Mathieu Guidère est l'auteur de l'ouvrage "Le choc des révolutions arabes" (éditions Autrement, 2011).  Il s'exprime sur l'avenir de la Libye.

Nonfiction- Dans votre ouvrage, vous soulignez le fait que le pouvoir dans le monde arabe doit être analysé "en termes de rapport de force et d’allégeance plutôt qu’en termes politiques et institutionnels". Pour vous, les structures anciennes sont toujours là et les valeurs tribales n’ont jamais été aussi prégnantes. Le Conseil National de transition (CNT), l’organe politique à la tête de la rébellion libyenne, sera-t-il en mesure de bâtir un Etat de droit après 42 ans de dictature du colonel Mouammar Kadhafi ?

Mathieu Guidère : La Libye se trouve aujourd’hui dans une situation unique et paradoxale. En effet, après 42 ans de dictature Kadhafi, le pays ne possède toujours pas les institutions d’un État moderne ni celle d’un État de droit. Malgré sa richesse, la Libye vit avec des structures et des pratiques d’un autre temps. C’est à la fois une chance et un handicap : une chance parce que tout reste à faire et qu’il est possible de créer du neuf ; un handicap parce que la fondation d’un nouveau système ne peut se faire sans une révolution des esprits et des pratiques. Or, comme son nom l’indique, le CNT n’est qu’un organe transitoire et ne pourra donc pas agir en profondeur ni dans la durée, parce qu’il n’en a pas la légitimité ni les moyens. Il faudra donc attendre le nouveau gouvernement élu de la Libye nouvelle pour voir bâtir un État de droit. Et même dans ce cas, il serait erroné de croire que ce nouvel État sera à l’image des démocraties occidentales. En effet, la notion d’"État de droit" est redéfinie dans le contexte islamique comme un État dans lequel les normes juridiques tirent leur légitimité du Coran et n’ont d’autre limitation que la parole d’Allah et la tradition de son prophète Mahomet. En Libye, l’islam est religion d’État et, depuis 1994, la charia, loi islamique, s’applique en matière de droit. Dans la charte constitutionnelle élaborée par le CNT pour la période transitoire, il est clairement indiqué que la "charia sera la source de la législation", mais il est également précisé que "l’État garantira la primauté du droit, le pluralisme politique, l’alternance pacifique et démocratique au pouvoir, et le droit de représentation pour toutes les couches du peuple libyen, ainsi que la liberté d’opinion et d’expression individuelle et collective". Il est également précisé que "l’exercice du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif par le gouvernement transitoire et la justice seront totalement indépendants les uns des autres". C’est donc vers une sorte de démocratie musulmane que s’oriente la Libye nouvelle, à l’instar de ce qui s’est passé en Europe à la fin du XIXe siècle avec la démocratie chrétienne. En d’autres termes, il s’agira d’une société démocratique et pluraliste, avec une politique conforme au message qu’expriment le Coran et le Hadith, la doctrine sociale de l’Islam sunnite et les travaux de penseurs musulmans.

Nonfiction- Vous évoquez trois lieux de pouvoir et d’expression d’allégeance : la tribu, l’armée, la mosquée. "La clé du pouvoir se trouve désormais entre les mains de l’une ou l’autre de ces forces", écrivez-vous. L’influence de ces forces est-elle sous-estimée ?

Mathieu Guidère : Il est clair aujourd’hui qu’un certain ethnocentrisme méthodologique domine les études politiques concernant le monde arabe et musulman, conduisant de fait à oblitérer le rôle des structures propres aux pays étudiés au profit d’une approche comparatiste homogénéisante. Or, il serait impossible de comprendre les rapports de forces, depuis le temps de la confrérie Senoussiyya jusqu’à la Libye post-Kadhafi, si on ne tenait compte de la force d’adhésion et de mobilisation que possède chacune de ces forces. On sait que le régime de Kadhafi n’aurait jamais tenu sans le soutien indéfectible de certaines tribus, à commencer par celle de son propre clan. Mais on sait aussi que les rebelles n’auraient jamais vaincu l’armée loyaliste sans l’engagement des islamistes sur le terrain militaire. Les uns se battaient pour le clan et la tribu, les autres au nom d’Allah et de l’Islam, mais tous étaient mus par un esprit de corps qui plonge ses racines dans les structures anthropologiques et dans l’histoire du pays. Aujourd’hui encore, l’influence propre à chacune de ces forces (la tribu, l’armée, la mosquée) reste floue et mal étudiée dans les faits, alors même qu’elle détermine la nature de la transition politique et l’évolution future de la société libyenne.

Nonfiction- Vous affirmez que "toutes les tentatives de démocratisation forcée et/ou soutenues par le Nord ont échoué, conduisant au renforcement du communautarisme et/ou de l’islamisme". Le craignez-vous pour la Libye ?

Mathieu Guidère : Qu’il s’agisse de l’Afghanistan ou de l’Irak pour ne citer que ces deux cas emblématiques, c’est un fait avéré que les interventions occidentales, en particulier militaires, ont montré leurs limites en termes de démocratisation. Mais cela est dû, me semble-t-il, à un élément ayant une portée psychologique considérable : l’occupation des pays par des forces étrangères. Autrement dit, le changement de régime puis la prise en charge de la transition politique se faisait sous l’œil et en présence des troupes étrangères, désormais perçues non pas comme des forces de libération mais comme des troupes d’occupation. Cela n’est pas le cas en Libye et ne le sera jamais, car les puissances occidentales ont justement retenu la leçon du passé, et c’est pourquoi il est permis d’être plus optimiste pour l’avenir de la Libye malgré l’implantation des islamistes et des tribus. L’intervention de l’Otan a été ponctuelle et n’a servi qu’à appuyer les forces locales. À aucun moment, il n’a été question d’envahir le pays ni de l’occuper militairement. C’est une différence majeure d’avec le passé qui change la donne du futur.

