Jacques-Alain Miller, qui édita les séminaires de Lacan et mena la fronde contre l’amendement Accoyer visant à encadrer plus strictement les pratiques psychotérapeutiques, et notamment psychanalytiques, a publié samedi 17 janvier un grand entretien dans Libération qui constitue une attaque en règle contre le cognitivisme sous-jacent, selon lui, à une culture de l’évaluation quantifiante qui s’étend bien au-delà du champ de la psychologie, et ne vise pas seulement la psychanalyse comme pratique du sujet.

Le gendre de Lacan ne se caractérise pas par son sens de la mesure : son attaque des sciences cognitives est parfaitement excessive ("ces débiles…"), elle  constitue une réplique au bazooka aux attaques, elles-mêmes sans mesure, de certains courants de la psychologie cognitiviste à l’encontre de la psychanalyse. J.-A. Miller s’alarme d’une volonté d’éradication universitaire et thérapeutique de la psychanalyse "au profit, dit-il, des techniques de persuasion, les thérapies cognitivo-comportementales, qui prétendent que leurs effets sont chiffrables, donc scientifiques. C’est l’imposture du cognitivisme. Le cognitivisme, c’est-à-dire la croyance que l’homme est analogue à une machine qui traite de l’information. Dans cette optique, ajoute Miller, il s’agit de faire cracher du chiffre à l’âme. On mesure à qui mieux mieux, on compte tout et n’importe quoi : les comportements, les cases cochées des questionnaires, les mouvements du corps, les sécrétions, les neurones, leurs couleurs à la résonance magnétique, etc. Sur les données ainsi recueillies, on élucubre, on les homologue à des soi-disant processus mentaux qui sont parfaitement fantomatiques, on s’imagine avoir mis la main sur la pensée. Bref, on divague, mais comme c’est chiffré, ça a l’air scientifique."

C’est sur un autre point, lié à cette passion du chiffre, que l’auteur du récent Voulez-vous être évalué ? touche une question actuellement décisive : l’extension tous azimuts de  méthodes d’"évaluation" et d’"auto-évaluation" qui reposent effectivement sur une ontologie ou une mythologie du chiffrage. On en voit les effets jusqu’au gouvernement, dans la soumission managériale des ministres à une évaluation dans laquelle le nombre d’expulsions fera monter la note du Ministre de l’immigration — sommet du sinistre.

Mais on en voit peut-être aussi les effets dans la vision actuelle de la recherche et dans la façon dont a été conçue l’Aeres (Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur), comme l’observe J.-A. Miller : "L’évaluation a fait […] un saut qualitatif avec l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (l’Aeres). C’est tout récent : elle a été créée par la loi du 18 avril 2006 et installée le 21 mars. Depuis 1985, les organismes chargés de l’évaluation s’étaient multipliés, mais les universitaires et chercheurs étaient représentés dans leurs directions, et ils avaient appris à vivre avec. C’est fini. Tout a disparu au profit d’une agence unique, "autorité administrative indépendante", qui couvre le territoire national. Elle agit sous l’autorité d’un conseil assez bizarre, dont le ministère nomme les membres par décret. Aucun membre élu. De même, le "délégué" national, responsable de chaque discipline, n’est nullement l’émanation de la communauté des chercheurs, il est désigné par le président de l’agence. Le système a été conçu par le Pr Jean-Marc Monteil, éminent psychologue social cognitiviste. Il est chargé de mission au cabinet du Premier ministre, tandis que l’Agence est présidée par le Pr Jean-François Dhainaut, spécialiste de biotechnologie. Délégué national pour la psychologie : le Pr Michel Fayol, successeur du Pr Monteil à l’université de Clermont-Ferrand, la seule de cette taille d’où la psychologie clinique est rigoureusement bannie depuis des années. Le Pr Monteil m’a expliqué sans rire que c’était en raison de son incompétence notoire en la matière."  

Faut-il réduire les craintes de Miller à un conflit de disciplines, à une crainte paranoïaque de la mainmise progressive du cognitivisme, à travers l’évaluation de la recherche, sur la recherche elle-même, et à une défense d’une psychanalyse réfractaire à toute critique et à toute évaluation externe, y compris quant à son efficacité thérapeutique ? Même si sa contre-attaque en direction des sciences cognitives succombe à ce que Girard aurait appelé une rage mimétique ("c’est toi l’imposteur, etc."), on peut penser que non. L’inquiétude qu’il émet ici doit être entendue, au-delà de la charge passionnelle contre le cognitivisme, qui, semble-t-il, est moins en cause que sa constitution en norme et en instrument de l’évaluation. Cela ne signifie nullement que toute forme d’évaluation de la recherche doive être rejetée, des procédures régulières d’évaluation (par des tiers, à travers des rapports annuels, etc.) sont déjà à l’œuvre depuis longtemps : la question tient à la mutation des critères et des procédures de l’évaluation, aux fins de l’Aeres, dans son articulation à un projet général de "rentabilisation" sans reste de la recherche et de l’Université, — envers du décor des mesures, dont certaines son défendables, destinées à renforcer "l’autonomie" des Universités.

L’avenir réservé à la recherche et à l’enseignement supérieur dans le domaine des sciences humaines et des humanités est, dans ce contexte, particulièrement inquiétant : il est significatif que sur les vingt-cinq membres du Conseil de l’Aeres, on ne compte aucun philosophe, aucun sociologue, aucun anthropologue, aucun géographe, aucun linguiste (mais un psychologue cognitiviste, bien sûr). On peut difficilement éviter de mettre en relation ces absences avec la vision pour le moins négative donnée par l’actuel Président de la République et son Premier ministre des dimensions non professionnalisantes de l’Université et des domaines non rentables de la recherche. Rappelons qu’au cours de la campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy a déclaré au quotidien 20 Minutes (15 avril 2007) : "vous avez le droit de faire littérature ancienne, mais le contribuable n’a pas forcément à payer vos études de littérature ancienne si au bout il y a 1.000 étudiants pour deux places. Les universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informatique, dans les mathématiques, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable, mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes." D’un (futur et désormais actuel) Président, sous la Ve République, on n’avait jamais entendu exprimer une vision du savoir et de l’Université aussi nettement subordonnée aux intérêts économiques.

Il y a donc urgence à briser la torpeur résignée qui accueille cette destruction annoncée de tout ce qui se dérobe au couple évaluation-rentabilisation, et à mettre en question, comme disait Nietzsche, la "valeur de ces valeurs", celles qui président à l’évaluationnisme (ou "l’évaluationnite ?") et à ses buts cachés ou avoués.


* Lire l'entretien avec Jacques-Alain Miller paru dans Libération daté du 17 janvier 2008


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Crédit photo : Hugo* / flickr.com