Rassemblant des travaux du philosophe Jacques Rancière portant sur le cinéma, ce volume reprend 6 articles publiés entre 2004 et 2010. Il permet de saisir la singularité de son approche du cinéma, analysée ici à l'aide du concept d'écart déjà formulé dans un autre cadre.

    En profil de ce bref commentaire, une question plus générale doit être formulée, même si nous la laissons, pour l’heure, sans réponse complète. S’il n’a échappé à personne que les publications sur le cinéma émanant de philosophes se multiplient ces derniers temps (Jacques Rancière, Alain Badiou, Stanley Cavell, Michel Foucault, Frederic Jameson, ...), il convient de se demander : pourquoi une telle offensive est-elle entreprise de leur part ? Admettons – provisoirement – une double réponse possible : ce recours au cinéma serait encouragé par l’envie de contourner les frontières doctrinales rigides qui ont envahi d’autres secteurs artistiques au point de les rendre sectaires (caractéristique du fonctionnement de tout un pan des arts plastiques par exemple, au point d’y installer des guerres de tranchées), en retrouvant plus de souplesse dans le champ du cinéma non moins considéré comme un art ; comme il serait nécessaire aussi de reconfigurer une théorie du divertissement à une époque où l’on peut sans doute adopter un usage moins péjoratif et de ce terme et du rapport cinéma-divertissement. Mais cette réponse suffit d’autant moins qu’il existe aussi des raisons intrinsèques aux doctrines philosophiques des uns et des autres. 
    Justement, parmi ces ouvrages, nous trouvons donc celui de Jacques Rancière, lequel nous permet d’approcher la singularité de son dispositif de réflexion concernant le cinéma, ainsi que d’aborder une partie des réponses précédemment citées.
    La première évidence qui domine l’ouvrage est qu’il nous met en présence d’un regard cinéphilique, celui d’un spectateur dont l’auteur nous raconte d’ailleurs sobrement l’éducation à l’image (la rencontre avec Europe 51 de Roberto Rossellini, les années cinématographiques 1960, puis 1970), quoique sans attendrissement nostalgique. Qu’on pénètre dans le détail de son activité, et l’on découvre que ce regard se déploie en "trajet", qu’il demeure attentif en permanence notamment aux détails les plus infimes livrés par tel ou tel réalisateur, ainsi qu’aux mouvements d’appareil. Il ne lui suffit guère de voir un film une fois, il s’impose de le revoir, de prendre le temps de s’y livrer en suspendant momentanément le temps contraint de la vie quotidienne, de comparer des films. Il appartient aussi à ce regard de spectateur de développer une mémoire cinéphile, tout en la plaçant si possible sous contrôle d’une nouvelle vision de ses objets. Enfin, ce regard ne peut se dispenser de comparer les films produits avec les sources littéraires du scénario lorsque tel est le cas, de lire les critiques et les théories du cinéma, de parcourir les textes des metteurs en scène.

La seconde évidence que produit l’ouvrage est que ce spectateur ne saurait absolument pas se dispenser de réfléchir sur le cinéma, voire d’écrire et de publier quelques pensées à son égard, mais sans toutefois prétendre offrir à ses lecteurs un dispositif de pensée destiné à devenir un modèle universel d’interprétation du cinéma. Par ce recueil, en effet, Rancière ne cherche pas à proposer une esthétique philosophique ou une théorie philosophique du cinéma, au sens où il s’agirait d’imposer une conception unifiante et normative de l’image en mouvement à un groupe d’objets spécifiques, ainsi qu’on a l’habitude de le faire dans le champ de la métaphysique. D’autant, d’ailleurs, que de telles esthétiques produites par les philosophes muent le cinéma en objet figé – "Le cinéma n’est pas un objet sur lequel je me serais penché comme philosophe ou comme critique"   – et restent souvent ancrées dans des nostalgies et des scepticismes divers, vouées à répéter les lieux communs : cinéma vs réalité, catharsis vs distanciation, montage vs plan-séquence, etc. Rancière n’a même jamais cherché à enseigner le cinéma   , c’est-à-dire à renverser une pensée en un métier particulier. Il n’entretient pas avec le cinéma de responsabilité particulière. Il conserve une position d’amateur, si l’on veut bien ne pas confondre pour autant amateurisme et éclectisme, et pour autant que l’éclectique oppose "la richesse de la diversité empirique aux rigueurs grises de la théorie". "L’amateurisme, écrit-il, est aussi une position théorique et politique, celle qui récuse l’autorité des spécialistes en réexaminant la manière dont les frontières de leurs domaines se tracent à la croisée des expériences et des savoirs"   .
