Un tableau objectif et actualisé de l'influence politique et économique de la Dame de Fer. Un essai indispensable pour ceux qui veulent en savoir plus sur le plan idéologique, après avoir vu le film...

La sortie récente (en janvier sur les écrans britanniques, le 15 février en France) du film de Phylidia Lloyd La Dame de Fer, avec Meryl Streep dans le rôle-titre, a rendu opportune la réédition par son éditeur belge André Versaille – fondateur des éditions Complexe – de l'ouvrage du politologue Jacques Leruez Le Phénomène Thatcher (éditions Complexe, 1991), écrit il y a plus de vingt ans, peu après le départ du 10 Downing Street de Margaret Thatcher, et publié, avec une préface inédite retraçant avec brio la portée du thatchérisme sur la vie politique britannique depuis 20 ans, sous un titre nouveau (Thatcher. La Dame de Fer, André Versaille éditeur, 2012) calqué sur l'actualité cinématographique.
A propos de ce surnom, largement repris aujourd'hui, il est utile de rappeler son histoire, souvent oubliée. C'est en réalité la presse soviétique qui, en 1976, a ainsi surnommé Margaret Thatcher, alors qu'elle était à la tête de l'opposition au Parlement britannique et qu'elle venait de prononcer un discours virulent contre le pacte de Varsovie en appelant ses concitoyens à ne pas baisser la garde face à l'URSS et à ses alliés.
Jacques Leruez connaît parfaitement son sujet et aime distiller ce type de détails qui donnent à la lecture, très documentée et en même temps très synthétique, un caractère plaisant et bien souvent édifiant. En spécialiste de la vie politique britannique, il parvient à dresser un tableau objectif et raisonné des presque douze années (mai 1979 - novembre 1990) de présence de Margaret Thatcher à la tête du gouvernement, en insistant également sur la période décisive des années 1970 qui a vu cette jeune ambitieuse issue de la méritocratie provinciale prendre la place du respecté Edward Heath – Premier ministre de 1970 à 1974 – à la tête du parti conservateur. En analyste de la scène internationale – Jacques Leruez est chercheur associé au Centre d'études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po –, il consacre enfin la dernière partie de son ouvrage à l'étude de la politique extérieure de 1979 à 1990.

D'où vient Margaret Thatcher ?

