Éric Smadja, thérapeute de couples et psychanalyste, essaie de comprendre ce qu'est le couple ; comment il fonctionne et dysfonctionne, en se référant aux différents discours qui l'ont décrit. 

Le projet de l'auteur, qui est aussi psychiatre de formation et anthropologue   , est ambitieux, d'une ambition méthodologique, qu'il appelle "pluri- et interdisciplinaire"   . Mais ce choix épistémologique n'est guère discuté dans l'ouvrage, qui constitue plutôt un outil bibliographique dans lequel de nombreux travaux ayant trait au couple sont référencés.

Le couple, touché par les mutations de la société
Dans le cadre de ce livre, E. Smadja prend en compte certaines données sociétales manifestement capitales pour le couple, d'où découlent pour lui autant d'obligations que d'interdits... avec quelques possibilités dont il ne sait pas toujours que faire : fin de l'interdit ou du tabou sur le divorce, mais début d'une liberté d'union et de désunion dont le sujet ignore parfois quel pôle il doit choisir. Il est confronté à l'histoire de son temps, celle qui lui permet de faire ce qui était interdit à ses ancêtres. Il avance donc relativement sans référence, et notamment sans référence institutionnelle, comme le souligne l'auteur en mentionnant par exemple la perte historique par l'église de son pouvoir de diriger les âmes et les couples. En évoquant cela, l'auteur entre dans ce qui influe sur un sujet de l'inconscient qui, s'il répond à des mécanismes psychanalytiques, n'en est pas moins coincé dans une époque dont le mode de fonctionnement le met à l'aise ou non, lui rend la vie possible ou impossible. Après, il demeure difficile de trancher d'une manière catégorique sur la question de savoir quelles sont les données sociétales qui arrangent les sujets et quelles sont celles qui les empêchent par trop. Là n'est pas le propos du livre de E. Smadja. Il est néanmoins remarquable qu'il ne se défile pas devant le rapport de ces données sociétales et de leurs conséquences sur les couples, ouvrant de cette manière la voie au débat. C'est une prise de risque à laquelle tous les analystes ne se livrent pas, le risque étant que, par erreur, on ne se mette à leur demander quelle serait la bonne société ; celle qui rendrait par exemple les couples heureux. Or l'analyste, s'il aide le sujet à se positionner par rapport aux données sociétales, n'a pas forcément, en tant qu'analyste, de point de vue sur leur bien fondé. Ce qui ne veut pas dire qu'il doive les ignorer puisque le sujet de l'inconscient est obligé de s'y confronter. Il doit les prendre en compte pour éviter de se centrer sur les données inconscientes au point de laisser entendre qu'elles seraient les seules à entrer en jeu dans ce qui détermine le sujet. Dans ce cas, elles risqueraient d'être considérées comme toutes puissantes, créant l'illusion d'un sujet complètement aliéné par son propre inconscient et par lui seul.

Des contraintes nouvelles, paradoxales et pathogènes
Quelles sont ces données d'ordre sociétal qui influent sur les sujets et précisément sur les sujets qui se mettent en couple ? Dans un sous-chapitre intitulé Données sociologiques occidentales contemporaines, E. Smadja s'appuie sur les propos du sociologue J.-C. Kaufmann   pour expliquer en quoi les couples sont de nos jours soumis à des contraintes nouvelles et difficiles à gérer. Entrait-on auparavant dans le couple "sans trop se poser de questions"   ? Rien ne le prouve, d'autant que les témoignages d'époques reculées peuvent manquer... Par contre, il est bien certain que le divorce est aujourd'hui autorisé et que former un couple et le faire durer se fait désormais à condition que de nombreuses données soient réunies, sans quoi ses membres font le choix de la séparation. La barre est apparemment placée bien plus haut, les attentes envers la vie conjugale étant majorées. Des attentes dont E. Smadja, appuyé sur la sociologie, mentionne les “aspects paradoxaux pathogènes."   Ainsi exige-t-on en même temps de chaque membre du couple qu'il développe sa personnalité, son originalité, tout en maintenant son couple, ce qui suppose qu'il renonce à une part de lui-même pour laisser la place à l'autre membre du couple. Le tout se compliquant quand il faut aussi laisser de l'espace pour les enfants. Et "autrefois" ? Telle est la question sur laquelle devrait nous ouvrir le livre comme on ouvre une perspective historique en ne dénonçant les aspects pathogènes d'un mode de fonctionnement sociétal qu'à la condition de le référer à celui qui le précédait.

