Pierre-Cyrille Hautcoeur est directeur d'études à l'EHESS et enseigne à l'Ecole d'Economie de Paris. Il répond ici aux questions de nonfiction.fr dans le cadre d’un dossier consacré aux nouveaux économistes français.

 

Nonfiction.fr- Quand et comment avez-vous décidé de devenir économiste ?

Pierre-Cyrille Hautcoeur- Lycéen, je voulais être historien et je suis donc entré après le bac en hypokhâgne (lettres supérieures). En cours d’année, l’Ecole normale supérieure (ENS) a annoncé la création d'un nouveau concours incluant économie, sociologie et maths. Cela m’a tenté à cause de l'ouverture que cela offrait sur la compréhension du monde contemporain, qui est aussi l’objectif indirect de tout historien.

A l’ENS, j’ai suivi les cours d’histoire et d’économie avec la conviction que l’économie était au cœur de la société actuelle. La finance m’a attiré pour les mêmes raisons : elle est à l’économie ce que l’économie est au reste du monde : le lieu du pouvoir qui souvent s'impose à tout le reste. A l’époque, dans les années 80, la finance était par ailleurs en pleine évolution sous l’impulsion des réformes de Pierre Bérégovoy et de son conseiller Jean-Charles Naouri, un normalien matheux qui vint nous exposer sa vision incroyablement systématique de la libéralisation financière. A un moment où l'accès à l'Université semblait fermé, où n'existaient pas d'allocations de thèse, et où les normaliens partaient dans toutes sortes de directions, ces changements étaient passionnants. Si je refusais finalement la propositions de Naouri de participer à la création de France-Trésor (la nouvelle entité qui allait gérer la dette publique), ainsi que la possibilité donnée à ce moment là aux normaliens d'entrer à l'Ecole nationale d'administration sans concours, ce fut un peu par paresse, un peu par désir d'approfondir la compréhension théorique et approfondie du monde que seule permet la vie académique. Je vis quand même une expérience "réelle" dans la finance : en 1987-88, j'eus la chance de faire mon service militaire (si l'on ose dire) en coopération dans une banque française en Espagne. Au sein du département financier, j'assistai à l'apogée et à l'éclatement de la bulle financière de 1987, et observai quelques pratiques peu délicates auxquelles l'urgence et la peur – sans même parler du goût du lucre – donnaient lieu. A l'excitation réelle que donne l'action quotidienne en ces lieux, je préférai finalement l'implication moins intensive mais plus approfondie et soutenue de la recherche. Soucieux de donner de la perspective aux transformations financières en cours, je choisis de consacrer ma thèse aux variations dans la longue durée du rôle des marchés boursiers dans le financement des entreprises en France. C’était à la fois un exercice de recherche économique où j’utilisais des techniques d’analyse quantitative et une étude historique où je cherchais à comprendre le fonctionnement des marchés boursiers à une certaine époque et les raisons de leur évolution. J'étais parti pour expliquer les changements depuis 1945, mais la recherche des origines m'a amené à finalement commencer ma recherche vers 1890 et à l'arrêter en 1936 !