Nonfiction- Réunis à Paris le 1er septembre 2011, l’ONU et les grandes puissances ont approuvé une feuille de route pour les nouvelles autorités de Tripoli, et ont décidé de débloquer immédiatement 15 milliards de dollars contre la promesse de la démocratie, de la stabilité et de la réconciliation. Etes-vous satisfait de ce résultat ?

Mathieu Guidère : Ce qui s’est joué à Paris le 1er septembre 2011, c’est une expérience totalement inédite et une nouvelle façon d’appuyer la volonté des peuples sous l’égide de l’ONU. Il fallait accompagner la "transition" politiquement, diplomatiquement et financièrement. Mais l’avenir dira si c’était la bonne méthode, car d’ores et déjà des voix se sont levées en Libye pour protester contre la décision des "Amis de la Libye" de confier la gestion de l’argent libyen aux anciens du régime ; certains auraient aimé que la gestion des milliards débloqués soit confiée à un comité d’experts ou à des technocrates sans lien avec l’ancien régime ni avec les anciennes pratiques du pouvoir.

Nonfiction- Croyez-vous à la reddition de Kadhafi ? Doit-il être jugé par la Cour pénale internationale ?

Mathieu Guidère : La reddition de Kadhafi me paraît peu probable étant donné l’état d’esprit et les déclarations du personnage au cours des derniers mois et même des dernières semaines. Non seulement, Kadhafi a toujours déclaré qu’il se battrait jusqu’au bout mais il a également affirmé qu’il mourrait en "martyr", ce qui exclut a priori toute perspective de reddition ou d’exil. En effet, à moins qu’il soit trahi et pris vif comme l’a été Saddam Hussein en 2003, il est peu probable qu’il soit jugé un jour devant une quelconque juridiction. Mais si cela devait arriver, il ne fait aucun doute que les Libyens voudront, à l’instar des Irakiens, des Tunisiens et surtout des Égyptiens, juger "leur" dictateur avant tout chez eux et selon leurs lois. Étant donné les exemples indiqués et la dimension cathartique de tels procès comme en témoigne l’exemple égyptien, il est peu probable que les Libyens s’en remettent à la Cour pénale internationale pour juger Kadhafi ou son fils.

Nonfiction- La révolution tunisienne a déclenché un tourbillon de manifestations dans le monde arabe. Il n’y a cependant pas eu de chute en cascade de tous les régimes autocratiques. Faut-il s’attendre à d’autres "révolutions" ?

Mathieu Guidère : La révolution tunisienne a fait sauter un verrou psychologique important, celui de la peur : elle a montré que la dictature était fragile et que le peuple pouvait changer sa destinée. Même s’il n’y a pas eu de chute en cascade de tous les régimes, la donne a radicalement changé : ce ne sont plus les peuples qui ont peur mais les régimes en place. Tôt ou tard, les autres pays seront "révolutionnés" d’une manière ou d’une autre, lentement mais sûrement, car ils présentent globalement les mêmes traits et les mêmes failles. Encore faut-il que la communauté internationale et les démocraties occidentales aident les peuples dans cette transition, car les cas libyen et syrien ont montré que les régimes dictatoriaux étaient prêts à tout pour se maintenir au pouvoir et que la méthode pacifique avait ses limites face de tels régimes.

Nonfiction- Vous pointez le rôle de la jeunesse arabe dans la révolution 2.0. Représente-t-elle l’espoir pour encourager le virage démocratique du monde arabe ?

Mathieu Guidère : La jeunesse arabe a été un élément déterminant du "printemps arabe" parce qu’elle a utilisé tous les moyens technologiques disponibles pour contrer la dictature et contribuer à sa chute. Elle a montré qu’elle avait des aspirations à la liberté et à la dignité identiques à celles de la jeunesse occidentale. En cela, elle est indéniablement un facteur de modernisation du monde arabe avec lequel il faudra compter. Mais cette jeunesse a œuvré pour une révolution politique et non pas sociale ; elle a voulu la chute des régimes et non le changement de société, car elle est elle-même partie prenante des réseaux d’appartenance existants. Malgré sa modernité, elle n’a pas fait des revendications analogues à celles de la jeunesse européenne de 1968 par exemple. C’est donc une jeunesse dont le rôle sera central dans la transition démocratique, mais dont il ne faut pas attendre une révolution des mentalités ni des mœurs.

Nonfiction- Comment l’Occident peut-il accompagner la libération de cette jeunesse ?

Mathieu Guidère : L’Occident pourrait accompagner la libération de cette jeunesse de maintes façons mais il est aujourd’hui handicapé par le poids du passé et de la conjoncture économique. En temps de crise et de chômage, la jeunesse occidentale elle-même semble dans le désarroi, et l’Occident pâtit d’une image négative comme s’il était sur le déclin. Or, pour pouvoir accompagner cette jeunesse arabe, il faudrait que le "rêve américain" ou encore le "rêve européen" fonctionnent de nouveau comme des forces d’attraction et d’édification, rayonnant à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs propres territoires.

Propos recueillis par Estelle Poidevin