Une réalité humaine qui perdure
Dans la partie intitulée Une Approche sociologique de la rencontre et du choix du partenaire   , E. Smadja mentionne que des sociologues   ont mis en évidence l'homogamie dans les couples : le fait que les partenaires tendent à se choisir dans leur milieu, recherchant plus souvent la ressemblance que la dissemblance. Pourquoi choisit-on presque toujours comme conjoint  quelqu'un de son milieu alors que les pressions familiales qui allaient en ce sens ont nettement diminué ? On remarque à l'occasion que la "liberté amoureuse", cette liberté de choix du conjoint qui est une nouveauté sur le plan historique, une donnée sociologique contemporaine, n'a finalement guère changé la donne. Nos sociologues s'interrogent : "Pourquoi, les marchés matrimoniaux devenant plus ouverts, l'opinion devenant plus favorable à l'hétérogamie, l'homogamie reste-t-elle quasi stable, en diminution très lente ? Pourquoi la liberté amoureuse ne provoque-t-elle pas de bouleversements dans la grille des correspondances sociales ?"   La suite de ce paragraphe consacré aux théories des sociologues ne donne pas vraiment de réponse à cette question. Tout au plus mentionnent-t-ils que les lieux de rencontre diffèrent à l'origine suivant les milieux sociaux : on ne rencontre pas les mêmes personnes en fréquentant les fêtes populaires qu'en fréquentant des lieux plus sélects   . A défaut d'apporter à ce constat sociologique une réponse convaincante d'ordre sociologique, le paragraphe ouvre sur une Approche psychanalytique de la rencontre, du choix du partenaire et des modalités de structuration du couple   . Où l'on entre à proprement parler dans une dimension interdisciplinaire, puisque c'est la psychanalyse qui répond aux questions de la sociologie. Il ne reste plus qu'à demander aux dits sociologues si la réponse les convainc, ce qui montrerait que la barrière entre les disciplines est perméable... Le chapitre sur L'approche psychanalytique de la rencontre... propose quelques réponses à cette question, l'adage : "Qui se ressemble s'assemble" y trouvant des explications appartenant au registre de l'inconscient.

De l'effraction de la rencontre au travail du couple.
Dans ce même chapitre, l'auteur rappelle une dimension essentielle de la rencontre, une dimension facilement ignorée que la psychanalyse s'est chargée de révéler à très bon escient : le caractère traumatique de la rencontre amoureuse. Où, me semble-t-il, c'est autant la ressemblance ("frappante", comme on dit) entre soi et le partenaire que la dissemblance (pénible ou enviable ?), qui bousculent le sujet. E. Smadja évoque, de manière encore plus large   "un bouleversement (...) sur les plans économique et topique." Ce caractère traumatique de la rencontre n'apparaît pas forcément d'emblée au sujet tout énamouré. Et finalement, la suite de l'histoire, celle que raconte E. Smadja, thérapeute de couples en difficultés, cette suite de l'histoire ne représente-t-elle pas la reprise par les membres du couple, de ce qui, dès le départ, leur a "tapé dans l’œil" ? Reprise, gestion, éviction et finalement "travail de couple" auquel E. Smadja consacre un chapitre, le 5ème.