L’histoire financière était encore alors dominée par l'étude des banques – les acteurs dominants de la finance française des années 1945-85 – et l'histoire des marchés restait encore largement inexplorée. Agrégé répétiteur quand j’ai écrit ma thèse, j’ai travaillé de manière assez solitaire, sans beaucoup d’encadrement. Christian de Boissieu avait accepté de diriger ma thèse, mais ne pouvait guère m'aider dès lors que je m'orientais vers des époques éloignées de l'actualité. Je dus donc inventer ma méthode peu à peu, en découvrant en particulier les développements en cours de la théorie financière en plein développement. L'application des outils de la théorie économique et financière était quasiment inexistante, sauf dans quelques universités américaines. Cela m’a incité à aller passer après ma thèse une année à l'université de Rutgers dans le New Jersey, où étaient réunis quelques uns des meilleurs spécialistes de ces questions : Michael Bordo, Hugh Rockoff et Eugene White. J'allais par la suite continuer à travailler sur ce sujet, tout en me diversifiant un peu vers des questions macroéconomiques telles que les problématiques des crises monétaires - stabilisation Poincaré et retour à l’étalon-or, démarrage de la crise de 1929 en France - et des sujets que j'ai tentés de lire dans une perspective d'histoire financière : histoire de l’assurance vie ou histoire des faillites, que j'ai analysées pour évaluer les liens entre leurs transformations et celles d'autres institutions financières. On constate ainsi que les transformations du capitalisme ont des conséquences sur la manière dont doivent être dessinées les institutions qui le régulent. J’ai aussi continué à m’intéresser à l’histoire boursière, en particulier la compréhension des transformations des organisations boursières.


Nonfiction.fr- Quels ont été vos maîtres à penser et en quoi le furent-ils ?

Pierre-Cyrille Hautcoeur- En histoire, j'avais lu avec passion les grands maîtres de l'Ecole des Annales, en particulier en histoire médiévale, vers lesquels m'avaient guidé des professeurs de khâgne (en particulier Dominique Borne) et des lectures de vulgarisation de jeunesse (de Jacques Bainville à Régine Pernoud). A l’Ecole Normale, j'eus la chance d'être envoyé par Lionel Zinsou au séminaire de Maurice Lévy-Leboyer à Sciences Po, qui accueillait les meilleurs historiens économistes du moment. Il m'a encouragé à étudier parallèlement économie et histoire et à tenter leur articulation, que lui-même mettait en œuvre alors avec François Bourguignon dans un ouvrage marquant – quoique sans réelle postérité – qui alliait modèles de croissance et histoire quantitative (L'économie française au 19e siècle, Economica 1985). M. Lévy-Leboyer dirigea ma maîtrise, qui se déroula dans les archives sombres de la Banque de France, à lire les procès-verbaux des séances du Conseil général autour de la crise de 1929 : des mines d'information, dont je ne tirai sans doute pas la moitié de la richesse ! En même temps, je bénéficiais sous les combles de la rue d'Ulm de la réunion exceptionnelle de talents que constituait alors le petit Laboratoire d'économie politique récemment constitué à l'ENS, où pendant mon DEA (le M2 de l'époque) je pouvais côtoyer J.-P. Benassy, F. Bourguignon, P.-A. Chiappori, Ph. Mongin (et j'en passe), tous jeunes et en train d'internationaliser et de révolutionner les standards de la science économique en France. Contrairement à ce que certains d'entre eux semblaient penser, cela me paraissait très complémentaire d'autres enseignements que je recevais, ceux en économie de Y. Moulier-Boutang ou d'A. Zantman, le séminaire de sciences politiques de P. Manent ou même celui de théologie médéivale de P.-M. Gy et J. Verger. Je n'étais pas conscient alors de l'incroyable chance que représentait cette diversité, ni du caractère exceptionnel de l'accueil que nous offraient au LEP tant les chercheurs que les ingénieurs et les secrétaires.

Comme beaucoup de gens depuis, j'ai à travers la théorie financière été très influencé par le grand paradigme de l’asymétrie des informations qui domine les sciences économiques depuis une vingtaine d’années. J’ai aussi été inspiré par les théories de l’efficience des marchés et des enseignements dans la lignée de la théorie du portefeuille, qui convergent en partie avec les théories de l’information à travers les travaux de chercheurs comme Michael Jensen. Maintenant, j’éprouve plus de réticences à leur égard que je n’en avais initialement. Je pense que ces deux paradigmes sont entrés dans l’ère des rendements décroissants et que leur confrontation aux données empiriques soulève de grandes difficultés.


