Une analyse circonstanciée et approfondie des bouleversements historiques en cours dans les pays de la rive sud de la Méditerranée. 

Dans le sillage des événements récents qu’ont connus les pays arabes, de nombreux commentateurs plus ou moins experts ont échangé leurs points de vue sur la situation de ces pays, sans toujours en saisir les enjeux essentiels ni la portée cruciale. C’est là l’un des principaux mérites de l’ouvrage "La révolution arabe. Dix leçons sur le soulèvement démocratique" que de livrer avec acuité et recul des enseignements convaincants à propos du vent de contestation qui balaie le Maghreb et le Machrek.

L’auteur, Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po Paris, Columbia et Georgetown, arabisant et historien de formation, replace les événements historiques actuels dans leur contexte et bat en brèche bien des idées reçues sur ces pays qui ont en commun d’aspirer, après la renaissance qu’ils ont connue au XIXème siècle, une deuxième "nahda" au début du XXIème siècle.

Sans procéder à une description exhaustive des thèses présentées dans cet ouvrage, on peut rassembler l’optique de l’auteur autour de cinq enseignements structurants.

Le monde arabe n’est pas une aire géographique qui fait exception et la grille de lecture religieuse est insuffisante pour en saisir les enjeux.

Dans le sillage de l’analyse des relations internationales de l’après guerre froide, le monde arabe était souvent vu comme l’exception, comme si une altérité radicale condamnait ces pays à l’impasse, au malaise et au désespoir. L’exemple paroxystique de cette réalité étant la Ligue Arabe, organisation divisée, démonétisée aux yeux de certains, en tous les cas incapable de faire porter une voix cohérente au-delà des rivalités entre les pays qui en sont membres. Mais face à des régimes corrompus et violents, comme ceux de Ben Ali en Tunisie ou Moubarak en Egypte, cette analyse globalisante s’est fissurée pour montrer que les populations, là comme partout ailleurs sur la planète, aspirent à des régimes différents et à une amélioration de leurs conditions d’existence.

A cette grille de lecture s’en était ajoutée une autre, essentialisant le rapport de ces peuples à la religion majoritaire. Or, comme l’explique très bien l’auteur, l’islam n’est pas systématiquement le facteur dominant d’explication du comportement politique des musulmans. Le référentiel religieux demeure bien entendu capital, mais dans des pays où les minorités chrétiennes restent importantes et dans lesquels les prémices d’une certaine sécularisation de la société s’observent, l’islam ne saurait constituer l’alpha et l’oméga de l’analyse, sous peine d’expliquer par la religion des attitudes déterminées davantage par la sociologie et par l’économie que par la foi.

La jeunesse est le fer de lance des bouleversements en cours et les réseaux sociaux en constituent un outil utile mais insuffisant.

Face au mépris et à l’humiliation dont ils se sentent souvent victimes, les jeunes, "chebab", s’organisent pour lutter contre cette "hogra", ce dédain, ce sentiment d’abaissement qu’ils ressentent. Avec un chômage des jeunes dans le monde arabe deux fois supérieur à la moyenne internationale, c’est toute une partie de ces peuples qui ne trouve pas sa place dans des sociétés perçues comme figées, dont les structures sociales se perpétuent à leur détriment. L’immolation de Mohammed Bouazizi, qui a lancé la révolte en Tunisie, est emblématique de cette colère en marche et de la dénonciation des fléaux qui gangrènent ces sociétés (inégalités criantes, confiscation du pouvoir par un clan prédateur…). La prise de parole des jeunes se traduit par des mobilisations collectives, via les médias traditionnels, quand cela est possible, et surtout via les nouveaux médias, ces réseaux sociaux où la parole est plus libre et la mobilisation de la population plus aisée.

En effet, malgré la répression qui s’abat parfois sur la toile, internet constitue un levier privilégié d’action pour les jeunes. Facebook a ainsi joué un rôle central en fédérant des mécontentements au sein de groupes organisés et en favorisant la structuration de réseaux de militants, parmi lesquels ceux qui se retrouvèrent place Tahrir jusqu’au départ du pouvoir de Moubarak. Ils permettent de déjouer le contrôle sécuritaire et d’alimenter un sentiment commun d’appartenance à un groupe mobilisé. Toutefois, la mobilisation "virtuelle", bien réelle, ne se substitue pas aux formes plus traditionnelles de mobilisation, l’activisme militant demeurant dominé par les manifestations directes du mécontentement.

Le culte du chef n’existe plus, sans que l’alternative à l’autoritarisme ou à la dictature ne soit clairement identifiée.

L’une des analyses les plus novatrices de l’ouvrage réside dans la conviction d’une rupture dans ces révoltes, à savoir le caractère acéphale des mobilisations, sans rassemblement de tous derrière un chef qui guiderait le groupe. Si des leaders ou des réceptacles de la mobilisation émergent (El Baradei en Egypte par exemple), c’est dans une dynamique collective, syndicale notamment (l’UGTT en Tunisie), que s’expriment les revendications de droits et de respect. Cette affirmation de l’auto-discipline citoyenne est une réelle nouveauté selon l’auteur et laisse augurer un renouveau des leviers de mobilisation.

