour une raison essentielle, la gauche est plus forte chez les jeunes électeurs. Or les 18-35 ans sont la tranche d’âge la plus difficile à mobiliser. Ce sont eux qui alimentent, en premier lieu, la progression de l’abstention. A l’inverse, les plus âgés, les 55-70 ans sont très participationnistes et ils continuent largement à voter, même dans des contextes faiblement mobilisateurs. De ce point de vue, la droite qui est forte dans ces tranches d’âge, tout particulièrement chez les plus de 60 ans, bénéficie d’un avantage concurrentiel. J’ai bricolé un modèle pour tenter de mesurer les effets politiques de cette mobilisation inégale par tranches d’âges. Les résultats sont à prendre avec précaution. Mais ils indiquent qu’une abstention aux alentours de 25 % pourrait rapporter entre 1 et 2 points à Nicolas Sarkozy. Si cette abstention s’élevait à 35 %, le gain pourrait alors être de 4 points pour le président-candidat. Dès lors, il n’est pas exclu que ce soit la participation très élevée de dimanche dernier – 80,4 % - qui soit à l’origine de l’ordre d’arrivée du premier tour et, tout particulièrement, du point d’avance dont bénéficie François Hollande face à Nicolas Sarkozy. Je voudrais en profiter pour dire un mot des relations entre abstention et vote FN. Selon moi, une fausse croyance circule dans les médias : le FN bénéficierait de l’abstention. Il y a derrière cette croyance une sorte de projection fantasmée : les électeurs frontistes seraient des "radicaux", "extrémistes", donc "déterminés politiquement". Cette représentation ne résiste guère aux données statistiques dont nous disposons sur le conglomérat électoral qui vote Front National. Les sondages ont du mal à atteindre les électeurs frontistes, car ceux-ci dissimulent leurs préférences. Ils sont donc à prendre avec une certaine précaution. Mais si l’on en croit les enquêtes, cet électorat se caractérise par un faible niveau d’études, par une sur-représentation des catégories populaires et également – même si je suis un peu sceptique sur ce dernier point – par une forte sous-représentation des électeurs les plus âgés. Ces trois caractéristiques désignent les segments les plus abstentionnistes de l’électorat. C’est pourquoi je pense, au contraire, que le FN est plutôt défavorisé par l’abstention. Et c’est pourquoi je ne suis pas tellement surpris que Marine Le Pen ait obtenu un bon résultat – surtout si l’on raisonne en nombre de voix et pas seulement en pourcentage – dans un contexte de haute mobilisation électorale.

 

Nonfiction.fr - Et les raisons profondes de l’abstention ?

Jean-Yves Dormagen : Je viens de les évoquer. Il y a des causes sociologiques profondes derrière les chiffres de l’abstention. En schématisant, on peut dire que les deux facteurs les plus prédictifs en matière de participation électorale sont le sentiment d’obligation morale à se rendre aux urnes et le niveau de politisation. Si on prend le premier facteur, ce qu’on appelle le" sens civique", il me parait aujourd’hui beaucoup plus fort dans les générations les plus âgés que chez les jeunes, pour qui le vote ne s’apparente plus guère à une obligation. Quant à la politisation, elle est plus forte chez les diplômés, dans les couches supérieures et elle tend à augmenter avec l’âge. Dès lors, il n’est guère surprenant que la participation soit nettement plus forte en moyenne chez les personnes âgées, plus civiques et plus politisées, et dans les catégories supérieures, entre autres parce qu’elles sont plus diplômées. De même, si l’on se place sur une base territoriale, il est logique que ce soit dans les quartiers les plus populaires que l’on enregistre des records d’abstention, puisque ces territoires concentrent à la fois les populations les plus jeunes, les moins diplômées et les plus précaires sur le plan socioéconomique. La concentration territoriale de ces facteurs produit, sans doute, un effet amplificateur. Puisque les populations de ces territoires ne bénéficient pas des effets d’entraînement que les plus mobilisés et les plus votants sont susceptibles d’exercer sur leur entourage. De ce point de vue, les tendances à la ségrégation socio-résidentielle, qui travaillent la société française, représentent sans doute l’un des facteurs à l’origine de la progression de l’abstention. Il me paraît d’ailleurs important de souligner que si la participation a été élevée en moyenne dimanche, l’abstention semble ne pas avoir été négligeable dans les cités. A partir de premiers résultats, elle semble approcher le tiers des inscrits dans les bureaux les plus populaires, donc y être d’environ 10 points supérieure à la moyenne nationale. C’est là une différence avec 2007 où les cités avaient autant voté que le reste du pays. Sur la base de ces premiers résultats, donc avec prudence, je suis tenté de formuler l’hypothèse selon laquelle le léger recul de la participation enregistré au niveau national par rapport à 2007 a été principalement alimenté par une progression sensible de l’abstention dans les zones les plus populaires.

