Un recueil de textes et d’articles rédigés par François Zourabichvili   , nous reconduit à une discussion sur laquelle on ne peut passer sans une attention particulière. S’agissant d’élaborer une pensée de la littéralité à partir de la philosophie de Gilles Deleuze, l’auteur revient sur le double statut du jeu et de l’art dans sa philosophie. Le propos nous intéresse d’autant qu’il commande la séparation arts et sciences, historiquement et pour nos jours.

Le chapitre 5 de l’ouvrage, consacré au " jeu de l’art ", enchaîne trois propos : le sensible est d’abord ce qui résiste à la philosophie ; l’art peut être conçu comme résistance (à la résistance du sensible) ; la philosophie elle-même est ce qui, par excellence résiste. Et la démonstration prend son origine dans la notion de " libre jeu des facultés " (Kant), reprise par Schiller en mode de " libre jeu " et de " résistance autonome ".

Voici la démonstration qui en découle. Etant admis que la philosophie se trouve, grâce à l’art, en prise avec ce qui lui résiste, le sensible, la philosophie et l’art peuvent être conçus comme résistants. Ce n’est pas uniquement une pirouette. Le passage de la première formule à la seconde est assuré par le concept de " jeu ", dont on sait qu’en matière esthétique il est emprunté à Kant et à Schiller. Ici, surtout à Schiller. Par ce concept, Kant propose de saisir l’esprit, dans son expérience esthétique, comme esprit qui ne connaît pas mais joue, sans se laisser astreindre à aucun contenu cognitif déterminé. La séparation arts et sciences est donc consommée.

Schiller reprend ce principe. Le jeu ou plutôt le " libre jeu " (de l’imagination) donne à comprendre la liberté humaine en ce qu’elle trouve sa condition première dans la capacité esthétique même, le pouvoir de contempler les œuvres, qui ensuite trouve à s’accomplir dans la capacité à donner forme à l’existence, dans la loi morale et politique. Le problème de la vie humaine, par conséquent, n’est plus d’échapper aux apparences, mais de séjourner en elles et de s’y élever. Grâce à l’esthétique et donc à la liberté, ce n’est pas des apparences que l’homme se délivre mais du réel, de la connaissance, de l’intérêt et des passions qui enferment dans des enchaînements déterminés et brident l’humain. Résister, c’est alors résister au réel, y compris à la science et à ses déterminations, pour déployer la pensée, une capacité nouvelle, non bridée, qui ne se satisfait d’aucune forme déterminée.

Bref, conclut Zourabichvili, en appuyant Schiller et Deleuze l’un sur l’autre, ce que la philosophie découvre au cœur de ce qui lui résiste, c’est le principe même d’une résistance. Pour le dire succinctement, s’il n’y a d’existence que déterminée, il est vain de s’opposer à la détermination. En revanche, une détermination passive doit pouvoir être convertie en une détermination active, par l’intermédiaire d’une indétermination (l’art) : l’homme donnant forme à sa propre existence.

Cet état d’indétermination, précise-t-il, en confrontant toujours Deleuze et Schiller, ce n’est pas la pureté de la " belle âme "(celle qui se retranche de l’existence, comme l’affirme Hegel), mais celle de la capacité de jouer avec les déterminations, d’interrompre leur enchaînement pour librement les composer. Ce pourquoi l’œuvre d’art n’est pas censée délivrer un contenu, cognitif ou passionnel Si nous sortons de l’expérience esthétique dans un certain état d’information ou de passion, c’est que l’expérience n’était pas esthétique. Probablement parce que le spectateur ne traitait pas l’œuvre comme telle. Le statut de fiction de l’œuvre d’art doit nous proposer de contempler la mise en forme active de l’existence. Elle ne doit ni faire connaître quoi que ce soit, ni moraliser les individus. Elle n’a ni à nous informer ni à nous émouvoir. " Musique, poésie ou plastique, l’art pour résister doit en quelque sorte se résister à lui-même "