Alors que la rhétorique classique assignait au pathos un simple rôle d’adjuvant au discours, Raphaël Micheli, chercheur en linguistique, propose ici une hypothèse originale : les émotions seraient des arguments comme les autres. 

Ceci n’est pas un livre politique
Trente ans après l’abolition de la peine de mort, décidée à l’encontre de l’opinion publique par le Président nouvellement élu, François Mitterrand, conseillé par Robert Badinter devenu garde des Sceaux après l’élection de 1981, une floraison d’ouvrages s’offre au public en empruntant parfois des angles de vue inattendus.

Il ne s’agit en effet pas ici pour l’auteur d’analyser, ne serait-ce que sur un plan historique, et encore moins politique, les débats parlementaires français qui ont porté sur la peine de mort. Le lecteur qui cherche à en savoir plus sur la justice pénale depuis la Révolution française ou même sur le contexte de l’abolition en France passera donc son chemin.

Non, ici, les discours pro et contra la peine de mort servent en quelque sorte d’illustration à une thèse innovante que formule l’auteur à destination d’un public habitué au vocabulaire ésotérique de la linguistique, de la sémiologie et de la philologie : contrairement à tout ce que nous avons retenu de la rhétorique classique, l’émotion, le sentiment, n’a pas seulement pour fonction d’appuyer, l’argument, le raisonnement. Elle est constitutive du discours, du logos.

Force est de constater que cette analyse fonctionne et qu’elle s’applique parfaitement bien à l’objet de l’étude. Peut-être même va-t-elle un peu au-delà car si nous acceptons l’idée que ce qui est aussi subjectif que nos sentiments peut constituer la colonne vertébrale de notre argumentation, comment démêler le faux du vrai dans un raisonnement ?

Comment éveiller la curiosité du profane
L’émotion argumentée est l’œuvre d’un chercheur et s’il s’adresse à ses pairs, il n’en révèle pas moins quelques vertus pédagogiques utiles à l’étudiant comme au juriste égaré.

Clairement partagé en deux parties (la première expose les conceptions classique et moderne de l’argumentation, la seconde analyse quatre des débats parlementaires sur l’abolition de la peine de mort), il permet ainsi d’exposer l’histoire de la rhétorique, particulièrement l’héritage gréco-latin pour lequel "persuader n’est pas convaincre", puis les théories modernes de l’argumentation pour lesquels l’émotion peut constituer la matière même de l’argumentation. Le terme de "matière" est particulièrement bien choisi : pour illustrer son argumentation, l’auteur compare l’émotion et la langue à un rideau dans la conception "classique" et à une tapisserie dans la conception "moderne" de l’argumentation. On voit bien qu’il s’agit dans le second cas de montrer un entrelacement indémêlable entre les fils de la raison et ceux du cœur. Enfin, l’objet de l’analyse est remis en perspective dans la dernière partie par l’étude des périodes-clés précédant l’abolition dans une "comparaison en diachronie" qui permet d’observer l’évolution des arguments au fil du temps. Par exemple, et cela étonnera le lecteur habitué aux débats modernes sur la sécurité et le droit des victimes, il n’est pas fait appel à ces dernières avant 1908, soit la troisième époque étudiée.

J’argumente, donc je m’expose à la contestation
La rhétorique classique était fondée sur un principe : une argumentation repose sur des énoncés qui peuvent être contestés. Ceci exclue l’émotion de la catégorie des arguments, puisqu’une émotion n’est pas contestable. Elle est ressentie, ou elle n’est pas ressentie, mais il n’est pas possible de juger extérieurement de la vérité d’une émotion.

Or, les théories modernes de l’argumentation, et notamment Christian Plantin, ont remis en cause ce cadre traditionnel. Certes, l’émotion en elle-même n’offre pas de prise au débat, mais sa légitimité, si. Ce biais permet de dépasser l’opposition classique entre raison et émotion-pathos (celle-ci étant généralement condamnée au profit de celle-là) dans l’analyse du discours dans la mesure où c’est l’apport de l’émotion au débat qui est pris en compte.