 

Nonfiction.fr - Précisément, comment expliquer la progression de l’abstention ?

Jean-Yves Dormagen : Les facteurs sociologiques n’expliquent pas, à eux seuls, la progression de l’abstention. D’ailleurs, les inégalités sociales de politisation sont loin de représenter une nouveauté. Peut-être même étaient-elles encore supérieures avant les années 1980, à une époque où la participation était massive. Il y a bien évidemment des raisons politiques derrière cette progression. Le basculement dans un cycle de basse mobilisation débute après 1988. Il me semble que ce n’est pas un hasard. La présidentielle et les législatives de 1988 marque la troisième alternance gauche/droite en l’espace de 7 ans. C’est d’ailleurs là l’une des caractéristiques de notre système politique : après 1978, et à l’exception de 2007, plus aucune majorité parlementaire ne parviendra à remporter les élections législatives. De ce point de vue, l’histoire politique de la Vème République peut être divisée en deux séquences diamétralement opposées : pendant 23 ans, de 1958 à 1981, aucune alternance politique et, à l’inverse, de 1981 à aujourd’hui, une alternance systématique, tous les 5 ans. Le blocage du système contribuait à amplifier la profondeur du clivage entre majorité et opposition. Et ainsi permettait de projeter de très nombreuses attentes – ou craintes – sur la victoire de cette opposition. A l’inverse, la mécanique de l’alternance systématique contribue à désenchanter la politique, en réduisant les attentes et les espoirs dans les changements de majorité politique. C’est là, me semble-t-il, l’une des raisons de la progression de l’abstention à partir de 1988. Mais au-delà de cette explication "macro", deux éléments essentiels doivent être soulignés. Le premier, je l’ai dit, tient dans le fait que cette démobilisation est très sélective sur le plan sociodémographique. Les classes d’âges et les classes sociales sont très inégalement impactées. Ce sont les moins politisés qui sont les plus touchés par cette démobilisation électorale. Le second, tout aussi essentiel, tient dans le fait que les électeurs n’ont pas définitivement abandonné le vote, mais sont juste devenus de plus en plus intermittents. Surtout les jeunes et les couches populaires. Ils n’ont pas cessé de voter, mais ne votent que rarement, voir exceptionnellement. On l’a bien vu dimanche dernier où ils ont été assez nombreux à se mobiliser, et, plus encore, en 2007. Il n’est d’ailleurs pas exclu que l’élection présidentielle reste un scrutin mobilisateur. Et que l’on soit entré dans un système électoral de basse mobilisation au sein duquel seul le "scrutin roi", la présidentielle, représente une exception en continuant à réunir une très large proportion d’électeurs.

 

Nonfiction.fr – Comment mobiliser l’électorat abstentionniste ? Est-ce l’intensité du traitement médiatique, comme l’information en continu, qui permet de mobiliser ceux qui ne votent pas ? 

Jean-Yves Dormagen : L’intensité médiatique est la condition nécessaire, mais non suffisante de la mobilisation électorale. Les médias, et tout particulièrement la télévision, jouent un rôle considérable dans la production des mobilisations électorales. En raison du déclin de la présence militante ou syndicale dans les quartiers et dans les entreprises, la politique passe de plus en plus par le canal des médias. Et il faut une très forte couverture médiatique pour que les signaux politiques arrivent jusqu’aux électeurs les moins intéressés. Les grands JT ou les émissions en prime time sur les principales chaînes parviennent ainsi – de temps en temps – à atteindre des segments de l’électorat, habituellement très peu exposés aux messages politiques. De même, la médiatisation permet d’activer les plus politisés qui, ensuite, opèrent comme des relais – ce que la sociologie américaine appelle des opinion leaders – sur ceux qui se tiennent le plus à l’écart de la politique. Les media contribuent ainsi à mettre en branle l’environnement des électeurs, ils activent ce que nous appelons les "dispositifs informels de mobilisation électorale", les cercles familiaux, amicaux, professionnels, de voisinage… Tout cela est essentiel pour conduire vers les urnes ceux qui sont les moins prédisposés au vote. Mais encore faut-il que le message véhiculé par les médias soit un minimum mobilisateur. Concernant l’élection présidentielle, la présence d’un ou de plusieurs candidats "clivants", susceptibles de nourrir des attentes, de susciter de l’espoir, mais aussi en retour, des craintes et du rejet apparaît, bien évidemment, comme un facteur très important. Nicolas Sarkozy, en 2007 comme cette année, aura très certainement joué un rôle non négligeable dans l’ampleur de la participation.