Nonfiction.fr- Peut-on concilier l’approche d’un historien qui cherche à comprendre des faits dans un contexte précis et la démarche d’un économiste qui cherche à modéliser les comportements et à les généraliser hors d’un contexte historique ?

Pierre-Cyrille Hautcoeur- Il est vrai qu’il y a une vraie tension entre histoire et économie sur le plan de la méthodologie. D’un côté, beaucoup d’historiens récusent l’utilisation de concepts qui sont anachroniques et ont une tendance au relativisme conceptuel. De l’autre, les économistes ont tendance à considérer l’histoire uniquement comme un terrain d’expérience. Ils vont juste vérifier les modèles en prenant des exemples. Ces deux approches me semblent avoir leurs limites. Avec les collègues qui partagent mon point de vue, j’essaye de produire une histoire économique qui utilise les concepts et les théories de l’économie tout en apportant un regard critique, c'est-à-dire de veiller à leur pertinence par rapport au contexte historique où ils sont appliqués. D’un côté, les bases de données, les techniques statistiques, la quantification sont cruciaux pour mesurer l’ordre de grandeur des effets qu’on veut éprouver et l’économie a une supériorité en ce domaine sur les autres sciences sociales. De l’autre, il faut veiller à garder le sens de l’historicité et adapter les concepts et les modèles au contexte historique. Le cœur du sujet est la compréhension des processus qui influent sur la transformation des économies, des institutions, etc. En cela, l’histoire est irremplaçable.

Je crois qu’il y a une vraie complémentarité entre l’approche de l’historien et celle de l’économiste. La démarche des historiens est intéressante car ils ne croient que ce qu’ils observent. Si à certains égards, leurs moyens sont plus pauvres - il n’est pas possible pour un historien de faire des expériences, des enquêtes ou d’interviewer les gens - les sources qu’ils utilisent sont très souvent des données confidentielles, qui n’étaient pas destinées à devenir publiques comme des procès verbaux ou des carnets de notes. Pour cela, le travail d’observation d’un historien est généralement plus fin que celui d’un économiste. Il est toujours attentif à la manière dont est fondé un argument parce qu’il va confronter des sources d’information différentes et il se soucie de leur historicité, c'est-à-dire des mécanismes qui ont produit l’information. Ainsi, en matière statistique, on ne peut pas comparer de manière neutre des chiffres appartenant à des périodes historiques différentes, mais il faut prendre en compte les changements structurels. L’histoire apporte une dimension d’analyse qualitative complémentaire de l’approche quantitative de l’économie. L’économie a un regard moins critique envers la source statistique. Je me rends compte dans le cadre de mes cours que le cours d’histoire économique est un lieu de prise de distance critique par rapport aux méthodes qu’on enseigne en économie. Les élèves me disent que ce cours est un lieu "d’aération" qui leur donne une plus grande liberté d’analyse et de vision pour leurs recherches en économie.


Nonfiction.fr- Sur quoi portent actuellement vos travaux ?

Pierre-Cyrille Hautcoeur- Depuis une dizaine d'années, les spécialistes de finance se sont mis à étudier les détails de l'organisation des marchés financiers (ce qu'ils appellent leurs microstructure), pour comprendre un certain nombre d'anomalies récurrentes dans leur fonctionnement. En 1999, j'ai suggéré à mon premier doctorant, A. Riva, d'aborder cette question d'un point de vue historique, en comparant les fonctionnements des bourses françaises et italiennes. Même si sa thèse n'a porté finalement que sur les bourses italiennes (Gênes et Milan à la Belle Epoque), cela a permis de lancer une piste. Aujourd'hui, je viens de publier avec lui un long article qui étudie en détail les transformations du fonctionnement de la bourse de Paris au XIXe siècle. Nous avons cherché en particulier à comprendre l'articulation entre le marché officiel et la coulisse, ce marché parallèle, qui bien qu’illégal a fonctionné pendant un siècle et demi, protégé à certains moments par les autorités gouvernementales, réprimé à d’autres moments quand la spéculation était jugée trop importante. Le monopole de droit du marché officiel n'était jamais appliqué, le gouvernement ayant lui-même intérêt à l’existence d’un marché parallèle. La coexistence entre les deux marchés était une relation de complémentarité qui permettait finalement l’existence d’un marché financier large et diversifié capable à la fois de servir les besoins de transactions sécurisées des investisseurs non avertis "père de famille" et les besoins spéculatifs des investisseurs avertis, qui peuvent avoir une réelle utilité économique sans nuire aux précédents s'ils en sont correctement séparés.

