Le travail de l’artiste suisse Philippe Decrauzat (1974, Lausanne) exposé au Plateau (Paris) réveille une difficulté de vocabulaire qui resurgit à l’occasion de tous les travaux portant sur la thématique Arts et Sciences. Ce travail porte sur l’optique. Il revisite les avant-gardes du XXe siècle, notamment celles de l’abstraction (du cinétisme au graphisme). 

 

Mais surtout, il est commenté sous le titre d’expérience du spectateur. Expérience de l’œil, du déséquilibre, du rythme, du clignotement... alors qu’il est sans aucun doute plus proche d’une problématique de l’exercice. C’est justement sur cela qu’il convient de s’arrêter brièvement. 

 

Concernant le spectateur, l’investissement ou l’invasion du terme "expérience", voire "expérimental" dans le domaine des arts et de la médiation ne va pas de soi, quoiqu’il semble "naturel" dans les textes relevés. Il s’engage bien sûr dans une réfutation de la contemplation esthétique classique – en substituant l’expérience à la contemplation, un peu comme Hannah Arendt focalise autour de ces notions la rupture moderne -, mais il occulte aussi la notion d’exercice. 

 

En dehors des œuvres qui fonctionnent proprement "à l’expérience" (œuvres de participation notamment), ce terme accompagne le plus souvent les œuvres en les orientant vers des partis pris qu’on ne saurait toujours accepter. 

 

Soit qu’il les accompagne en fonction d’une philosophie analytique. On y parle effectivement d'expérience de l'œuvre d'art ou de l’œuvre d’art comme expérience du spectateur   . Pour cette philosophie, l’expérience esthétique consiste à prêter attention à une structure ou à une forme en nous attachant à son mode de composition. L’expérience de l’œuvre est une manière d'être attentif aux œuvres. Et d’édifier une appréciation formelle. Au total, "si donc une expérience d'une œuvre d'art s'illustre dans une appréciation formelle ou dans la reconnaissance de ses qualités expressives et/ou esthétiques, il s'agit d'une expérience esthétique"  

 

Soit qu’il les accompagne à partir de la philosophie de Walter Benjamin   . Encore s’agit-il d’un parti qui fonctionne à trois niveaux : la description de sa situation présente (le déclin de l’expérience de transmission orale, tel qu’il est constatable, à l’époque, par Benjamin), l’analyse de l’élaboration de sa propre contemporanéité (comment énoncer ces faits sans tomber dans la nostalgie ?) et l’analogie de cette attitude avec celle de Charles Baudelaire, auquel s’identifie Benjamin, vis-à-vis de son époque. Sur ce thème, selon lequel la vie actuelle détruit l’expérience, l’art la restaure, Benjamin oppose l’ancien monde, celui de l’expérience - Die Erfahrung : l’expérience humaine accomplie, racontée et marquante - qui fabriquait du lien entre les générations, et le monde moderne  - monde devenu infirme au sortir de la Première Guerre mondiale, monde remodelé par les techniques - dans lequel l’homme est plongé dans une grande pauvreté (Die Armut, indigence qui n’est pas économique). 

 

Or, autant nous voyons bien comment se déroulent ces propos, notamment pour leur parti pris anti-contemplation, autant il n’est pas certain, sauf pour quelques œuvres, nous l’avons dit, que la thématique de "l’expérience" soit systématiquement adéquate aux œuvres d’art contemporain. En revanche, elle l’est sûrement à un certain esprit de l’époque. Et à un esprit qui persiste à englober le spectateur dans le schéma d’une ignorance première