Chacun se souvient, à cet égard, de son usage, jadis, de la notion de "fable cinématographique" (2001). Elle ne prétendait pas non plus recouvrir une théorie du cinéma. Elle était d’emblée destinée à livrer une pensée d’un univers sans hiérarchie, se tenant à la croisée d’une réalité, de perceptions, d’émotions et de paroles. En somme, il s’agissait déjà de décrire une aventure de pensée singulière. Et la "fable" ne disait pas autre chose que – sous l’égide de la rigueur aristotélicienne de l’intrigue – "la tension entre art et histoire" constitutive du cinéma ou ce moment où le cinéma "inscrit directement le produit de la pensée dans le mouvement des formes"   , en promettant au spectateur autre chose que des leçons de politique.
    C’est donc à une telle démarche d’amateur que l’on doit ce volume, dans lequel trois "écarts du cinéma" sont mis au jour : l’écart cinéma-littérature (autour de Alfred Hitchcock et Dziga Vertov ; de Robert Bresson) ; l’écart entre les arts (autour de Vincente Minnelli et Roberto Rossellini) ; l’écart entre cinéma et politique (autour du couple Straub-Huillet, et Pedro Costa). Et ceci pour aboutir à la conclusion suivante, concernant la nature du cinéma : Tout cinéma et toute réflexion d’amateur sur le cinéma se fondent, en définitive, sur le rapport de séduction et de plaisir que le spectateur entretient avec lui. Dans une salle obscure, le spectateur voit, sur un écran de lumière des formes sensibles qui lui sont présentées. Elles ont parti liée avec le visible des corps et des choses qu’image le film. En cela, le cinéma ne cesse de produire des surfaces où se chiffrent des figures. Et ces surfaces accueillent, à travers chaque stratégie propre de démarche artistique, des expériences de scission – avec les autres arts, avec d’autres films, avec des théories, avec l’existence – qui déterminent chez le spectateur ce qu’il pourrait sentir et penser. Toutes choses y sont traitées également en phénomènes, soumises aux modalités variables de l’observation de la caméra, traçant leur propre écart par rapport aux habitudes visuelles du spectateur. Les trésors de lumière versés sur elles imposent des diversions incomparables, des sympathies et des antipathies, des univers instables et tout-puissants qui ne peuvent être séparés de l’observateur qui les perçoit : le spectateur. Parmi les stratégies des réalisateurs : une manière d’accélérer ou de ralentir le temps, de resserrer ou d’élargir l’espace, d’accorder ou de désaccorder le regard et l’action, d’enchaîner ou de désenchaîner l’avant et l’après, le dedans et le dehors"   . Autant de traits proprement cinématographiques qui "activent" le spectateur.