En ce moment, j’essaye de monter un vaste projet de recherche européen dont le but serait d’examiner historiquement l’Europe des marchés comme un ensemble unique et d’étudier les relations et le fonctionnement des places boursières qui la composent, pas seulement dans une perspective d'intégration financière des prix d'actifs (vérifier que les prix s'influencent à l'échelle européenne) mais à partir des comportements des acteurs (investisseurs, banques, bourses) et de leurs interactions à l’échelle européenne. Certaines places financières sont régionales, d’autres nationales et d’autres ont une envergure européenne mais toutes interagissent entre elles. Ainsi, dans certains secteurs d’activité, des places financières régionales peuvent avoir une dimension internationale (ainsi Lyon est importante pour les tramways, comme Bruxelles). D'autres activités sont dominées par les grandes places nationales (les grandes lignes de chemins de fer par exemple). La question est en particulier de savoir quels sont les avantages et les inconvénients de la centralisation de l'activité sur certaines places. Ce projet vise à apporter une vision européenne du fonctionnement des marchés boursiers en prenant comme échelle de mesure les banques, les marchés boursiers, les entreprises pour analyser concrètement le processus de financement. Dans ce cadre, on essaye de mettre en place avec un certain nombre de collègues un projet de base de données européen qui réunira la liste de toutes les sociétés cotées en bourse au cours de ses deux derniers siècles.


Nonfiction.fr- Que pensez-vous du courant de pensée selon lequel la science économique subirait une crise systémique, provoquée notamment par son incapacité relative à prévoir la crise de 2008 ?

Pierre-Cyrille Hautcoeur- Un certain nombre d'économistes ont toujours été hostiles à la manière dont se développait la science économique et utilisent la crise pour la critiquer. En fait, parler de LA science économique ne va pas de soi. Effectivement, il y a un corpus assez simplifié qui est enseigné de manière extrêmement homogène et systématique dans la plupart des universités du monde. Il permet de définir une communauté professionnelle des économistes, mais présente les avantages et les limites de cette simplification. L’avantage étant qu’elle facilite la communication entre des personnes ayant un langage commun, l’inconvénient est qu'elle transforme parfois en doctrine ce qui n’est qu’un état provisoire des savoirs. Ces corpus évoluent constamment et sont beaucoup plus divers qu’on n’a l’habitude de le dire. La crise a remis en cause une partie de ces corpus, notamment certaines formes de la macroéconomie basées sur des hypothèses d’équilibres automatiques et permanents de l’économie. Cependant il est paradoxal d’entendre dire en France plus qu'ailleurs qu’il faut remettre en cause l’économie néoclassique quand on sait que les économistes français qui croient réellement à cette théorie des cycles réels étaient déjà peu nombreux avant la crise. Les économistes français, hétérodoxes ou néo-classiques en général modérés (keynésiens plus que monétaristes pour reprendre une distinction un peu datée) devraient davantage chercher à développer leurs points communs et à profiter de leur diversité.

