Le 15 mai 2011 débute, en Espagne, un mouvement contestataire tout à fait original : les indignés, ou, en espagnol, Los Indignados . Le déroulement pratique de ce mouvement laisse dès lors plus d’un penseur en panne de concepts. Rien à voir avec les traditionnelles grèves et manifestations syndicales ou politiques : l’initiative semble venir " d’en bas ", des " gens ", sans qu’une organisation n’ait auparavant déterminé de schéma pratiques ou idéologiques. Si la ressemblance est plus forte, il ne s’agit pas non plus d’un mouvement " altermondialiste " ou encore libertaire.

Comment définir cet insaisissable phénomène qui, depuis son apparition, ne cesse de se diffuser dans toute l’Europe ? Notre panne de concepts est révélatrice. Elle témoigne de notre enfermement dans le discours politique dominant, celui qui martèle à longueur d’ondes qu’une seule voie politique serait " réaliste " – tandis que les autres ne seraient que les futiles rêveries d’une poignée d’adolescents attardés. Lorsqu’on constate l’attention accordée par " les indignés " au maintien d’une discipline interne (éviter les débordements, montrer leur responsabilité aussi bien durant les manifestations que dans la teneur des arguments), à l’inscription dans le local (occuper des places publiques, s’intégrer dans les vies de quartier), à la mise en œuvre de discussions raisonnables, on est bien loin des clichés gauchistes. L’interrogation provient donc du mouvement lui-même mais également de la difficulté à le conceptualiser, bien que, finalement, une initiative populaire visant à intervenir sur le destin collectif pourrait simplement se définir en termes de  démocratie .

Il semblait dès lors évident de rencontrer José-Luis Moreno Pestaña : à la fois philosophe et sociologue de terrain, il a d’abord travaillé sur la trajectoire et l’œuvre de Michel Foucault, puis sur les questions de santé mentale, avant de rejoindre le mouvement des indignés lorsque celui-ci a débuté dans sa ville, Cadiz et puis à Séville. Armé de son engagement militant et de son recul de chercheur, il nous livre quelques réflexions " de l’intérieur " sur les caractéristiques du mouvement des indignés. Et ce n’est peut-être pas un hasard si l’échange a lieu sur Facebook– méthode de communication qui n’est pas sans lien avec notre thématique, nous le verrons.

Nonfiction.frEst-ce que tu peux commencer par me dire où en est le mouvement aujourd'hui ?

José-Luis Moreno Pestaña – La réalité du mouvement se mesure dans deux dimensions : d'une part, dans ses assemblées, qui sont l'innovation organisatrice du mouvement ; d’autre part, dans ses manifestations publiques. Du point de vue des manifestations, la capacité du mouvement est énorme, beaucoup plus grande que si on le restreint aux gens qui participent aux assemblées. De la même manière les sondages montrent qu’une majorité de la population appuie ce mouvement, ce qui montre que la réalité électorale ne traduit pas de façon mécanique la complexité de la position politique des personnes. 

Nonfiction.fr  – Revenons un instant sur ton engagement. Depuis le début tu suis les assemblées et manifestations à Cadiz. Peux-tu nous en dire plus au sujet de ces assemblées ? Comment fonctionnent-elles ?

José-Luis Moreno Pestaña – J'ai assisté à Cadiz, pendant les quinze premiers jours, à des assemblées, et à partir de juin j’ai été à Séville. Les assemblées se déroulent sur des places publiques. Parfois on fait des assemblées de toute la ville mais les assemblées de la semaine se font dans des quartiers. Toutes les semaines, il y a des réunions de coordination de toutes les assemblées de la ville. Les représentants changent toutes les trois semaines, car l'objectif est de mettre en place un apprentissage collectif d’un capital militant. Il s’agit d’apprendre à parler en public, à débattre, à faire la synthèse des positions qui émergent. Dans chaque assemblée, il y a des commissions de travail : " conflits ouvriers ", " communication ", " formation ", " politique de la ville ". Chaque semaine, on voit ensemble ce qu’il se passe et on tente de trouver un espace pour débattre ensemble de politique (néolibéralisme, démocratie de base, questions plus spécifiques de la ville...). Cela est parfois difficile car le contrôle démocratique du travail prend du temps. Les assemblées font un énorme travail de civilisation des mœurs   : prise de parole contrôlée, respect pendant les interventions, régulation des conflits, éviter de tomber dans la violence verbale ou dans le mépris de l'autre. Dans ce sens, les assemblées aident à comprendre les conditions subjectives nécessaires pour que se crée un véritable espace public démocratique, et aident les intervenants à  acquérir des compétences de prise de parole ou à perfectionner leur réflexion, sans dire n'importe quoi, sans faire passer ses idées " par la force " des consensus, ce qui reviendrait à des impositions masquées. Le travail d'organisation est ainsi un travail politique de part en part, et c’est ça, la philosophie du mouvement en actes.

Nonfiction.frMais justement, comment pourrais-tu définir cette " philosophie en actes " ? Se rattache-t-elle à des courants de pensée préexistant ? Aussi, est-ce que ces principes – qui tendent en effet à l'apprentissage collectif d'un capital politique – sont explicités par les participants ?