    Encore cela ne suffit-il pas à comprendre entièrement le cinéma, ou ce qui est placé sous ce terme ("cinéma") – la diversité des productions cinématographiques ne pouvant être subsumée sous un seul terme. Il faut, aussi, aller plus loin, et saisir, dans "le cinéma", un ensemble de références politiques qui en ont soutenu les promesses. Inséparables du cinéma se trouvent être, il est vrai, les analyses marxistes qui ont fait les beaux jours des années 1970, ainsi que les théories classiques qui ont extrait le cinéma de l’ignorance dans lequel il était pris (la condamnation au divertissement – et sur ce plan, il importerait de revenir sur la théorie que Rancière en propose lorsqu’il identifie absolument et positivement cinéma et divertissement) tant qu’on n’arrivait pas à le faire admettre au sein de la "culture distinguée". Ni enfermé dans une idéologie, ni colonisé par le modernisme, le cinéma, précise Rancière, existe "sous la forme d’un système d’écarts irréductibles entre des choses qui portent le même nom sans être des membres d’un même corps"   . Il appartient entièrement à ce régime de l’art "où n’existent plus les critères anciens de la représentation qui distinguaient les beaux-arts des arts mécaniques et mettaient chacun d’entre eux à sa place" (le régime esthétique, cf. p. 48-49). Il appartient à un régime de l’art qui a trouvé ses modèles dans la pantomime, le cirque ou le graphisme commercial. Et Rancière d’ajouter : "Se limiter aux plans et procédures qui composent un film, c’est oublier que le cinéma est un art pour autant qu’il est un monde, que ces plans et effets qui s’évanouissent dans l’instant de la projection ont besoin d’être prolongés, transformés par le souvenir et la parole qui font consister le cinéma comme un monde partagé bien au-delà de la réalité matérielle de ses projections"   .
    Il devient ici tout à fait pertinent de relever qu’une partie des concepts centraux mis en œuvre par Rancière a été éprouvée en présence du cinéma (par exemple : régime esthétique de l’art, écart, bord, pas de côté, dicible/visible, fiction, dissensus). On pourrait, à cet égard, renvoyer le lecteur à d’autres titres de la bibliographie de l’auteur : Arrêt sur histoire, La fable cinématographique, Le destin des images, Malaise dans l’esthétique, ... A chaque fois, le cinéma joue le rôle de symptôme et demeure en profil de la pensée. Il accompagne en quelque sorte une démarche philosophique générale. Mais, désormais, Rancière peut étendre et sans doute préciser certaines choses. Concernant le cinéma, son dispositif, tel qu’il est désormais rendu public, s’amplifie et devient plus efficace. Il met plus largement ses concepts au travail, un peu à la manière dont Georges Canguilhem envisageait lui-même un tel travail du concept : "en faire varier l’extension et la compréhension, le généraliser par l’incorporation des traits d’exception, l’exporter hors de sa région d’origine, le prendre comme modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement, par des transformations réglées, la fonction d’une forme"   .
    Ecrire sur le cinéma consiste donc moins à poursuivre l’illusoire convention d’une recherche de l’essence du cinéma. Ecrire sur le cinéma contribuerait plutôt à dégager les solidarités muettes entre diverses opérations. "C’est pour moi tenir en même temps deux positions apparemment contraires" ; celle qui affirme qu’il n’y a pas de concept unifié de cinéma et, inversement, celle qui précise que "la pensée du cinéma est celle qui circule dans cet espace (nommé cinéma), qui pense au sein des ces écarts et s’efforce de déterminer tel ou tel nœud entre deux cinémas"   . Voilà pourquoi, de manière synthétique, Rancière indique   : "Le cinéma c’est en effet une multitude de choses. C’est ce lieu matériel où l’on va se divertir au spectacle d’ombres, quitte à ce que ces ombres nous touchent d’une émotion plus secrète que ne l’exprime le mot condescendant de divertissement" ; "C’est aussi ce qui s’accumule et se sédimente en nous de ces présences à mesure même que leur réalité s’efface et s’altère : cet autre cinéma que recomposent nos souvenirs et nos paroles, jusqu’à différer fortement de ce qu’a présenté le déroulement de la projection" ; "Le cinéma c’est aussi un appareil idéologique produisant des images qui circulent dans la société et où celle-ci reconnaît le présent de ses types, le passé de sa légende ou les futurs qu’elle imagine" ; "C’est encore le concept d’un art, c’est-à-dire d’une ligne de partage problématique isolant au sein des productions du savoir-faire d’une industrie celles qui méritent d’être considérées comme les habitantes du grand royaume artistique" ; "Mais le cinéma, c’est aussi une utopie : cette écriture du mouvement que l’on célébra dans les années 1920 comme la grande symphonie universelle, la manifestation exemplaire d’une énergie animant ensemble l’art, le travail et la collectivité" ; enfin "Le cinéma ce peut être un concept philosophique, une théorie du mouvement même des choses et de la pensée comme chez Gilles Deleuze...".

