Non pas seulement un livre qui instruit, mais un livre qui grandit.

L’anthropologie – comprise comme enquête philosophique portant sur l’homme, sur sa vie, sur celui qui est là, en chair et en os, qui souffre, qui se cherche, qui s’interroge, qui édifie ses systèmes philosophiques et invente les sciences exactes, qui veut réussir sa vie aussi – a longtemps eu mauvaise presse en Allemagne à la fin du XIXe siècle et au cours des premières décennies du XXe siècle. Il n’est que de penser au sort que la tradition a réservé à l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique de Kant, à laquelle fort peu d’attention a généralement été accordée – alors même que Kant faisait de la question "Qu’est-ce que l’homme ?" la question majeure que l’on peut poser en philosophie, celle en laquelle se ramènent les trois autres, à savoir "Que puis-je savoir ?", "Que dois-je faire ?", "Que m’est-il permis d’espérer ?".

Hans Blumenberg, dans ce livre à tous égards remarquable qui vient de paraître grâce aux bons soins de son infatigable traducteur Denis Trierweiler   , et qui inaugure la série des livres posthumes dont la composition n’a pas été exhaustivement décidée par l’auteur, raconte, au seuil de  l’ouvrage, une anecdote très révélatrice. Ernst Mach, le 16 avril 1886, est invité à prononcer une conférence à la session des collèges de Dortmund, sur le thème de la valeur formatrice relative des disciplines d’enseignement philologique, et celles relevant des sciences mathématiques de la nature dans les établissements supérieurs. A cette occasion, il s’interroge sur la relation entre intérêt pour soi et intérêt pour le monde. Et la conférence tourne alors au pamphlet dirigé contre l’humanisme culturel : depuis les Grecs, dit-il, nous avons appris à élever notre regard vers l’univers, et si l’histoire a délivré une leçon, c’est bien celle qui consiste à ne pas tenir l’homme pour le centre du monde. Soit, répond Blumenberg, "mais de quel droit peut-on en déduire que du coup, l’homme ne pourrait ou ne devrait pas être également le centre de son propre intérêt ?"   .

Anthropologie vs. Phénoménologie

Ainsi débute l’enquête de Blumenberg, sur un ton polémique qui caractérise toute la première moitié de l’ouvrage (soit les 440 premières pages), en vue de fonder la légitimité de l’anthropologie comme entreprise philosophique. Le partenaire de cette polémique est nommé rapidement : Edmund Husserl, le père de la phénoménologie – et, secondairement, Martin Heidegger.

Au fil d’analyses extrêmement denses et précises, Blumenberg s’efforce de démontrer que le manquement du thème anthropologique par la phénoménologie husserlienne est tout ce que l’on veut sauf fortuit, et que l’inspiration même de cette "philosophie comme science rigoureuse" la condamnait à ne pas pouvoir aborder la question de l’homme, en raison du privilège accordé en phénoménologie à la théorie de la connaissance. Selon Blumenberg, l’orientation des recherches conduites par Husserl en direction de l’élucidation des processus d’intellection, le rejet par ce dernier de tout naturalisme et de tout psychologisme dès les Recherches logiques au nom de l’idée selon laquelle les lois descriptibles de la conscience ne valent pour la conscience humaine que parce qu’elle valent pour toute conscience absolument, puis le tournant transcendantal pris au cours des années 1910 commandant de prendre en considération la conscience pure (et non pas la conscience humaine), ont rendu impossible l’élaboration d’une anthropologie comme discipline philosophique légitime, en dépit des vains efforts du dernier Husserl réagissant, au début des années 1930, aux "déviations" des nouveaux anthropologues issus de son école (à savoir Max Scheler et Martin Heidegger).