De plus, l’échelle de temps de la recherche en économie est une durée longue qui n’est pas celle de la crise, de la conjoncture ou de la politique. Il faut un certain temps pour qu’une théorie soit développée, validée, acceptée et enseignée. Effectivement, aujourd’hui la politique universitaire cherche à réorienter une discipline d’une manière ou d’une autre et à profiter de la crise pour modifier les rapports qui existent mais je ne crois pas qu’on en verra les résultats à court terme. Si une des conséquences de la crise est de faire évoluer la profession vers un plus grand souci du social, de l’histoire et de facteurs créateurs de déséquilibres durables qui ne sont pas bien pris en compte mais qui sont importants, ce sera déjà très bien.


Nonfiction.fr- Y a-t-il une particularité de l’école française de l’économie, si tant est que cette dernière existe réellement ?

Pierre-Cyrille Hautcoeur- La France a eu ses courants nationaux qui ont eu la particularité d’être en général des courants hétérodoxes en opposition à la pensée économique dominante. On peut penser à la théorie de la régulation ou à l’économie des conventions. Dans les années 50 à 70, les Français ont aussi eu un rôle important dans le développement de la théorie économique mathématique avec Debreu, Malinvaud ou Allais qu’on peut définir comme des ingénieurs économistes. Cette école a eu suffisamment d’originalité et de dynamisme pour avoir une reconnaissance internationale. Aujourd’hui, la plus grande partie des économistes en France pourraient exercer aussi bien à l’étranger. Il y a bien sûr des individus qui se distinguent mais je n’ai pas le sentiment qu’il y ait une grande originalité en terme d’école française.

Cependant, si les hétérodoxes et les économistes plus classiques se rapprochent, ils peuvent espérer développer une réflexion originale, par exemple une théorie économique des institutions distincte du law economics anglo saxon (où le droit est vraiment au service de l’économie), grâce à une articulation entre les économistes et les facultés de droit. Cependant, le chemin reste long et difficile et les juristes désireux de ce rapprochement sont encore peu nombreux.


Nonfiction.fr- Que penser de l’apport de l’économie expérimentale à la réflexion économique plus traditionnelle ?

Pierre-Cyrille Hautcoeur- L’économie expérimentale prend effectivement plus d’importance dans la réflexion économique actuelle mais comme historien, je reste très réservé sur les apports en ce domaine. Les agents économiques réagissent par rapport à un contexte donné, riche et complexe et je suis sceptique sur la capacité à reproduire leur réaction en laboratoire, hors du cadre d’une situation réelle. Il est possible peut-être de traiter ainsi des problématiques marginales mais je serais surpris que ces méthodes permettent de régler des questions importantes et apporte une réelle révolution en matière de réflexion économique.


Nonfiction.fr- Pouvez-vous nous dire en quoi l’économie, et plus précisément la recherche économique, n’est pas qu’une matière théorique et technique : comment touche-t-elle la vie de tous ?

Pierre-Cyrille Hautcoeur- Il existe de très nombreux domaines dans lesquels les recherches des économistes affectent la vie de tous, mais c'est en général de manière indirecte, et c'est normal : les chercheurs se soucient d'améliorer les connaissances, de fournir des outils d'analyse qui seront ensuite appliqués par des experts pour aider à prendre des décisions, dans les entreprises et surtout dans le monde politique. Presque tous les domaines de la politique sont concernés, y compris des questions pas exclusivement économiques. On peut penser tant aux politiques monétaires ou fiscales (le coeur de l'économie traditionnellement) comme aux politiques de l'immigration, de l'Internet, de la drogue, de la ville et de l'habitat, des transports ou du développement durable. L'expertise est justement une des tentations auxquelles les économistes universitaires doivent apprendre à résister, car ils renonceraient à leur mission qui est de développer les connaissances. En même temps, ils doivent parfois donner leur avis sur la société et les politiques à suivre, et dans certains cas l'expertise peut leur permettre d'améliorer la connaissance (par exemple en accédant à des sources de données habituellement confidentielles).


Nonfiction.fr- Les économistes doivent-ils avoir un rapport au politique, l’homme comme le concept ?