Avant d'évoquer ce qui reste de la Dame de Fer – c'est-à-dire ce qu'il est convenu d'appeler le thatchérisme, bien qu'aucune doctrine idéologique au sens propre ne puisse être dégagée de prime abord –, il est important de comprendre d'où vient Margaret Thatcher car sa culture protestante, son éducation provinciale et plus globalement son milieu d'origine sont essentiels dans son rapport au monde et dans la manière dont elle conçoit la politique.
Margaret Thatcher née Roberts est issue d'une famille populaire originaire de Grantham, petite ville des Midlands de l'Est, dont son père, épicier et prédicateur laïque dans les églises méthodistes, fut longtemps conseiller municipal puis maire. Il fut pour sa plus jeune fille (née en 1925, quatre ans après sa sœur) un modèle et c'est par son influence qu'elle prit goût à la chose publique, notamment pendant ses études à Oxford. Alfred Roberts, qui aurait aimé être instituteur, n'avait pas les moyens matériels de faire des études et dut choisir le métier d'épicier par défaut pour faire vivre sa famille. Il était donc un parfait autodidacte en prenant des responsabilités au niveau municipal et, malgré ses horaires de travail à rallonges, il contribua magistralement à l'éducation stricte de sa fille. Ce tableau est bien connu et les commentateurs politiques ne manqueront jamais de rappeler le métier du père de Margaret Thatcher, lorsque cette dernière, au faîte de sa carrière, mènera une politique de réduction drastique des dépenses publiques au niveau national ou, sur un plan international, réclamera en des termes choisis et restés célèbres – “I want my money back !”– la contribution financière du Royaume-Uni à la Communauté européenne alors en plein essor.
C'est pendant ses études scientifiques à Oxford – et alors qu'elle était étudiante boursière – que Miss Roberts adhéra au parti conservateur. Diplômée de chimie en 1947, elle poursuivit des études de droit parallèlement à son travail de recherche au sein d'une entreprise fabriquant des matières plastiques, tout en continuant à militer. C'est en 1949 qu'elle fut investie pour la première fois candidate à une élection, dans la circonscription de Colchester où elle travaillait, et qu'elle rencontra à cette occasion un sympathisant nommé Denis Thatcher, riche homme d'affaires divorcé et de dix ans son aîné, qui devint son mari en 1961. Mère de famille – ses jumeaux Mark et Carol sont nés en 1953 – et devenue députée de Finchley en 1959 après deux tentatives infructueuses (en 1949 à Colchester et en 1950 à Dartford), Margaret Thatcher entre rapidement au gouvernement – certes par la petite porte –, en devenant Parliamentary Private Secretary auprès du ministre des pensions et des assurances sociales, Macmillan étant alors Premier ministre jusqu'en 1963, date à laquelle il est remplacé par Alec Douglas-Home.
Après les élections générales de 1964 remportées par le parti travailliste de Harold Wilson, Margaret Thatcher continuera à jouer un rôle non négligeable auprès d'Edward Heath, devenu leader conservateur en 1965 et restant à ce poste pendant 10 ans. Elle devient, après mars 1966, une spécialiste des questions financières au sein du cabinet fantôme conservateur. C'est pourtant comme secrétaire d'Etat à l'Education que Margaret Thatcher entre au gouvernement au sein du cabinet Heath (1970-1974), après la victoire du parti conservateur aux élections générales de 1970, remportées d'ailleurs à la surprise générale alors que Wilson était en tête des sondages. Il faut cependant noter, comme le remarque Jacques Laruez, que malgré le caractère assez fulgurant de cette ascension politique, l'Education est considérée au Royaume-Uni comme un ministère modeste ; ce n'est en tout cas pas un grand ministère politique – comme le Chancelier de l'échiquier, la Défense ou le Foreign Office – et c'est bien d'ailleurs pour cette raison qu'il est alors confié à Margaret Thatcher. En effet, ce ministère, fort peu important en termes d'effectifs, n'a, à la différence de la France, qu'un rôle de coordination, la gestion des écoles primaires et secondaires relevant des collectivités locales. Malgré ce statut peu flatteur, Margaret Thatcher apprit beaucoup de cette expérience ministérielle et le pays découvrit alors une volonté politique hors du commun, prête à tout pour affronter un appareil administratif et syndical très puissant. Elle s'opposa déjà aux hauts fonctionnaires, qu'elle méprisa pendant toute sa carrière politique, considérant que leur comportement était une obstruction. Dès avant son leadership à la tête des conservateurs, les jalons du thatchérisme étaient posés : son credo individualiste et anti-Etat, à la fois libéral économiquement et traditionaliste socialement – notoirement anti-féministe, en particulier –, était connu des observateurs politiques britanniques, même si nul ne pouvait alors se douter qu'une femme pourrait si vite devenir Premier ministre au sein d'un pays très marqué par les conservatismes et les traditions.

Une ascension politique rapide, des positions idéologiques très marquées

Bien que la singularité de voir une femme à la tête d'un des plus puissants Etats de la planète ait été ressentie à juste titre en 1979 comme un événement de première importance, Jacques Leruez ne cache pas dans son analyse du contexte de l'ascension politique de Margaret Thatcher la dose de chance dont elle bénéficia pour prendre somme toute assez rapidement les rênes du parti conservateur, en 1975, alors que son expérience gouvernementale était minime.
En 1974, lorsque le travailliste Harold Wilson redevient Premier ministre, le contexte politique, économique et social est pourtant peu porteur pour les conservateurs. Après les grèves très suivies de 1973-1974, les syndicats miniers – menés par le jeune leader du Yorkshire Arthur Scargill – sont extrêmement puissants et, par une action collective très suivie et réitérée, ils ont su faire plier le gouvernement d'Edward Heath. C'est dans ce contexte de défiance entre le parti conservateur et les grands syndicats, en particulier les syndicats miniers, que Mme Thatcher va progressivement affirmer son pouvoir et son influence au sein de son parti, ses positions radicales d'affrontement frontal étant alors vues comme une solution face à l'attentisme dont Heath a fait preuve de 1970 à 1974, selon certains Tories. Alors que le cabinet Wilson règle le conflit avec les mineurs au printemps 1974 à un prix élevé pour le gouvernement, Margaret Thatcher fait partie de ceux qui considèrent qu'il faudra dénoncer cet accord pour inverser le rapport de force et imposer des réformes structurelles, une fois au pouvoir. Le poids des Trade Unions dans la vie politique britannique est alors patent et, s'ils avaient largement contribué à affaiblir le cabinet Heath, ils montrent lors des grèves de 1978-1979 que même un gouvernement travailliste peut être victime de la multiplication des conflits sociaux.
C'est durant cette période décisive que Margaret Thatcher va étendre son influence au sein de son parti. Elle défend d'abord son plan en matière de logement en tant que porte-parole au sein du cabinet fantôme, montrant ainsi sa volonté de revenir sur un pan important de l'Etat-providence (Welfare State) au Royaume-Uni, tel qu'il est contenu dans le Rapport Beveridge de 1942. Puis, dans le sillage de Sir Keith Joseph, elle s'associe aux travaux du Center for Policy Studies, un influent think tank conservateur, devenant ainsi l'ardente avocate du libéralisme économique, appelant à la limitation du rôle de l'Etat, à une réforme des services publics et à une politique étrangère très souverainiste. En 1975, par un concours de circonstances favorables, elle devient leader du parti conservateur, alors que Joseph se disqualifia en investissant le terrain miné qu'est l'eugénisme social – il alla même jusqu'à proposer un système de contraception obligatoire pour éviter une démographie déséquilibrée entre classes populaires et favorisées ! – au sein de la société protestante qu'est le Royaume-Uni. Devenue porte-parole aux finances au sein du cabinet fantôme, le discours libéral et offensif vis-à-vis des syndicats de Margaret Thatcher avait fini par porter et c'est, il faut bien le dire, à la surprise générale – y compris la sienne – qu'elle remplaça Edward Heath à la tête de l'opposition parlementaire, alors qu'elle semblait peu préparée. Pourtant, après une phase de rodage – et après avoir concédé à son prédécesseur de mener la campagne référendaire en faveur du maintien de l'adhésion européenne –, la Dame de Fer (on a vu que ce surnom date précisément de cette époque) prit en main progressivement l'appareil du parti et le mit au travail, afin de concevoir un effort programmatique, à la source de ce que d'aucuns ont surnommé rétrospectivement une “révolution conservatrice”. C'est de cette période décisive, notamment, que date la déclaration de politique économique générale de 1977 intitulée The Right Approach to the Economy, prônant un contrôle de la masse monétaire, un allègement drastique des impôts, le refus d'une politique des revenus et des coupes sensibles dans le budget de l'Etat, afin de le réduire aux simples tâches régaliennes.