Plus classique est la dénonciation par l’auteur de l’écran de fumée, brandi parfois en Occident et souvent par les régimes honnis, de l’absence d’alternative aux régimes en place autres qu’intégriste, ces "moindres maux" étant perçus comme un barrage face aux islamistes. Ceux-ci ont en réalité été considérablement renforcés, sur le plan politique, du fait du manque de pluralisme, et sur le plan socio-économique, du fait de l’incapacité des gouvernements en place de satisfaire les demandes de bien-être de leur population. Ce n’est donc pas "moi ou le chaos" mais, "parce que moi, le chaos" et donc "contre moi, le chaos" pour organiser une alternative plus respectueuse des volontés populaires.

L’islamisme est une clé de compréhension mais ses trajectoires diverses interrogent l’ancrage durable ou non de l’islam politique.

Bien entendu, on ne peut pas s’intéresser aux révolutions arabes sans se pencher sur la question de l'islamisme. Ses partisans sont au pied du mur : réprimés par les régimes en place, craints par l’Occident, légitimes à vouloir jouer le jeu démocratique mais suspects de vouloir en détourner les règles à leur profit, la trajectoire islamiste est pleine d’équivoques. Qui plus est, au-delà des points communs entre les mouvements à référentiel islamiste, les Frères musulmans égyptiens et le mouvement Ennahda en Tunisie sont bien entendu islamistes mais avant tout égyptiens et tunisiens. Le combat que se livrent islamistes dits modérés et salafistes, de même que l’exemple de l’AKP turc qui est perçu, c’est selon, comme un repoussoir ou comme un moindre mal, structurent une perception occidentale de l’islamisme qui ne doit pas uniformiser sa compréhension et sa place dans la nouvelle donne en cours de construction. Face à des armées toujours puissantes et au souhait d’une partie des populations de séparer sphère religieuse et sphère politique, les islamistes se retrouvent pris entre leurs composantes les plus extrémistes, qui poussent au jusqu’au boutisme, et les franges plus favorables au compromis, qui estiment que leur ancrage durable dans le paysage réside dans leur banalisation et leur poids croissant dans la société civile. Al-Qaïda est finalement bien loin de ces mouvements, certes politiquement réactionnaires et fondamentalistes sur le plan religieux, mais qui n’appellent pas au terrorisme et semblent vouloir jouer le jeu démocratique, tout en faisant peser sur la population une pression morale et sociale.

La revendication palestinienne demeure le ciment d’une communauté de ressenti.

En définitive, au-delà des différences entre pays, il est une réalité qui soude l’ensemble de ces peuples. Comme l’écrit l’auteur : "prenez un arabe de 30 ans. Qu’il soit médecin à Tunis, paysan dans la vallée du Nil, ingénieur à Casablanca, commercial à Dubaï, diplômé chômeur à Alger, entrepreneur à Beyrouth, employé à Benghazi ou consultant à Djeddah. Qu’il ait la foi, qu’il l’ait perdue, qu’il l’ait retrouvée ou qu’il ne l’ait jamais eue. Une chose est certaine : la Palestine est au cœur d’un flux constant d’informations et d’engagements." Grâce, ou à cause, du rôle d’Al Jazeera et de la poursuite de la colonisation des territoires occupés par Israël après 1967, la revendication palestinienne demeure un référentiel commun à l’ensemble des pays de la rive sud de la Méditerranée. Face aux divisions entre Hamas et Fatah et face à la toute puissance du gouvernement de droite nationaliste de Benjamin Nétanyahou, en dépit de l’impuissance des Etats à imposer une solution que tout le monde connaît mais que personne n’exige réellement, la population arabe constitue le socle d’une communauté d’indignation et de mobilisation, tant que la solution des deux Etats n’aura pas trouvé au Proche-Orient une concrétisation conforme au droit international et aux demandes légitimes de coexistence pacifique des Etats d’Israël et de Palestine.

Un avenir en forme de point d’interrogation mais un continuum d’aspirations.

A l’heure où Bachar el-Assad réprime dans le sang les aspirations démocratiques en Syrie, ce livre fournit donc des clés de compréhension utiles de "l’Orient compliqué". Il permet de saluer l’élan démocratique initié dans le monde arabe, sans pour autant être dupe ou naïf des ambivalences de ces changements et des risques toujours réels de retours en arrière. Il parvient à rendre compte de façon dépassionnée de secousses politiques encore récentes, en insistant à juste titre sur l’hétérogénéité des situations nationales et des trajectoires historiques. La réforme de la Constitution au Maroc, l’immobilisme en Algérie, les craintes quant à la dépossession des revendications de la population en Tunisie, en Libye et en Egypte, l’instabilité au Liban et à Bahreïn, les partitions équivoques de l’Arabie Saoudite et du Qatar, ou bien encore le rôle majeur joué par deux pays non arabes, la Turquie et l’Iran, constituent autant de défis aux points de vue globalisants qui méconnaissent le sens des évolutions latentes dans chacun des Etats du monde arabe.

Du Maroc au Yémen, en passant par l’Algérie, la Jordanie ou l’Arabie Saoudite, même si les régimes politiques sont de nature très différente et les aspirations socio-économiques marquées par les spécificités de chacun des contextes nationaux, la volonté de démocratisation, sans être irrésistible, pousse partout les gouvernements en place à une obligation de prise en compte des revendications exprimées par leur population, sans quoi leur maintien au pouvoir resterait à plus ou moins brève échéance plus qu’hypothétique