Pierre-Cyrille Hautcoeur- S’impliquer auprès d’un homme politique ou d’un parti, c’est risquer d’être amener à distordre sa pensée pour la mettre au service d’une doctrine, c’est pourquoi je suis très réservé sur l’engagement des économistes en politique. En revanche, il est normal et naturel que notre travail conduise à proposer des pistes de réflexions aux hommes politiques. Dans ce cadre, il me semble acceptable d’avoir un rapport au politique au sens large. Même quand, comme moi, on travaille sur l’histoire économique, on s’interroge aussi sur l’actualité. Ainsi, je suis parfois amené à réagir par rapport à des mesures économiques ou financières mais je le fais avec mon regard de chercheur et d’historien. Par exemple, dans le domaine boursier, dernièrement, quand une directive européenne a visé à créer un grand espace dérégulé de l’intermédiation financière à l’échelle européenne, j’ai constaté que cette réforme pouvait engendrer des coûts élevés qui n’avaient pas été anticipés. J’ai essayé de montrer les avantages et les inconvénients d’une telle mesure et j’ai publié dans des tribunes dans la presse le résultat des observations menées dans le cadre de mes travaux scientifiques. Cependant, j’ai bien précisé que cette analyse consistait à un éclairage historique et qu’il pouvait exister d’autres approches qui pouvaient être plus déterminantes. Il faut toujours veiller à garder cette distance tout en exprimant ce qu’on a légitimité à mieux dire que d’autres. Il y a une différence de position entre le politique et le scientifique et la confusion entre les deux serait périlleuse.


Nonfiction.fr- Quels seront, ou quels devront être, les grands sujets de politique économique à aborder en 2012, pour le prochain président de la République et son gouvernement ?

Pierre-Cyrille Hautcoeur- Il y a beaucoup de sujets qui me semblent essentiels mais je crains que les questions de finance publiques ne conduisent à masquer tout le reste. Bien entendu, la réforme fiscale sera un thème important parce qu’il implique des enjeux d’efficacité économique, de lien social et politique mais d’autres points me semblent tout aussi cruciaux : la politique européenne avec la problématique de savoir si l’Europe doit être un simple lieu de la mondialisation ou revenir à une vision plus intégrée et autonome avec des sujets sous-jacents que sont le protectionnisme, les partenariats avec les pays du sud de la Méditerranée, la régulation des flux migratoires, tous sujets qu’il serait regrettable de négliger au profit d’un débat centré sur la seule question de la réduction des dépenses ou de l’augmentation des impôts. Les finances publiques doivent être conçues comme un lieu d’exercice du politique, or dans une certaine mesure on a restreint le champ des possibles en matière de finances publiques. La crise a conduit à élargir ce champ dans certains pays européens. Il faut aussi qu’en France on replace au cœur du débat les questions essentielles que sont la place de l’Etat, des finances publiques, et des systèmes de sécurité sociale qui en font partie au sens large.


Nonfiction.fr- Retrouve-t-on ce diagnostic dans d’autres pays européens ?

Pierre-Cyrille Hautcoeur- Ces mêmes questions se posent partout en Europe. Pour cette raison, les relations européennes et, de plus en plus à mesure qu'une intégration politique va s'avérer nécessaire, les rapports de pouvoirs entre les pays de l'Union européenne sont un sujet essentiel. Actuellement, nous sommes encore dans un rapport d’Etats-nations avec un parlement qui est plus ou moins élu en fonction de la population. La communauté européenne et ses institutions doivent devenir un véritable lieu de démocratie où s’exerce le contrôle des redistributions entre les pays créanciers et débiteurs, sinon l'ensemble de la construction européenne pourrait être remise en cause, avec des risques politiques, sociaux et économiques que je crains excessivement élevés

 

 

Propos recueillis par Eloi Perrin-Aussedat. 

 

* A lire sur nonfiction.fr : notre dossier sur les nouveaux économistes français.