Dans la suite de son propos, l'auteur analyse ce qui entre en jeu dès le début de la relation amoureuse : "la féminité de chacun des partenaires". En effet, faire une rencontre amoureuse suppose d'être séduit et donc, en les termes d'une psychanalyse qui renvoie ce qui arrive au sujet à une dimension sous-jacente, inconsciente, d'être ou de se laisser pénétrer par l'autre. Ce qui est vrai pour l'homme aussi, et cela bien avant tout acte sexuel. Une rencontre amoureuse, en plus d'être séduit, suppose aussi de séduire, ce qui, moins passif ; plus actif, mobilise le registre inconscient et sexuel de la pénétration. L'auteur ajoute : "Finalement, comme le soutenait C. David, c'est la bisexualité psychique des deux partenaires qui rend possible leur rencontre amoureuse”   .

De l'inconscient freudien à la psyché supra-individuelle
Ces données inconscientes ne sont pas aisément appréhendées par tous les couples. Aux dysfonctionnements qu'elles engendrent, l'auteur répond par la thérapie de couple. Or qu'il puisse y avoir une "psychanalyse du couple" reçu conjointement n'est pas un fait admis par tous les psychanalystes.

Qu'est-ce qui sépare ceux qui pensent qu'il est possible pour un psychanalyste de recevoir un couple des autres ?

Sans doute plusieurs éléments, mais l'un d'entre eux apparaît très nettement dans l'ouvrage d'E. Smadja, entre autres dans un paragraphe qui relate les théories d'André Ruffiot   "Il conçoit la dyade psychique comme possédant toutes les caractéristiques d'une psyché supra-individuelle, dotée d'une topique propre, d'une dynamique et d'une économie tout à fait spécifiques." Ruffiot parle aussi de "psyché duelle". Dans son chapitre clinique   , E. Smadja mentionne les "recherches groupanalytiques" auxquelles il s'associe pour considérer que dans le couple, "Il se construit (...) un discours associatif à deux avec enchaînement associatif de phrases et d'images sous-tendues par un ou des fantasmes "partagés" correspondant à l'existence d'une réalité psychique conjugale, d'une psyché conjugale."

Naturellement, le couple renvoie au fantasme d'une psyché commune. Il suffit que l'un ou l'autre de ses membres dise "nous" pour qu'on puisse le supputer. Mais faut-il cautionner ce fantasme au point de considérer qu'il réfère à une réalité répondant à des mécanismes qui lui sont propres (ceux d'une telle psyché supra-individuelle), et qui à ce titre, pourrait bénéficier d'un... réglage ? Car d'une analyse, c'est moins sûr... En effet, le registre correctif dans lequel évolue la thérapie de couple que réalise l'auteur ne semble pas compatible avec ce que la clinique psychanalytique a transmis, de génération en génération, en matière de non interventionnisme de l'analyste ; il écrit par exemple   : "nous considérons, pour notre part   , que la découverte, par le conjoint, de certains aspects enfin verbalisés de la vie psychique de son partenaire a priori non impliqués dans la vie conjugale (...) peut favoriser (...) des remaniements relationnels par la suppression d'idées et de fantasmes se révélant erronés, mais pourtant à l'origine de mouvements interprétatifs négatifs. En conséquence, le travail interprétatif implicite du conjoint, aux effets pathogènes, serait corrigé." Corrigé, pour le bien être de celui qui en souffrait ou des deux membres du couple. Rien là que de très louable, mais on sort de la psychanalyse, qui n'est pas pure référence à l'existence d'un inconscient à caractère sexuel (aspect théorique), mais aussi (aspect pratique) refus, de la part du clinicien, de cautionner comme d'invalider le fantasme, afin de permettre au sujet de se situer dans un registre qui n'est peut-être pas celui de la plus grande adaptation sociale, mais qui a le mérite d'être assez droit accolé à ce qu'il en est de sa vérité subjective. Ainsi peut-être pas adapté à l'autre pour vivre en couple (car générant des "mouvements interprétatifs négatifs"), mais plus en rapport avec ce qu'il voit, ce qu'il ressent à travers le prisme de sa subjectivité.