 

Nonfiction.fr - Et les meetings ?

Jean-Yves Dormagen : Les meetings n’exercent presqu’aucune influence directe sur le public qui y participe. D’abord parce que le nombre de participants reste, au final, assez réduit. Et surtout parce que le public des meetings est fortement politisé, donc peu, voir pas concerné par l’abstention. En revanche, les meetings sont susceptibles de produire deux effets indirects, utiles à la mobilisation. Ils donnent lieu à de nombreuses reprises et contribuent ainsi à alimenter la dynamique médiatique évoquée précédemment. Ensuite, ils contribuent à mobiliser les mobilisateurs, c’est-à-dire cette fraction du public qui ensuite relaiera la parole des candidats dans des cercles plus éloignés de la politique.

 

Nonfiction.fr – Que pensez-vous du phénomène de mobilisation du" porte-à-porte" engagé par l’équipe de campagne du candidat socialiste pour mobiliser les abstentionnistes de gauche, notamment dans les quartiers populaires, pour l’échéance électorale à venir ? 

Jean-Yves Dormagen : La présence militante s’est beaucoup réduite depuis 30 ans sur le territoire, tout particulièrement dans les quartiers populaires. Si les cités votaient aussi massivement jusqu’au début des années 1980, c’était sans doute en raison de la présence des militants de gauche, tout particulièrement des cellules du Parti communiste. Rien ne vaut, en effet, le contact direct pour assurer un minimum de politisation et pour convaincre les électeurs de se rendre aux urnes. De même, des études nord-américaines rigoureuses montrent que le porte-à-porte permet de convaincre un abstentionniste sur treize de se rendre aux urnes. Ce qui vaut aux USA, vaut peut-être également en France. Le choix fait par le Parti socialiste de se lancer dans une grande opération de porte-à-porte paraît, en conséquence, tout-à-fait rationnel. Si l’élection devait être très serrée, sur le modèle du second tour de 1974 par exemple, une telle opération pourrait alors se révéler décisive.

 

Nonfiction.fr – Il n’est pas rare d’entendre les commentateurs politiques parler d’une crise de la démocratie représentative au regard des taux toujours plus élevés de l’abstention. Quel regard portez-vous sur l’intérêt relativement récent des médias pour la question de l’abstention dans cette élection présidentielle?

Jean-Yves Dormagen : Les médias mettent en avant des questions censées faire de l’audience. Donc à préférer l’exceptionnel au banal et au normal. Ainsi, quand un institut annonce 32 % d’abstention, ils sont enclins à diffuser ce taux parce qu’il est spectaculaire, tout en ignorant d’ailleurs largement le fait que d’autres instituts, au même moment, anticipent, à l’inverse, plus de 80 % de participation. Dans la même logique, ils ont intérêt à entretenir le maximum de suspense, donc d’incertitude quant à l’issue du scrutin. Une élection, c’est un peu comme une compétition sportive, sa valorisation médiatique implique que le vainqueur ne soit pas connu à l’avance. En 2012, la difficulté tient dans le fait que les sondages de second tour indiquent avec constance, depuis des mois, une victoire de François Hollande, dans des proportions qui sont contre-productives en matière de "suspense électoral". Dans ce contexte, le record annoncé d’abstention ouvrait une part d’incertitudes, dont il me semble qu’elle rencontrait les attentes d’une partie des journalistes politiques. Cet épisode confirme bien, en réalité, que l’abstention demeure l’un des objets les plus difficiles à mesurer, et donc a fortiori à anticiper, par la technologie des sondages traditionnels

 

* Propos recueillis par Marion Pinchault.