Une compilation des écrits d'Hubert Védrine depuis 2009. Pratique, souvent éclairante, mais sans véritable colonne vertébrale.

Hubert Védrine, homme estimable et estimé, appartient à ce petit cénacle de personnalités politiques françaises capables de manier, avec crédit et talent, le verbe géostratégique. Ils sont bien peu nombreux en France, et encore moins à gauche. Son parcours au sein des hautes sphères du pouvoir, secrétaire général de l'Elysée sous Mitterrand et ministre des Affaires étrangères du gouvernement Jospin, l'y autorise. Sa vivacité d'esprit, sa langue précise et sa vision d'ensemble le permettent.

Le présent ouvrage démontre on ne saurait mieux sa prolixité et son omniprésence sur les sujets internationaux. Il s'agit d'un recueil exhaustif de sa production écrite de ces trois dernières années (2009-2012), fait de tribunes, d'interviews solo ou croisées, de préfaces et même de recensions.   Plus de cinq cents pages en tout, agencées en treize chapitres : diplomatie française, Obama, Afrique, Russie, Proche-Orient, Méditerranée, Libye, Europe, Gouvernance mondiale, sans oublier quelques pages obligées sur Mitterrand. L'objet se révèle à l'usage très fonctionnel. Vous y trouverez, sur quasi n'importe quel sujet de politique étrangère, un article – qui plus est court et synthétique.

Un ouvrage qui tombe au bon moment pour rappeler au candidat François Hollande sa valeur rare – et potentiellement utile – sur le marché des affaires étrangères. Ce livre pose en effet de manière insidieuse la question de la place et des perspectives d'emploi d'Hubert Védrine en cas de retour au pouvoir de la gauche. Sage, conseiller de jour ou du soir, postes internationaux ou européens, ministre ? Ou, à en juger à une production littéraire désormais annuelle, une retraite à la Attali ?

 

Pour une Europe puissance

Une telle somme d'articles pose la question de la cohérence de l'ensemble, celle de la possibilité d'y dégager un système de pensée ordonnant le tout. Le lecteur sera déçu sur ce point essentiel. Il y trouvera certes des mots clés ("Europe puissance", "ambition", "monde compétitif", "pensée historique et stratégique"...) et d'autres formules éprouvées (notamment celles, toujours savoureuses, dirigées contre le fédéralisme). Mais la courte préface relève de l'éditorial introductif, porté par une plume agile et puissante. Si elle offre une certaine synthèse, le travail de mise en ordre théorique fait défaut.

Reste qu'en mettant bout à bout ces mots clés l'on peut tenter de dresser un portrait de la pensée d'Hubert Védrine, et d'en faire la critique. Le concept cardinal est ici celui de l'Europe puissance. L'Europe puissance, c'est une Europe capable de se comporter en puissance responsable et en partenaire des Etats-Unis.   Elle prend le contre-pied aux douces illusions des "Européistes [qui] rêvent d'une puissance morale, une sorte de Croix-Rouge globale répandant le droit-de-l'hommisme dans le monde entier."   Notre monde est ultra-compétitif ("car les peuples sont égoïstes, c'est normal")   . Et sans puissance, on tombe nécessairement – au mieux – dans le protectorat.   D'ailleurs – et c'est là une thèse forte – "L'Europe n'est pas la paix, mais c'est la paix qui a permis la construction européenne."   En effet, "l'Europe est d'abord l'enfant d'une situation géopolitique, pas la mise en oeuvre d'un extraordinaire projet historico-moral."   Elle a été, en quelque sorte, permise par les Etats-Unis.

L'Europe puissance s'oppose au fédéralisme, symptôme de l'épuisement des Européens, selon Védrine. "Si on appelle à des abandons de souveraineté parce qu'on se sent trop petit et fatigué au niveau national, l'Europe n'est alors que le visage de notre épuisement."   Védrine appelle, au contraire, à un "fédéralisme d'ambition"   avec "des gouvernements nationaux forts, capable de mettre en commun leurs pouvoirs, pas une mutualisation des incapacités."   Il faut, nous dit-il, "re-responsabiliser les gouvernements nationaux".  

Hubert Védrine, réaliste jusqu'au bout, admet tout de même le passage obligé par "une souveraineté partagée" – sans bien expliquer comment une telle souveraineté partagée s'articule avec l'idée de gouvernements nationaux forts. En revanche, il met en garde contre "la tentation post-démocratique" qu'il perçoit dans le traité budgétaire Sarkozy-Merkel qui instaure un fédéralisme budgétaire bruxellois, sans les peuples.  

 

Un volontarisme réaliste ?

L'Europe puissance d'Hubert Védrine renvoie à une conception "vitaliste" des relations internationales. Celle d'une Europe épuisée face à des émergents pleins de vigueur et d'appétit. La solution passe, selon Védrine, par un sursaut des peuples et surtout de leurs dirigeants. Un sursaut de lucidité et une capacité à retrouver le fil et la grandeur du sens historique. Et l'Histoire, selon Védrine qui s'inscrit dans la tradition mitterrandienne, est faite par les (grands) hommes. Notre triste époque se caractérise par l'absence de tels hommes, du moins en Europe. L'histoire européenne d'aujourd'hui est sans ampleur, étriquée. Et Védrine s'en lamente.

Alors, que nous propose Védrine en fin de compte, sinon d'attendre l'avènement d'un homme ou d'une génération providentielle de dirigeants européens ? Est-ce là finalement une posture "réaliste" ? Nous y voyons plutôt une posture volontariste, qui a son charme, mais qui est sans ancrage dans les réalités du monde et de sa structure matérielle. Le réalisme de Védrine est un réalisme négatif, essentiellement au service d'une critique dirigée contre les fédéralistes et les droits-de-l'hommistes (une critique qui touche souvent juste). Quant à l'Europe puissance, au fédéralisme d'ambition ou à la souveraineté partagée de gouvernements nationaux forts, de telles notions relèvent davantage de l'incantation que d'une construction intellectuelle structurée et opérationnelle. Le sens de l'épigramme prend le dessus sur l'effort de théorisation. Ici pointe, une fois de plus, la limite du système de fabrication des élites politico-administratives françaises, capable d'engendrer des esprits brillants, mais qui demeurent encore loin des Henri Kissinger et des Zbigniew Brzezinski.

 

 

* À voir :

- L'interview vidéo d'Hubert Védrine, dans le cadre de la Cité des Livres (Fondation Jean-Jaurès / Nonfiction.fr).