Disons sans plus tarder que nous ne partageons pas les conclusions de Blumenberg. Sans pouvoir malheureusement développer ici l’argumentation nécessaire, disons simplement, d’une part, que, contrairement à ce que prétend l’auteur, le tournant anthropologique de la phénoménologie husserlienne ne nous semble pas être de nature réactive ou circonstancielle mais répondre bien plutôt à une évolution interne profonde de toute la phénoménologie en son inflexion génétique, et d’autre part, que l’anthropologie transcendantale à laquelle Husserl aura travaillé à partir des années 1930 nous paraît avoir délivré des résultats concrets de grande valeur sous la forme, entre autres, d’une réévaluation de la biologie, d’une psychologie de la personnalité transcendantale, d’une typologie des figures de moralité et de l’esquisse d’une anthropologie transcendantale de l’habitant du monde. Il est regrettable que Blumenberg ne dise rien sur la doctrine husserlienne de l’Einströmen qui assume pourtant une fonction centrale dans l’articulation de la phénoménologie génétique à une anthropologie transcendantale (alors même que certains des passages qu’il cite de Husserl y font clairement référence   ), et qu’il consacre l’essentiel de ses analyses critiques à une lecture de la phénoménologie de l’intersubjectivité, dans le cadre de laquelle, pensons-nous, ne se trouvent pas les éléments principaux de ladite anthropologie phénoménologique qu’il recherche dans les écrits de Husserl.

Le point d’interprétation qui, en revanche, nous paraît tout à fait exact dans la lecture de Blumenberg est qu’il existe effectivement une « résistance »   de Husserl à l’encontre de l’anthropologisation de la phénoménologie, mais il ne nous semble pas que l’auteur parvienne à bien en saisir les motifs, parce qu’il a eu le tort d’écarter de sa lecture de Husserl des pans entiers de sa doctrine en l’absence desquels sa démarche ne peut plus être comprise.

Anthropologie vs. Analytique existentiale

Autant les analyses critiques que Blumenberg consacre à Husserl impressionnent par leur précision et leur abondance (sans doute ne savions-nous pas, avant cette publication, que l’auteur était à ce point nourri de lectures phénoménologiques), autant les remarques réservées à l’analytique existentiale de Heidegger déçoivent par leur pauvreté et leur manque flagrant de générosité interprétative   .

En lisant ces pages, nous songions au mot de Léon Brunschvicg au sujet de Bergson : "Ce qu’il y a de faible chez Bergson", disait-il, "ce sont ses têtes de Turc". L’aversion de l’auteur pour Heidegger, comme le dit Denis Trierweiler dans sa Préface, est manifeste   . Avouons que la question de l’état des relations personnelles de Blumenberg avec Heidegger nous indiffère franchement : nous espérions une confrontation philosophique, et non pas un règlement de comptes. Mais lorsque les analyses concluent bien rapidement à dire que "la question de l’être n’existe absolument pas", et que, "si elle existait, il serait permis de la disqualifier comme l’une des questions mineures, voire inintéressantes, de la philosophie"   ; lorsque l’analytique existentiale est bien vite qualifiée de "superficielle"   ; lorsque l’effort accompli dans Etre et Temps est tenu d’emblée, avant tout examen, pour "vain"   – il ne nous semble pas que les règles élémentaires de la discussion philosophique aient été respectées, en sorte que la hâte avec laquelle le lecteur lira ces pages pour passer aux suivantes sera, par un juste retour des choses, elle aussi bien légitime.

Une anthropologie darwinienne

Et c’est alors avec émerveillement que ledit lecteur découvrira, dans la seconde partie de l’ouvrage   , les esquisses de l’anthropologie philosophique que Blumenberg tente de développer pour son propre compte.

En quoi consiste-t-elle exactement ? La voie anthropologique que s’efforce d’ouvrir Blumenberg est d’abord darwinienne en ceci qu’elle est une anthropogenèse, laquelle vise à comprendre et à expliquer la connaissance que l’on a du monde et de ses objets comme un avantage de la sélection, comme le résultat de longs processus d’adaptation du système organique. L’anthropologie de Blumenberg est une anthropologie de l’Homo sapiens pris dans sa contingence primaire, c’est-à-dire tel qu’il aurait pu ne jamais voir le jour sous les traits sous lesquels nous le connaissons aujourd’hui. L’auteur, en des pages splendides et puissamment suggestives, invite à examiner cette possibilité de pensée consistant à "considérer la raison comme une déviation du système organique, comme un artifice et une issue de secours de tels systèmes organiques, qui se seraient retrouvés, au cours de leur développement, dans une situation si précaire et si pitoyable, dans un quasi cul-de-sac, que seul le développement de compensations plastiques (telles que l’on peut les regrouper sous le terme de "raison") a pu les aider à survivre dans le combat pour l’existence"  