José-Luis Moreno Pestaña – C'est une philosophie dont on peut repérer des éléments libertaires (les assemblées), libéraux (défense de la division des pouvoirs et de l'indépendance judiciaire), socialistes (défense de l'Etat Social) et écologistes. Pour la plupart des personnes, évidemment, le débat ne se pose pas à ce niveau: il s'agit de défendre l’adéquation des positions des représentants avec celles des représentés, la défense des biens publics contre ce que David Harvey nomme "l'accumulation par dépossession "     . Je crois qu'on ne doit pas classer. La conscience que l'on fait quelque chose de nouveau, quelque chose que l'on ne peut pas réduire à des schémas antérieurs existe. Ce qui est explicite est le refus de la politique politicienne et du néolibéralisme sauvage: on ouvre déjà un espace d'action et de réflexion partagée suffisamment riche.

Nonfiction.frEst-ce qu'on pourrait le voir aussi comme un mouvement prônant la démocratie directe contre la démocratie représentative ?

José-Luis Moreno Pestaña – Oui, c'est clair, même si je serais plus prudent, car je trouve la critique de la représentation trop facile... Tout le monde ne peut pas être mobilisé tout le temps et la représentation s'impose dans la pratique. D'ailleurs, contrôler les représentants ne peut pas se limiter à les faire passer pour des guignols. Enfin, la délibération rationnelle exige de reformuler les positions des représentés, et c'est déjà modifier le mandat des assemblées. Mais à ce moment-là, je parle plus comme lecteur de philosophie politique que comme participant à ce mouvement. En tout cas, c'est un mouvement qui se propose de récupérer l'espace public comme dimension centrale de la vie de chacun. C'est la plus forte résistance qu'on puisse opposer au capitalisme dans la forme prédatrice qu’il prend aujourd'hui.

Nonfiction.fr Il y a aussi une nouveauté institutionnelle qui pose question : comment se positionnent les structures contestataires classiques (syndicats, partis d'extrême gauche) vis-à-vis du mouvement ?

José-Luis Moreno Pestaña – Je crois qu'on ne peut pas généraliser: la plupart des partis d'extrême gauche donnent leur appui mais il y a certains gauchistes qui voient le mouvement comme une magouille et une conspiration du capital visant à éviter la vraie révolution. Les syndicats libertaires (CGT, CNT)   sont aussi à fond dans le mouvement. Mais ils‘agit de courants assez minoritaires. Les syndicats CCOO   et UGT   disent partager les objectifs du mouvement mais une partie des participants voudraient un engagement plus ferme de leur part. Même le Parti Socialiste   et son candidat ont fait des clins d'œil au mouvement, et beaucoup des socialistes le soutiennent et participent. La " Gauche Unie"   et " Equo "   revendiquent leur inscription dans le mouvement et participent. La droite est quant à elle assez agressive contre nous, exception faite des certaines personnes plus intelligentes (mais ces cas de figure restent plutôt anecdotiques): elle considère ce mouvement comme un artefact du Parti Socialiste pour éviter l'arrivée du Parti Populaire   au pouvoir. Or, le mouvement n’est pas partisan, il n’est pas syndical, il est politique.

Nonfiction.frParmi les nombreuses innovations des  indignés , trouve-t-on l'usage des nouvelles technologies ? Est-ce que ces technologies jouent un rôle déterminant, comme pour les  " révolutions arabes " ?

José-Luis Moreno Pestaña – Oui, le pire du mouvement est qu'il oblige à passer trop de temps sur Internet ! Cela nous permet de gagner en efficacité mais introduit aussi des clivages générationnels forts. D'ailleurs, on a pu expérimenter que la pratique de la démocratie par Internet a des inconvénients. Il me semble que sans coprésence corporelle, les discussions deviennent moins concrètes, plus agressives. Elles sont davantage prises dans les modalités caractéristiques des débats qui prennent place dans le champ politique et intellectuel: prises de position tranchantes au niveau théorique, manque de clarté dans la signification pratique des arguments... Je crains qu’en ligne, les interlocuteurs soient possédés par des fantasmes d'omnipuissance théorique et politique – car on parle pour l'audience et pour conquérir le marché des biens symboliques – s’ils ne voient pas la personne en face, ses affects et sa vulnérabilité, sa rationalité corporelle et pratique. La folie dans la place virtuelle est plus menaçante que dans des débats où les corps sont présents.

Nonfiction.fr Tu veux dire que sur Internet, les discussions deviennent plus facilement violentes,ce qui va à l'encontre d'un objectif du mouvement, rester non-violent ?

José-Luis Moreno Pestaña – Oui, je pense que c'est vrai, sauf si on fait un travail de mise en forme du débat et un travail de gouvernement de soi-même dans l'écriture. Les nouveautés fondamentales du mouvement sont les rencontres publiques, l'effervescence théorique et politique que cela produit, le plaisir d’avoir de bonnes discussions avec des inconnus. Je crois qu'il faut penser que sans cadres d'interactions corporels concrets, il n’y a pas de vie démocratique et pas de production de rituels d'interaction positifs

Propos recueillis par Baptiste Brossard 

 

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