Une vision résolument politique de l'Europe.

Elisabeth Guigou, députée de Seine-Saint-Denis et ancienne ministre, numéro deux du gouvernement Jospin de 2000 à 2002, est aussi, voire peut-être surtout connue comme une grande européenne. Sa bibliographie en atteste : sur ses six précédents livres, trois sont directement consacrés à l'Europe.

Après Rallumer les étoiles (Calmann-Lévy, 2006), Elisabeth Guigou revient à la charge avec un livre d'entretiens avec la journaliste Véronique Auger, autre actrice de l'espace public européen balbutiant et notamment connue pour ses émissions télévisuelles sur l'Europe telle "Avenue de l'Europe" (France 3). L'intitulé du livre, Pour une Europe juste   , annonce une tonalité plus politique.

L'ouvrage aurait-pu être, de prime abord, un exercice de circonstance, en ces temps de pré-campagne présidentielle, pour se rappeler au bon souvenir des socialistes et marquer sa place. Mais il n'en est rien. Il est, d'une part, certain que le sujet européen ne se prête que bien mal à la chose. Parler d'Europe ou publier sur l'Europe est toujours un acte militant pur, économiquement peu ou non rentable dans le champ politique ou journalistique, champs éminemment structurés au niveau national et indifférents voire allergènes au niveau européen souvent par agacement face à cet objet rétif aux cadres formatés de la pensée. D'autre part, Elisabeth Guigou ne se contente pas de proclamer son attachement viscéral à la construction européenne, ce que toute élite politico-économique bon teint se doit d'afficher (Cf. Alain Minc)   . Elle aborde l'Europe sous l'angle politique, celui des valeurs de gauche et de leur combat dont un nombre croissant relève pour leur mise en application concrète du niveau européen. Le titre du livre Pour une Europe juste prend alors un sens éminemment politique. Derrière le mot "juste" se développe toute une réflexion sur les grandes politiques publiques européennes telles que l'immigration, la coopération judiciaire et pénale, et la régulation financière, passages obligés pour tout projet politique qui se revendique de gauche et qui ne peuvent plus trouver de réponse pertinente uniquement au niveau national.

Le parcours biographique d'Elisabeth Guigou ne la prédisposait pas à ce rôle de grande européenne. Née au Maroc et culturellement tournée vers la littérature anglo-saxonne, elle raconte le paradoxe de sa première rencontre avec l'Europe, à l'âge de 7 ou 8 ans, lors de son premier voyage en France où, passant en voiture par l'Espagne, elle découvre la pauvreté de l'Andalousie et un continent un peu "vieillot", peu enclin à l'ouverture à l'autre, encore moins à concevoir la multi-appartenance. "Chaque fois que nous retournions dans nos familles en France, j'avais l'impression d'un pays attardé. J'étais étonnée, par exemple, qu'il n'y ait pas de toilettes ou de salle de bains dans beaucoup de maison. Mais surtout, ce qui me choquait, c'était le manque d'ouverture d'esprit. On avait l'impression que les Français vivaient recroquevillés sur eux-même."     L'Europe est aussi pour la jeune fille synonyme de terre verdoyante, humide et pluvieuse, le contraire de son idée de paysages magnifiques, nécessairement minéral, "où la pierre domine, où la végétation semble une conquête et un miracle."   Plus fondamentalement, l'idée supranationale ne pouvait être que l'unité de la Méditerranée, et le traité de Rome de 1957, pour l'étudiante en droit à Montpellier, qu'un objet "théorique, lointain, pas très intéressant et même ennuyeux."  

Finalement, ce sont les voies professionnelles qui amenèrent Elisabeth Guigou à l'Europe, lorsqu'elle rejoint le cabinet de Jacques Delors, à l'époque ministre de l'Economie et des Finances sous le gouvernement Mauroy. Elle vivra de l'intérieur le tournant de 1983 issu du choix historique de François Mitterrand en faveur de l'Europe – et contre la gauche dira un Jean-Pierre Chevènement   . Mais l'Europe de cette époque, celle du couple Mitterrand-Kohl lié par "la guerre et la volonté de faire l'Europe"   , n'est plus. Les vétérans de 39-45 s'éteignent peu à peu, et avec eux le souffle historique européen né dans la résistance et porté par les grands hommes politiques de l'Après-guerre. Et Elisabeth Guigou de faire l'amer constat, en parlant du couple Sarkozy-Merkel fondé sur une nécessité fonctionnelle et non sur un projet commun : "il n'y a aucune volonté d'assumer ensemble un ou des projets européens."   Cela se vérifie avec force s'agissant du rapport entretenu avec les Etats membres de l'ex-bloc communiste jugé "sans vision politique. En considérant de plus en plus ces pays de l'Est comme des empêcheurs de tourner en rond."  

