La conscience épistémologique n’est d’aucune utilité en matière de décision politique. Tel est du moins ce que l’on peut lire sous la plume de Stanley Fish, professeur d’humanités et de droit à l’Université internationale de Floride, dans une tribune publiée par le New York Times le lundi 2 mai.

D’après ce dernier, les "théories", en tant que propositions abstraites qui  planent au dessus du niveau des réalités singulières, tout en prétendant en dévoiler par avance les formes et la signification, sont ainsi vouées à l’impuissance. Tel est donc le cas de la thèse selon laquelle "toute chose est le produit d’une construction sociale". Confrontée aux faits particuliers qui constituent la matière des contextes politiques ou légaux – et, pourrait-on dire par extension, de toute situation d’"action" – la théorie constructiviste comme toute autre théorie épistémologique n’a plus rien à dire.

A l’inverse, les "idées", jugements sur des réalités particulières, telles que "les femmes ont longtemps été marginalisées et réduites au silence par une culture dominante masculine" sont, elles, susceptibles de receler une (puissante) force de changement. Là se situe même selon S. Fish la différence entre "théorie" et "idée" : en soi, "l’idée suppose que quelque-chose soit fait", quand la "théorie" n’invite qu’à débattre – sans plus d’espoir de trouver dans la discussion le terme qu’elle ne saurait trouver dans l’action.

Pourquoi insister sur cette opposition entre "idées" substantielles et "théories" vides de substance – ou parfaitement pleines, ce qui revient au même ?  S. Fish évoquant les réactions suscitées par un article précédent portant sur le même sujet souligne que "certains lecteurs s’inquiètent de ce qu’en l’absence d’un ancrage théorique, (l’initiative) politique ne soit gelée et que le statu quo ne se maintienne." Mais d’après lui, c’est le contraire qui est vrai : "la politique est court-circuitée par la promesse intenable de la théorie (comprendre des théories épistémologiques), par la foi en ceci que si nous rectifions nos concepts théoriques (…) les programmes politiques n’auront plus qu’à émerger." Préconiser une remise en question des cadres fondamentaux de la pensée, c’est, en pratique, priver ce questionnement de direction. En d’autres termes, un degré d’abstraction trop élevé prive de leur force les arguments immédiatement tirés de l’expérience. Dans ce sens, "les féministes ne devraient pas (…) dire que la patriarchie est socialement construite", résume l’un de ses lecteurs ; "elles devraient se libérer de ce carcan et dire que la patriarchie est mauvaise" en dénonçant clairement ses pratiques. En définitive, l’épistémologie serait un exercice stimulant dont on ne devrait attendre aucune transformation de notre appréhension du monde.

Au terme de cette discussion "théorique" avec ses lecteurs, S. Fish ne doute pas que ses contradicteurs auront plus de partisans, lesquels dans tous les cas, une fois descendus avec lui "des hauteurs éthérées de la théorie", n’emporteront "rien avec eux qui leur sera du moindre usage dans la résolution des dilemmes du vrai-monde"…  On pourrait lui opposer l’intérêt de l’épistémologie dans la défense des "idées" innovantes, lorsque la contre-attaque des forces du statu quo s’inscrit sur le terrain de la pensée légitime, de la "sagesse" éternelle ou encore du "bon sens". L’opposition frontale entre "théorie" et "idées" élude en effet le rôle du constructivisme épistémologique dans l’établissement de la légitimité apriorique de lectures du monde divergentes. On pourrait aussi rappeler que depuis ses racines kantiennes jusqu’à ses réactivations nombreuses au XXe siècle, le constructivisme s’inscrit lui-même dans une historicité en prise avec les mutations sociales et politiques du monde contemporain. Toujours est-il que cette tribune vient rappeler les limites nécessaires et les insuffisances constitutives d’un engagement intellectuel dans la cité souvent voué à la formalisation des élans du vécu, et donc à une certaine humilité

•    Stanley Fish, "Ideas and Theory: The Political Difference", New York Times, 2 mai 2011