David Alliot nous propose un portrait en éclats de Louis-Ferdinand Céline à travers deux cents témoignages de sa jeunesse à sa mort : une passionnante initiation à la vie d’un homme déroutant à bien des égards.

Le volume de 1171 pages intitulé D’un Céline l’autre rassemble après une courte préface de François Gibault et une biographie synthétique (d’une centaine de pages tout de même) rédigée par David Alliot, deux cents témoignages chronologiquement classés sur la vie de Louis-Ferdinand Céline. Ces textes variés offrent un portrait en éclats du médecin Louis Destouches, du romancier Céline et de l’auteur dépourvu de remords des pamphlets antisémites. Les témoignages sont suivis par des annexes : deux cartes (les banlieues de Céline, sa fuite en Allemagne), une chronologie, une bibliographie et un index des noms propres. On appréciera particulièrement la mise en contexte systématique réalisée par de courtes introductions et par des notes en général très bien faites.

En revanche, David Alliot s’abstient volontairement de commenter les témoignages, sauf pour signaler d’éventuelles coquilles ou inexactitudes. Il laisse ainsi au lecteur toute liberté de recomposer le portrait de Céline vu par ses contemporains dans toute sa diversité. Comme pour l’édition des Lettres de Céline par Henri Godard et Jean-Paul Louis dans la “Bibliothèque de la Pléiade”, le choix judicieux a été fait de respecter la chronologie. Le lecteur peut ainsi suivre l’ensemble de la vie de Céline au fil de ces témoignages plus ou moins nombreux (ils sont particulièrement rares sur la période anglaise, mal connue) qui vont d’une main courante de l’école de la rue d’Argenteuil à un entretien de 1985 avec Lucette Destouches.

Entre-temps, le volume nous aura fait parcourir les principales étapes biographiques qui transforment Destouches en Céline (je reprends ici les principales sections de l’ouvrage) : “La jeunesse (1894-1912)”, “Le cuirassier Destouches (1912-1914)”, “La guerre (1914-1915)”, “L’Angleterre (1915-1916)”, “L’Afrique (1916-1917)”, “La fondation Rockefeller (1918-1919)”, “La vie du Carabin Destouches (1919-1924)”, “À la Société des nations (1924-1927)”, “Céline à Clichy (1927-1937”, “La publication de Voyage au bout de la nuit (1932-1933)”, “La publication de Mort à crédit et les pamphlets (1934-1939)”, “Le voyage à Léningrad (1936)”, “L’Occupation (1940-1944)”, “De Baden-Baden à Siegmaringen (1944-1945)”, “L’exil danois (1945-1951)”, “Meudon-Célingrad (1951-1961)”.

Des éclairages nouveaux sont apportés par ces témoignages dont les deux tiers étaient, avant la publication de ce volume, difficiles d’accès pour le grand public ou inédits. La diversité des témoignages, dont certains sont bien sûr sujets à caution, d’autant qu’ils sont souvent écrits a posteriori, fait apparaître des aspects divers, et parfois contradictoires, d’un personnage qui a particulièrement frappé ses contemporains. Les provenances en sont très diverses : correspondances, journaux intimes, mémoires, entretiens, extraits de romans (celui d’Édith Follet, par exemple), etc. Il est difficile de donner une idée de ce livre foisonnant, que l’on peut lire dans la continuité chronologique aussi bien que dans le désordre – comme un hypertexte – pour y découvrir des aspects tantôt familiers tantôt méconnus du grand homme…

On sourit en lisant la main courante de l’école d’Argenteuil : “Enfant assez intelligent mais gâté par la famille : aussi se croît-il une merveille et est-il vaniteux au-delà du possible”, ou les lettres des créanciers mécontents datant de l’époque où Céline était employé à la SDN et ne réglait pas toujours ses factures… Certains comme Georges Geoffroy, un des rares témoins de la période londonienne ont des remarques lumineuses : “Céline, pour moi, c’était un homme du Moyen Âge ou de la Renaissance revenu sur terre qui supportait mal le XXe siècle.” On retrouve avec plaisir, outre les étonnants témoignages sur la mission Rockefeller de lutte contre la tuberculose en Bretagne, celui de Robert Debré sur les débuts de Louis Destouches en médecine ou celui d’André Lwoff sur le chercheur qu’il a connu à l’Institut Pasteur, au temps où il se rêvait en grand scientifique. Les propos d’Élisabeth Craig, recueillis tardivement par Alphonse Juilland, apportent des informations précieuses sur les conditions mentales de l’écriture du Voyage : “Quand il sortait de son bureau, je lui disais : ‘Tu deviens dingue.’”