Elisabeth Guigou situe la retombée de la dynamique européenne dans la moitié de la décennie 1990 qui a vu le départ quasi-simultané du trio qui avait fait Maastricht et l'Euro, Delors et Mitterrand en 1995, Kohl en 1996, et avec eux la perte de la vision historique. "Si vous n'êtes pas sur les fondations de l'Histoire, si vous imaginez pouvoir partir de rien, cela ne peut pas marcher. Vous ne prenez pas en compte ce que sont les peuples. Mitterrand, lui, était très pragmatique et avait la culture historique qui lui a permis de prendre des initiatives fortes."   On mesure, à l'aune des ces propos, la situation de déshérence dans laquelle se retrouve aujourd'hui l'Europe, dirigée par des capitaines sans étoffe, au souffle court et à la vue étroite.

Comment, dans ces conditions, retrouver le fil de la construction européenne ? Elisabeth Guigou veut miser notamment sur les grands projets industriels. "Le génie de l'Europe, c'est l'économie. Il faut en passer par là."   Retrouver le chemin de la croissance et réussir la mondialisation, tel est l'enjeu fondamental. "Au siècle dernier, l'urgence, c'était d'arrêter la guerre entre les Européens et de propager la démocratie. Mais là maintenant, c'est fait ! L'Europe patine parce qu'on sent bien que ce moteur du XXe siècle a donné tout ce qu'il pouvait donner. Il faut passer à autre chose. Il faut faire comme au lendemain de la Seconde guerre mondiale : voir quels sont les défis du présent. Et le défi du présent, c'est la mondialisation. Il faut que l'Europe réussisse à peser dans le monde global."  

L'Europe s'est bâtie sur des grandes réalisations juridico-institutionnelles. Il faut maintenant passer à l'Europe politique, car "un traité aussi bon soit-il, n'a jamais tout résolu. Un traité ne peut donner que ce qu'il peut donner. L'essentiel, ce sont les politiques que l'on met en oeuvre avec ces instruments juridiques que sont les traités."   Au passage, Elisabeth Guigou égratigne la Constitution européenne qui a pêché par orgueil. Ça "n'était pas une constitution parce qu'elle n'était pas ratifiée par le parlement européen. (...) On a eu tort de parler faux. (...) Il aurait fallu la lucidité de défendre ce traité constitutionnel pour ce qu'il était. On a fait là une erreur fondamentale."  

L'Europe politique, c'est entre autres diverses propositions concrètes, de la communauté européenne – puis euro-méditerranéenne – de l'énergie à l'intégration dans chaque cursus scolaire d'un séjour européen obligatoire, en passant par la clause dite de "l'Européenne la plus favorisée" en matière de droit à l'avortement. L'Europe politique passe aussi par sa politisation. Elisabeth Guigou appelle à un "renversement idéologique par rapport aux droites libérales",   nécessaire pour réellement avancer sur le terrain de la régulation financière. Car l'Union européenne actuelle est bien de droite, non pas du fait de sa nature intrinsèque, mais en raison tout simplement de la couleur de ses dirigeants politiques. "Rien ne remplace la volonté politique, car les traités ne sont que ce qu'on en fait."   Ainsi l'Europe juste ne se fera-t-elle que par l'arrivée au pouvoir d'une majorité européenne de gauche, au Parlement européen et à la Commission européenne d'abord, puis au sein du Conseil européen. 2012, en ce sens, n'est finalement qu'une des étapes – essentielle certes mais non suffisante – de la reconquête de la gauche européenne.

 

 

* Voir la vidéo de l'interview d'Elisabeth Guigou pour la Cité des Livres (9 mai 2011)