L'ère thatchérienne et le déploiement du thatchérisme

Parvenue au faîte du pouvoir politique national après les grèves de 1978-1979, qui condamnèrent le cabinet travailliste de James Callaghan (1976-1979) – critiqué par l'aile gauche de son parti pour sa gestion trop favorable aux milieux de la finance –, Margaret Thatcher fut fidèle aux principes ultralibéraux qu'elle avait prônés durant la deuxième moitié des années 1970. Et Jacques Lerurez remarque d'ailleurs que dans son succès électoral – et, pour une part, idéologique –, “le discours thatchérien avait, sans aucun doute, attiré un certain nombre d'électeurs populaires, notamment parmi les ouvriers qualifiés qui s'estimaient victimes de la politique des revenus et de la fiscalité travaillistes”. Avec une majorité de 43 voix, elle avait les coudées franches pour mener une politique offensive, notamment vis-à-vis des puissants syndicats. Elle fut réélue en 1983 puis en 1987. Grisée par ses succès électoraux, elle devint de plus en plus autoritaire vis-à-vis de ses ministres – dont les démissions se multiplièrent au cours des deux derniers mandats – et s'enferma dans une solitude croissante qui lui coûta finalement son poste en 1990 au profit de John Major.
Les réformes économiques de Mme Thatcher à partir de 1979 ont très rapidement pour conséquences de vives tensions sociales, avec les syndicats et la fonction publique – ses “ennemis” de toujours – en particulier. Contre l'Etat-providence, qu'elle juge omnipotent et omniprésent, elle défend une vision néo-classique, vantant la vertu d'un Etat-gendarme, recentré sur ses activités régaliennes et exerçant si besoin une répression policière très appuyée. Elle cherche dès les premiers mois du printemps 1979 à se démarquer de la politique menée par les travaillistes et, comme le remarque du reste Jacques Leruez, “le contraste ne pouvait être plus grand entre Harold le patricien et Margaret la populiste”. Mme Thatcher développa ses thèmes favoris, parfois en opposition avec la doctrine traditionnelle et quelque peu paternaliste des Tories : politique des revenus très orthodoxe, réduction de la place de l'Etat dans l'économie – et, plus largement, dans la société –, lutte contre le “collectivisme envahissant” de la protection sociale, retour à une économie de marché pleine et entière, libération de l'initiative individuelle par le développement à outrance de la concurrence et par la dérégulation et la privatisation de vastes secteurs du système productif britannique – industries, transports ferroviaires, services –, enfin libéralisation et internationalisation des mouvements de capitaux. Le lien avec la politique ultra-libérale menée conjointement outre-Atlantique par Ronald Reagan – avec qui les rapports étaient excellents, malgré quelques différends au niveau international (à propos de la Libye en particulier) – dans les années 1980 fut souligné par les observateurs et contribua à infléchir fortement le contexte économique de la mondialisation naissante.
Parallèlement, comme d'ailleurs chez les républicains américains, cette entreprise souvent brutale de “rénovation” de l'économie s'accompagnait d'un retour prôné aux valeurs morales – les fameuses “valeurs victoriennes” soi-disant propres à la société britannique – et du sentiment patriotique, mis à mal selon la Dame de Fer par les travaillistes. Au-delà de la guerre des Malouines de 1982 contre les Argentins – que l'ouvrage, étrangement, évoque fort peu –, Jacques Leruez s'attarde sur la politique étrangère thatchérienne, en spécialiste de la diplomatie britannique (comme l'atteste son ouvrage Londres et le monde. Stratèges et stratégies britanniques, CERI-Autrement, 2005). Il insiste en particulier sur le mécontentement assez prononcé de Margaret Thatcher envers le Foreign Office – notamment à l'encontre de ses hauts fonctionnaires – , qui s'exprime par la multiplication des conseillers diplomatiques directement rattachés à son cabinet, et sur son hostilité marquée contre la bureaucratie bruxelloise, cet “Empire belge” décrié par la Dame de Fer, notamment dans son fameux discours de Bruges (octobre 1988) visant directement la Commission européenne présidée à l'époque par Jacques Delors, au moment de la période faste de la construction européenne (Acte unique puis Union monétaire). Le bras de fer remporté contre les autres chefs d'Etat européens consistant à demander – puis à obtenir, lors du Sommet de Fontainebleau de 1984 – qu'un mécanisme correcteur soit mis en place uniquement pour le Royaume-Uni, afin de rembourser (partiellement) la contribution nette des Britanniques, est d'ailleurs bien connu. Comme lors de la guerre des Malouines, la Dame de Fer était parvenue à ses fins, sans rien céder, malgré une grande inexpérience politique sur le plan international.

