La lecture des Carnets de campagne d'Alain Touraine, très récemment parus (Robert Laffont, mars 2012), nous donne un regard éclairant – bien qu'un peu convenu, il faut l'avouer – du sociologue sur la pré-campagne électorale du deuxième semestre 2011, en particulier sur la primaire socialiste.

L'intellectuel, qui dédicace à sa fille Marisol – députée et membre de l'équipe de campagne de François Hollande – son ouvrage, publié par son ami et disciple Michel Wieviorka (directeur de la collection "Le monde comme il va" chez Robert Laffont), ne cache pas son enthousiasme au sujet des premières "primaires citoyennes" de l'automne dernier. Tous les éléments pour une campagne présidentielle réussie et victorieuse pour la gauche étaient selon lui réunis dès la fin de l'an dernier. Les enjeux soulevés par les "impétrants" socialistes répondaient avec des nuances certaines, mais utiles, au contexte socio-économique de la crise financière actuelle – de la "démondialisation" chère à Arnaud Montebourg à la social-démocratie rigoriste de Manuel Valls, en passant par la gauche plus traditionnelle et offensive de Martine Aubry et la démarche volontaire (et victorieuse) de François Hollande, rompu à l'art de la synthèse. Après le basculement historique à gauche du Sénat en septembre, le succès, un mois plus tard, de cette démarche inédite en termes de participation démocratique laissait présager à l'ancien professeur de l'Université de Nanterre, quelque peu nostalgique de Mai 68, un printemps qui chante en 2012 – même si la crise ne peut pas, selon le chantre de la "deuxième gauche", permettre la promesse de "changer la vie" comme en 1981.

Pourtant, alors que son manuscrit a été finalisé juste après le discours du Bourget de François Hollande, le 22 janvier 2012, qu'il juge convaincant et réussi, les espoirs et les analyses d'Alain Touraine ne nous semblent pas entièrement confirmés plus de deux mois plus tard, alors que la campagne devrait théoriquement battre son plein. À dire vrai, la campagne électorale actuelle est terne et laisse peu de place aux vrais enjeux – économiques et sociaux, européens et internationaux – de la France et des Français aujourd'hui.

Contrairement à ce que pensait Alain Touraine il y a quelques semaines, l'affaire est par ailleurs loin d'être pliée. Il y a aujourd'hui un risque réel pour François Hollande d'apparaître comme celui qui a gagné d'avance, placé en tête des sondages – avec une avance certes décroissante mais (anormalement ?) importante – depuis plus de six mois. En termes de dynamique de campagne, il est en réalité bien plus difficile de "gérer" une telle avance que de partir à l'offensive, sans avoir peur de prendre le risque de perdre des points. Par ailleurs, rester en mouvement après un an de campagne – si l'on inclut la phase des primaires, François Hollande s'étant officiellement déclaré candidat le soir du deuxième tour des élections cantonales de mars 2011 – est une gageure car ses principales mesures, ses idées et son programme sont connus de longue date et tout effet de surprise semble donc interdit (bien qu'on ait vu que l'épisode de la tranche fiscale à 75 %, qui a pris de surprise ses concurrents – et sa propre équipe de campagne –, a plutôt joué en sa faveur)... Il y a effectivement un risque de "balladurisation" de sa campagne, si l'on se réfère au précédent de 1995. Le Premier ministre Edouard Balladur était alors donné vainqueur par tous les instituts de sondages en janvier et il avait cru qu'une campagne de position plus que de mouvement suffirait à entériner son avance face à ses adversaires, en particulier dans son camp. On sait ce qu'il en est advenu : le candidat favori des sondages est arrivé en troisième position le soir du premier tour.

La situation semble tout de même difficilement comparable en 2012 car l'avance de François Hollande paraît encore réelle – du moins au deuxième tour, dont on sait que les sondages sont moins fiables que pour le premier car les inconnues sont plus importantes encore – à la fin du mois de mars alors que les courbes d'Edouard Balladur et de Jacques Chirac s'étaient croisées au cours du mois de février (en 2007, c'était dès le mois de janvier que Nicolas Sarkozy avait définitivement décroché Ségolène Royal). L'actuelle dynamique en faveur de Jean-Luc Mélenchon, couronnée par le rassemblement de la place de la Bastille du 18 mars, est cependant une véritable alerte – peut-être salutaire – pour la campagne de François Hollande, qui va certainement trouver le mois d'avril bien long. Cette dynamique profite certes de la faiblesse des candidatures d'extrême gauche – Philippe Poutou pour le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), Nathalie Arthaud pour Lutte ouvrière (LO) – et des écologistes – Eva Joly pour Europe Ecologie Les Verts – mais elle s'explique aussi par le manque d'entrain pour François Hollande après de longues semaines d'exposition médiatique. Au-delà de la perte d'intensité de sa campagne, le storytelling des médias a d'ailleurs pesé dans l'affaiblissement du candidat socialiste depuis quelques semaines. Alors que de nombreux analystes expriment l'idée assez paresseuse qu'il y a toujours une surprise à la présidentielle, la plupart des observateurs avaient donné le président de la République perdant depuis des mois... Aujourd'hui, comme par enchantement, on constate que les mêmes font leurs choux gras de sa "remontée" – voire de sa résurrection, pour reprendre un superlatif dont les pontes du journalisme politique sont friands – qui crée du suspense, fait grimper l'audimat et fait vendre du papier...

