Fuenteovejuna est un peu à l’imaginaire collectif espagnol ce que Candide ou Les Misérables sont au nôtre : comme un arrière-décor perpétuel de l’engagement civique quotidien. Dans cette pièce cruelle et drolatique, Félix Lope de Vega met en scène un événement déjà vieux de plus d’un siècle qui a marqué les esprits du Siècle d’or. En 1476, les habitants de la municipalité de Fuenteovejuna avaient refusé de livrer le nom de celui qui, parmi eux, avait osé se défendre contre les abus de pouvoir du seigneur local, armés de silence jusque sous la torture.

En refusant de signer leurs articles pour protester contre leurs conditions de travail, un ensemble de rédacteurs d’El Pais se serait livré ces derniers jours à une imitation de mauvais aloi du mythe national. Telle est du moins l’opinion exprimée dans une tribune du mardi 28 juin par les quatre directeurs qui se sont succédés à la tête du "quotidien mondial en espagnol" (J. L. Cebrian, J. Estefania, J. Ceberio et X Moreno). Pour eux, cette campagne d’anonymat pose deux problèmes d’ordre déontologique.

D’abord, les statuts votés démocratiquement par l’ensemble de la rédaction prévoient un cloisonnement clair entre les questions professionnelles (rédactionnelles, déontologique, etc.) et celles concernant les conditions de travail, deux conseils ayant été instaurés pour traiter respectivement des unes et des autres. Or l’action des rédacteurs d’El Pais reviendrait à transposer sur le terrain professionnel un conflit lié au travail.

Plus grave encore est à leurs yeux le fait que, tout contenu journalistique engageant singulièrement son auteur, l’absence de signature reviendrait à ôter toute valeur à des textes qui, de la brève au reportage, ne pourraient dès lors plus être adéquatement interprétés. Jouant des lecteurs contre les rédacteurs, les quatre hommes rappellent qu’en dépit de l’adhésion de principe de l’ensemble de la rédaction à une même ligne éditoriale, les divergences d’appréciation et d’opinion subsistent heureusement au sein de tout journal, si bien que la "signature collective" qu’impliquerait indirectement cette forme de grève poserait un problème éthique vis-à-vis des uns comme des autres.

Sur Periodistas 21, un blogueur et journaliste considère que cet "abus" met en évidence une autre dérive du journalisme espagnol, le recours systématique à la signature, à l’origine selon lui d’une personnalisation excessive des contenus aux dépens de l’idéal d’objectivité d’une information devant avant tout être croisée et rapportée. La normalisation narcissique de la signature reviendrait en effet à prendre deux risques d’envergure : celui de brouiller la différence entre faits, analyses, interprétations et opinions, et celui de mettre paradoxalement en péril l’indépendance d’individus identifiés, plus fortement soumis aux pressions extérieures qu’une rédaction protégée par un certain anonymat et incarnée dans des directeurs portant la parole d’une institution solidaire. 

Au-delà de la question – importante – des modalités légitimes du droit de grève se pose alors celle des exigences qui doivent fonder un journalisme professionnel de qualité pour en garantir la pérennité à l’heure où la presse traditionnelle subit les assauts de la gratuité


Pour aller plus loin:

- J. L. Cebrian, J. Estefania, J. Ceberio et X. Moreno, "Transparencia frente a Fuenteovejuna", El País, 28 juin 2011

- "El País sin firmas y el abuso de la autoría", Periodistas 21, 28 juin 2011