Thérapie psychanalytique ou thérapie débouchant sur la psychanalyse ?
En conséquence, de ces couples qui voient un analyste, peut-on encore dire qu'ils  font une analyse ? En fait, l'expression "Psychanalyse du couple" est peu usitée. On parle plutôt, à l'instar d'E. Smadja, de "thérapie psychanalytique du couple". Quant à la cure analytique à proprement parler, elle peut constituer, pour l'un ou l'autre membre du couple, un débouché de la thérapie du couple. E. Smadja choisit d'ailleurs comme cas clinique final (le plus développé) dans le chapitre 6   un couple dont les deux membres semblent se diriger vers la poursuite d'un travail individuel : "Au cours de notre travail ensemble, ils ont tous deux formulé une demande de travail individuel tout en poursuivant le nôtre."   Par le choix de ce cas, l'auteur laisse une ouverture pour le sujet, l'individu, et cela donne une respiration à un lecteur éventuellement quelque peu oppressé par l'idée de l'atmosphère confinée de l'étroit cabinet dans lequel on se retrouve ainsi confronté à son alter-égo... en chair et en os.

Thérapie en couple et psychose
La psychose paraît peu compatible avec la thérapie du couple   , et pour cause : le dispositif n'est-il pas en lui-même oppressant ? S'il ne peut générer une psychose qui n'est pas déjà là, quel peut être son impact sur son déclenchement ? Le couple en lui-même, tout couple est le lieu d'un franchissement des limites entre soi et l'autre qui le place dans une zone proche de la psychose. La thérapie vise à rétablir le dialogue, mais E. Smadja mentionne avec pertinence que " ne pas communiquer, ne pas se comprendre, se disputer, c'est aussi limiter la densité de la relation, potentiellement dangereuse, dépersonnalisante. Ce qui semble surtout nécessaire pour les sujets aux frontières psychiques fragiles et incertaines et au sentiment d'identité précaire. Ainsi, les deux, inconsciemment et interactivement, peuvent avoir organisé ces compromis qui limitent leur interpénétration, leurs projections mutuelles, leurs identifications projectives pathogènes."   Au fond la thérapie intervient dans un statu quo qui n'est peut-être plus supportable mais qui avait ce bénéfice de maintenir des limites entre des partenaires qui tendaient à se confondre.

Un couple impossible à modéliser
Dans la précédente citation comme dans d'autres passages du livre, se marque la pertinence du regard clinique de l'auteur, appuyé sur son expérience. Où l'on voit bien qu'il transmet des éléments de compréhension tirés de sa pratique tout en marquant les limites de son approche en termes de thérapie psychanalytique du couple et les limites qu'il se donne aussi de lui-même comme garde-fous :   "Une troisième règle est l'abstention de l'analyste. Ce qui signifie que sa relation au groupe conjugal et à chacun de ses membres devra demeurer dans le seul registre symbolique, excluant, en conséquence, toute forme d'intervention dans le réel du couple, sous forme d'avis et de conseils personnels en particulier.". Cependant, il est vrai que l'accumulation des théories présentées dans l'ouvrage (jusqu'à l'hypothèse d'une psyché duelle) laisse l'impression d'une diversité dans laquelle il est difficile de se retrouver. Pour cette raison, l'auteur mentionne nettement que la représentation du couple qu'il propose n'est pas unifiée : Le couple et son histoire suit "une approche pluri- et interdisciplinaire qui nous permettra de confronter les discours spécialisés, d'y repérer certaines convergences, divergences et complémentarités contribuant alors à structurer l'esquisse d'une représentation générale, mais irréductiblement hétérogène   ."   Et en effet... la représentation du couple n'est pas plus unifiée que le couple lui-même, jamais Un quoi qu' "il" en veuille !