Une chose reste sûre : le fort rejet à l'égard du président sortant, que d'aucuns nomment l'antisarkozysme, est une ressource importante pour la gauche, qui sera sans doute précieuse au second tour, avec un renfort possible de certains électeurs du centre, voire d'une partie de l'extrême droite. S'il s'agit d'un avantage important, ce n'est cependant pas à coup sûr un vote d'adhésion, ce qui était par exemple beaucoup plus le cas en 1981. Quoi qu'il en soit, la dynamique du premier tour – la première place sera, à ce titre, peut-être décisive –  est essentielle pour gagner le second. Pour la gauche, s'il faut retenir une leçon des campagnes victorieuses de François Mitterrand, c'est bien la suivante : l'élection présidentielle se gagne d'abord au premier tour. François Hollande ne cesse de le répéter et c'est aussi pour cela qu'il évite d'attaquer directement Jean-Luc Mélenchon – malgré les piques de ce dernier à son égard –, par souci de ne pas insulter l'avenir, car il connaît d'ores et déjà sa consigne de vote pour le deuxième tour.

Quant au président actuel, qui avait réussi l'exploit de sembler "neuf" en 2007 (après pourtant près de cinq ans au gouvernement), Nicolas Sarkozy veut aujourd'hui apparaître comme le challenger, candidat du "peuple de France" contre les élites, alors qu'il est bel et bien le sortant et qu'à ce titre, sa candidature doit porter sur son bilan. Contrairement à son principal adversaire, qu'il a tendance d'ailleurs à trop sous-estimer, la campagne de Nicolas Sarkozy est marquée par un ton très agressif depuis sa déclaration de campagne, plus précoce que prévue. La recherche des électeurs lepénistes est réelle lorsque l'on s'attarde sur les thèmes choisis depuis le 15 février dernier : retour aux valeurs traditionnelles, désignation des "menteurs", dénonciation des élites parisiennes et médiatiques, volonté de donner directement la parole au peuple par l'utilisation de l'outil référendaire (qu'il semble découvrir) concernant l'indemnisation du chômage et l'assistanat, volonté de mettre au cœur du débat public la question des abattages rituels... Plus récemment, lors de son meeting pharaonique de Villepinte, celui qui se considère publiquement comme le maillon fort du couple franco-allemand et le sauveteur de la Grèce a proposé la sortie de la France des accords de Schengen. On le sait, l'influence du conseiller Patrick Buisson, venu de l'extrême droite, est ici patente.

Cette "drôle de campagne" ne laisse aujourd'hui plus présager un réel débat public portant sur les sujets de fond – questions économiques et sociales, choix budgétaire en particulier – et il semble que la campagne ne soit pas au niveau où les électeurs l'attendent. La récente tuerie de Toulouse a, d'après certains commentaires, de ce point de vue "suspendu" une campagne, qui peinait pourtant à prendre son envol. La présence d'une demi-douzaine de candidats lors des funérailles militaires du 21 mars a montré au contraire à quel point l'événement était devenu un sujet de campagne. L'analogie avec l'élection présidentielle de 2002 et la tuerie de Nanterre est d'ailleurs frappante. Les thèmes de l'insécurité et, surtout, désormais, de la menace islamiste, malgré leur réelle importance, sont venus bouleverser l'agenda politique et la hiérarchisation des sujets débattus jusqu'à présent, déplaçant à nouveau le débat sur le terrain du Front national.

Près de deux mois et demi après la perte par la France de son triple A, le 13 janvier dernier, qui ose encore aujourd'hui évoquer les thèmes économiques, la réalité de la crise et ses conséquences sociales pour notre pays et ses habitants ? Qui parle du redressement économique nécessaire et de l'accroissement des inégalités ? À l'aune de la campagne présidentielle actuelle, on est donc en droit de se demander ce que penserait Alain Touraine, seulement deux mois après avoir livré un essai empreint d'espoir et de satisfaction intellectuelle après les débats de "la jolie campagne" – ce sont ses termes – des primaires, sur la réalité de ce qu'il appelle "le champ de bataille" électoral. Si ses espoirs ne sont pas encore, et loin de là, totalement déçus, il reste à voir comment se terminera "l'envol du Bourget" qu'il évoque dans le dernier chapitre de ses Carnets de campagne