Il est amusant de noter les discordances de points de vue entre ceux qui le dépeignent comme un monstre : “Laid, gris, hirsute, peu soigné, jamais assis, vautré. L’allure veule, la parole faubourienne” (Hélène Gallet) et ceux qui voient en lui, à la même période pourtant : “Un garçon solide, bien droit, aux yeux bleus, avec une franche figure éclairée. Il était bien bâti, en type un peu américain qu’il imitait par son allure et son habillement sportif” (Marcel Brochard, en 1919). Son antisémitisme semble avoir été précoce (rappelons que L’Église, probablement écrite vers 1929, fonde déjà sa critique de la SDN sur des clichés antisémites) comme en atteste cette rencontre avec Pierre Chenal, intéressé par une adaptation du Voyage et que Céline aurait rencontré en 1932. Après lui avoir déclaré que “les youpins tiennent tout, y compris le cinéma français”, Céline lui aurait dit : “Moi, Chenal, les youtres, je les renifle. Et de loin. J’ai le pif pour ça.” Furieux, Chenal se lève alors et lui jette : “Céline, je m’appelle Cohen, et je t’emmerde.” Bien sûr, il n’a plus été question de l’adaptation…

Sur la période controversée de l’Occupation, on retrouve avec intérêt le passage des Mémoires de Benoist-Méchin – presque trop célinien pour être vrai – où lors d’un dîner à l’ambassade d’Allemagne avec Otto Abetz et Drieu la Rochelle, Céline aurait prétendu qu’Hitler était mort et que les Juifs l’avaient remplacé par l’un des leurs. David Alliot rappelle dans son introduction biographique que Céline a été plusieurs fois convié à l’ambassade ou à l’Institut allemand, que “régulièrement, [il était] invité aux manifestations politiques organisées par les partisans de l’Europe allemande. Non sans malice, il y participe parfois, se moquant généralement de ces collaborateurs qu’il juge bien trop timorés”. Alliot rappelle même sa protestation auprès des organisateurs de l’exposition sur “Le Juif et la France”, non pas bien sûr à propos de la discrimination raciale dont elle est un des sommets, mais parce que ses pamphlets ne sont pas vendus dans la librairie attenante !

La gamme des témoignages habituels sur Céline (Poulet, Mahé, Vandromme, etc.) assortis des nombreuses correspondances – dont l’édition de la Pléiade susmentionnée offre un large choix – se voit ici encore élargie grâce aux recherches et aux compilations minutieuses de David Alliot. On signalera parmi bien d’autres beaux témoignages, celui de Colette Destouches, la fille de Céline récemment disparue, qui reconnaît “spirituellement” son père dans le héros du Voyage et de Mort à crédit. Céline lui avait donné le conseil suivant : “Ne fais pas de littérature. On y laisse sa peau. Si tu veux vivre normalement, ne t’occupe pas de ça.” Lucette, sa deuxième épouse déclare quant à elle : “J’ai vécu en courant derrière lui, toujours je marchais dans son ombre.” Le recueil met en évidence la diversité des facettes du personnage de Céline. Il fait tout de même apparaître une certaine constance chez lui du sentiment antisémite – issu probablement, on l’a souvent dit, des idées politiques étriquées de son milieu d’origine – sentiment qui passe au premier plan à partir de l’échec de Mort à crédit.

Apparaît également la transformation progressive du jeune homme aimant la vie, les voyages et les femmes en un vieil homme aigri qui se réfugie dans le travail, ressassant ses griefs. Difficile de se composer une image cohérente de Céline, entre l’homme généreux et celui qui ne lâche pas ses billets facilement (sa pingrerie est légendaire), entre le médecin soucieux de la bonne alimentation des enfants en période de rationnement et l’écrivain qui se compose un personnage nihiliste, s’invente une trépanation, se fabrique une enfance “noircie” dans un milieu plus pauvre que le sien. Comment réunir en un seul homme celui qui continue à disserter sur le péril juif pendant l’Occupation et fréquente des dignitaires allemands, et celui à qui il ne viendrait pas à l’idée de dénoncer les résistants qui se réunissent à côté de chez lui.

Parmi quelques images qui subsistent à la fin de la lecture de ce fort volume, on notera le témoignage de Jean-Marc Dejan de la Batie qui raconte comment Céline, bénéficiant du régime accordé aux anciens combattants de 14-18 a été amnistié, sous l’impulsion de maître Tixier-Vignancourt et du colonel Camadau, par le président Roynard sous le nom de Louis Destouches, domicilié rue de Turenne (alors qu’il est encore en exil au Danemark !), à l’aide d’un dossier solidement ficelé pour éviter au président – qui ne savait pas de qui il s’agissait – la tentation de l’ouvrir ! On gardera aussi en mémoire le récit de Christian Dedet, médecin et écrivain qui a vu Céline l’avant-veille de sa mort et rapporte cette dernière visite dans un style presque célinien : “À la rage du soleil, Louis-Ferdinand Céline rit, pleure, se gratte les aisselles, proteste, ronchonne, éructe, invoque le ciel, se frappe le front. Voilà. Nous y sommes. Céline joue Céline. Céline par lui-même. Bienheureux Céline qui, jusqu’aux buées de l’agonie, aura conservé une enfance intacte.”

 

Critique extraite du dossier sur Céline, coordonné par Alexandre Maujean.