Quel héritage ?

Il reste de cette période récente de l'histoire britannique, outre ces éléments doctrinaux bien connus, un souvenir de conflit social permanent qui explique, comme Jacques Leruez le note avec justesse, que Margaret Thatcher fut “admirée par certains, détestée par d'autres, [mais finalement] rarement aimée”. Son hostilité féroce à l'économie mixte, sa volonté de privatiser (industries pétrolière, automobile et aéronautique en particulier) et de balkaniser les syndicats eurent pour conséquence un important affaiblissement des Trade Unions (dû également, il est vrai, à la concomitante crise des effectifs syndiqués). Au final, c'est près d'un tiers du secteur public industriel qui est transféré au privé en peu de temps. Il faut ajouter à ces privatisations la fermeture des grandes usines du Nord du pays, longtemps soutenues par l'Etat. Tout cela contribue à générer de lourds conflits sociaux, les plus importants étant les grèves de la sidérurgie en 1980, de la fonction publique en 1981, des imprimeurs de presse en 1983 et 1985 et, bien sûr, celles des mineurs menées par Arthur Scargill en 1984-1985, dont la défaite après douze mois de révolte a marqué un tournant – et une réelle fierté pour la Dame de Fer.
En novembre 1990, après près de douze années de pouvoir thatchérien, la société britannique était fortement marquée de son empreinte. Plus inégalitaire, son économie avait connu, après une très grave récession en 1979-1981, une embellie à partir de 1982, même si les véritables difficultés structurelles demeuraient : les disparités Nord-Sud, bien entendu, mais aussi, malgré quelques succès notables grâce aux partenariats avec le secteur privé – tunnel sous la Manche, aménagement des docks de Londres et de Liverpool – le vieillissement et l'obsolescence des infrastructures – la vétusté des transports ferroviaires, surtout après leur privatisation, furent d'ailleurs à l'origine de nombreux accidents de train et de métro – et des équipements collectifs (hôpitaux, écoles et universités).
C'est précisément par des investissements publics massifs que les Premiers ministres travaillistes Tony Blair (1997-2007) et Gordon Brown (2007-2010) se distinguèrent du thatchérisme, afin de corriger les inégalités sociales et les déséquilibres économiques. Cependant, selon certains analystes, l'héritage thatchérien a perduré, même chez les travaillistes, Philippe Marlière – maître de conférences en science politique à l'University College de Londres – considérant par exemple que “la troisième voie” propre au New Labour se caractérise par ce qu'il appelle un “thatchérisme à visage humain”(La troisième voie dans l'impasse, Syllepse, 2003) qui, sous-couvert d'un volet social plus développé, n'a pas remis en cause les fondamentaux économiques néo-libéraux des années 1980. Bizarrement, note Jacques Leruez dans sa préface inédite, c'est peut-être en définitive David Cameron – lesté de son vice-Premier ministre libéral-démocrate Nick Clegg – qui est le moins thatchérien des Premiers ministres qui ont succédé à la Dame de Fer...