"L’homme", écrit Blumenberg, "est cet être qui aurait pu se rater et qui peut encore se rater"   , en ce sens, à la fois, où ce n’est pas seulement la vie qui est une apparition relativement improbable dans l’univers, mais encore la raison, et en ce sens où l’homme est cet être qui est toujours exposé à rater sa vie – et qui le fait si souvent. De là procède une double tâche de l’anthropologie selon Blumenberg : l’une qui se consacre à l’examen de la crise dans laquelle l’homme pourrait finir, laquelle demande à être observée à la lumière de la crise dont il a procédé, et dans laquelle "la perte de la disposition à l’adaptation a engendré de force la naissance de la sphère culturelle des adaptations institutionnelles"   ; et la seconde qui vise à élucider les structures anthropologiques de l’existence de cet être dont l’apparition radicalement contingente permet de comprendre bien des comportements et attitudes.

Les analyses que Blumenberg  développe au titre de la seconde tâche de son anthropologie philosophique sont parmi les plus belles du livre. On ne se lassera pas ainsi de lire et de relire le chapitre consacré au besoin de consolation de l’homme   , où ce dernier est compris comme l’être qui veut avoir été voulu, selon une formule superbe qui fait irrésistiblement songer à Schopenhauer (lequel est effectivement régulièrement cité ici, ce qui constitue pour nous la seconde surprise que réservait cet ouvrage posthume : Blumenberg puise une bonne partie de son inspiration anthropologique de sa lecture de la métaphysique et de l’éthique schopenhaueriennes).

Une anthropologie phénoménologique ?

Mais en quel sens cette anthropologie peut-elle être dite phénoménologique   ?

Il faut avouer que, en première lecture, la réponse n’apparaît pas avec évidence. Mais à mieux y regarder il est manifeste que le thème de la visibilité, du devenir-visible, de l’être exposé à la vue des autres, de la phénoménalisation ou de la présentation de soi – ce que Blumenberg appelle "le complexe anthropologique de la visibilité, qui englobe le fait de pouvoir être vu, de se laisser voir et de se présenter"   – est omniprésent, au point d’assumer le rôle de cheville ouvrière entre la première et la seconde parties, non seulement parce que certaines analyses, en première partie, relèvent clairement de la phénoménologie de l’être-vu (par exemple la remarquable analyse de la quotidienneté dans laquelle, rectifiant la ligne d’interprétation adoptée par Heidegger, Blumenberg fait remarquer que la quotidienneté pourrait être comprise, dans sa globalité, comme l’effort pour passer inaperçu   ), mais encore parce que la seconde partie entreprend, pour le fond, de mener à bien le projet d’une anthropologie phénoménologique que la phénoménologie husserlienne a précisément manqué, en procédant à ce que l’on pourrait appeler une naturalisation de la phénoménologie, par laquelle les principaux concepts de la phénoménologie font l’objet d’une réinterprétation en contexte naturaliste (par exemple le concept de conscience intentionnelle ou celui d’horizon, dont Blumenberg  propose une genèse dans le cadre darwinien de la lutte pour la survie, et une interprétation dans laquelle l’accès à la visibilité joue un rôle central   ).

Il est impossible de restituer l’étonnante richesse des analyses que propose Blumenberg, lesquelles concernent aussi bien le phénomène de la santé, que l’expérience de l’ennui, le sentiment de la honte, l’exhibition de la nudité, les émotions amoureuses, etc., que l’auteur développe d’une plume très élégante en mobilisant une vaste culture philosophique, psychanalytique et littéraire. Le livre de Blumenberg est l’un des grands livres de philosophie parus ces dernières années. Lucien Febvre notait, au terme de son compte rendu de la Méditerranée de Braudel, que ce livre n’était pas seulement un livre qui instruit, mais un livre qui grandit. Celui de Blumenberg fait partie de ce genre de livres – assurément très rare.