Cette thèse est remarquablement illustrée par l’exemple des débats sur l’abolition de la peine de mort car les deux camps ont eu recours au pathos. C’est la peur et la pitié pour les victimes qui se sont opposées à l’indignation, à la honte et à la pitié pour les coupables. Ce sont deux conceptions du peuple souffrant qui se sont affrontées. Qu’aujourd’hui encore, les prises de position illustres sur le sujet donnent des frissons aux lecteurs est aussi un révélateur de la puissance du pathos au cœur même de leur argumentation. Etre touché signifie être convaincu, non pas par un artifice du langage qui consiste à emporter une adhésion intellectuelle mais en établissant une équivalence entre le fait de ressentir l’émotion (la pitié) et de la considérer comme légitime, donc recevable comme argument.

Raphaël Micheli nous en ferait presque oublier les fondements objectifs, rationnels, les arguments solides qui ont été brandis dans ces débats : les pourcentages de récidive, les calculs sur l’exemplarité de la peine capitale, la surreprésentation de certaines catégories sociales dans les couloirs de la mort, entre autres exemples. L’enjeu est là, pour le citoyen comme pour le gouvernant : en présence de deux émotions, de deux ressentis, comment les départager ? Faut-il accepter de ne plus guider son action, y compris l’action publique à la lumière de la vérité mais s’en remettre à l’émotion la plus puissante ? Autrement dit, faut-il s’incliner devant celui qui vous tire davantage de larmes ?

Cette conception a de fortes chances de heurter les héritiers de Descartes, tant il est ancré dans l’esprit français que l’émotion doit être combattue parce qu’elle nous asservit, contrairement à la raison, qui nous émancipe et qui distingue le vrai du faux. Mais Micheli montre à l’exemple de Hume que nous avons des raisons de sentir et de nous émouvoir. Il y a une raison, une "logique affective" à l’admiration ou à la pitié. Nous ne ressentons pas de la culpabilité ou de la honte sans fondement et lorsqu’un orateur éveille ce sentiment en nous, nous ne sommes pas soumis : notre raison juge qu’il est bon et juste d’être ému. C’est ce que confirment les recherches actuelles sur les composantes cognitives du fait émotionnel. Or, s’il y a une raison, la discussion, l’interaction est possible. Dans ce schéma, l’explication-discours vise à donner les raisons d’éprouver ou non une émotion.

Ce sont donc finalement bien des raisons qui se sont affrontées dans les débats parlementaires sur l’abolition de la peine de mort : est-il ou non légitime de ressentir davantage de pitié pour le coupable, ce criminel, que pour la victime souffrante ? Il n’est apporté aucune réponse, ou même esquisse de réponse à cette question, à laquelle se substitue à partir de 1848 celle du droit (une société a-t-elle le droit d’ôter la vie à l’un de ses membres ?) Il est même remarquable que l’analyse du débat de 1981, dont a résulté l’abolition effective de la peine de mort, ne diffère en rien de celle des trois débats précédents. C’est donc bien d’un point de vue purement linguistique, et nullement politique ou historique, que Raphaël Micheli a pris l’abolition comme objet d’étude.


Au-delà de l’aridité lexicale et conceptuelle de cet ouvrage que seuls les initiés pourront pleinement apprécier, malgré le rappel aux moments de bravoure de l’abolition (Robespierre, Jaurès, Hugo et bien entendu, Badinter), demeure la singularité d’une thèse qui a bien des égards, détonne avec notre tradition philosophique, française à défaut d’être classique. Les historiens savent bien à quel point il est stimulant de voir braquée sur notre pré carré une lumière différente, d’autres concepts, une grille d’analyse décalée par rapport à nos habitudes. L’apport anglo-saxon, dont l’approche de l’émotion se distingue radicalement de la nôtre, est ici déterminant, parce qu’il inspire l’analyse et préserve une neutralité politique en n’omettant pas les discours anti-abolitionnistes.

Mais l’on aurait aimé malgré tout que l’auteur développe un peu plus la dimension émotionnelle de l’argumentation, celle qui préexistait à (et co-existe avec) sa thèse, afin de pouvoir placer les deux analyses en regard et de pouvoir mieux comparer ce qu’elles ont à nous dire des débats parlementaires sur l’abolition de la peine de mort.