    Plus généralement, le dispositif de Rancière – à l’écart de celui de Gilles Deleuze qui, pour lui, se contente de constituer une théorie de la mimésis de la pensée à travers le cinéma ; et de celui d’Alain Badiou, auquel il reproche la courte vue d’une théorie de l’impureté –, tout en décloisonnant les disciplines artistiques, s’établit sur le refus de l’idéologie cinématographique de l’impérialisme optique ou de la "langue des images"   , ainsi que celle du peuple victorieux qui fit les beaux jours des années 1970, nous l’avons précisé. Il aboutit à dévisualiser l’image, selon un néologisme qui a l’avantage de suggérer une autre éducation du regard, et à refuser les oppositions classiques signalées ci-dessus. Le nom de cinéma distingue plus exactement ces écarts qui font le titre de l’ouvrage. Le cinéma existe "à travers un jeu d’écarts et d’impropriétés"   . Il vit de ces écarts – après la littérature, aux frontières de l’art, et dans une politique des films. Les supprimer c’est faire mourir le cinéma. Art "impur" en quelque sorte, mais autrement qu’à la mode de Badiou, il mêle et écartèle en permanence mimesis et aisthesis, mais aussi narration et textures (ou opérations esthétiques).
    Encore une chose. A consulter de plus près encore la dernière section de l’ouvrage (Politiques des films), on se prend à réinvestir sa lecture du souvenir laissé par les précédents ouvrages de l’auteur. Le cinéma appartient au régime esthétique des images (celles qui sont libérées du souci de la vérité et de l’adéquation aux choses) ; il n’est donc pas si aisé d’opposer, comme beaucoup le font, cinéma et littérature, lesquels partagent en définitive le même régime d’existence. Mais le cinéma n’est pas non plus un art des effets (ou de l’autoréférence) et de l’émancipation, selon les formes habituellement entendues prétendant que l’effet politique des œuvres se mesurerait à la production de sentiments définis d’attrait et de répulsion, d’indignation ou d’énergie   . Il n’est pas pertinent de persévérer à confondre le rêve constituant du cinéma (tout voir) et la question du peuple voyant. Rancière s’attache au contraire à exhiber le désastre des politiques suturées au cinéma (marxisme, avant-gardes, ou en termes cinématographiques : le travail d’Eisenstein, par exemple). Il remonte au cœur de l’image pour en voir les ratages, les écarts et contrarier ce rêve. De toute manière, l’art n’a de compte à rendre ni à la morale ni à la politique. En revanche, "l’efficacité politique des formes de l’art, c’est à la politique de la construire dans ses propres scénarios"   .
    Néanmoins ce parti pris ne renonce pas pour autant à la perspective de l’émancipation. Cette dernière est plus précisément basculée ailleurs. Si Rancière refuse de se faire "critique" (ce qui consiste à prendre la posture d’éclairer le "peuple", à demander à être cru sur parole, et à tenir le discours de l’autorité), et s’il refuse de faire du cinéma un exercice civique de cérémonie populaire (transformant les consciences), c’est qu’il pense surtout la corrélation œuvre (cinéma) et spectateur, puis cette corrélation sous une autre figure de l’émancipation. En somme, l’œuvre entraine à un exercice poïétique que chaque spectateur peut accomplir, pousse chacun d’eux à rephraser cet exercice dans le rapport aux autres, et à présenter ainsi sa propre aventure... Nul besoin de céder au désarroi à l’égard des vertus émancipatrices de la politique, c’est simplement qu’on les a mal conçues jusqu’à présent.
Concluons alors d’un mot. Au total, le cinéma ne constituerait pas une activité autonome, libérée des apories de la littérature (mimesis et pur engendrement). Comme tous les arts, "un art n’est jamais simplement un art ; c’est toujours en même temps une proposition de monde"   . Encore cette proposition ne peut-elle, par elle-même, transformer la réalité. Seule la politique ...