Fin 2010, Jean-Louis Bianco, l’actuel député et président du Conseil général des Alpes-de-Haute-Provence, publiait un livre au titre évocateur : Si j’étais président…, dans lequel il revenait sur son parcours et sur les grands chantiers qui, dans la préparation des élections législatives et présidentielles, lui semblait devoir être ceux de la gauche pour 2012. Il affirmait alors envisager de se présenter aux primaires socialistes pour faire entendre sa voix – plutôt rare et discrète habituellement – sur les enjeux qu’il estimait majeurs pour le pays. Une voix de la raison, porteuse d’espoir quoique sans concession, dont les accents de vérité rappelle celle, tutélaire, d’un Mendès-France.

Né en 1943, ingénieur civil des mines et énarque de formation, promis à une brillante carrière dans la haute fonction publique, Jean-Louis Bianco n’a pas hésité à plaquer le Conseil d’État, à la fin des années 1970. Par réflexe éthique : « J’avais le sentiment d’avoir atteint la limite déontologique du travail d’un haut fonctionnaire de gauche sous un gouvernement de droite ». Direction les Alpes-de-Haute-Provence, pour un poste de chargé de mission au Syndicat intercommunal de développement des vallées de la Durance et de la Bléone. Une mise en disponibilité s’ensuit, avec incursion dans le privé. Le fait est assez rare pour être souligné.

1981. La gauche au pouvoir. Jean-Louis Bianco reprend du service, tout en haut de l’échelle, à la présidence de la République, au sein d’une petite équipe formée par Jacques Attali, où il retrouve notamment Ségolène Royal, François Hollande, Pierre Morel. Début d’une ascension : secrétaire général de l’Élysée sous François Mitterrand (1982-1991), ministre des Affaires sociales et de l’Intégration dans le gouvernement Cresson (1991-1992), ministre de l’Équipement dans celui de Pierre Bérégovoy (1992-1993), Jean-Louis Bianco bat la campagne en parallèle dans les Alpes-de-Haute-Provence, où il est élu maire, conseiller général et député. Président du Haut conseil de la coopération internationale sous le gouvernement Jospin, il devient, en 2007, l’un des porte-paroles de campagne de Ségolène Royal. Membre du Bureau national du Parti socialiste, il a notamment été depuis responsable du projet du PS pour les élections régionales de mars 2010. Une vie au service de l’action publique, dans les pas de figures tutélaires évidentes ou méconnues, celles de Keynes, de Maurice Allais ou d’Amartya Sen pour l’économie ; pour la politique, celles de Jaurès, de Mendès-France ou d’Hubert Dubedout, ancien maire de Grenoble (1965-1983) et fondateur des Groupes d’action municipale (GAM), ancêtres de cette idée de démocratie participative dont Jean-Louis Bianco est l’un des plus ardents promoteurs. Il y a peu, il participait encore à un séminaire, en Inde, sur le sujet. Une audience internationale vantée par Ségolène Royal qui, lors de la campagne présidentielle de 2007, aurait dit qu’à l’étranger Jean-Louis Bianco était plus connu qu’elle…

Restait une marche, que Jean-Louis Bianco ne franchira finalement pas.En février dernier, il a annoncé qu’il renonçait à se présenter aux primaires socialistes. Qu’importe ! Est-ce une raison pour ne pas écouter ce qu’il peut avoir à dire ? Évidemment pas. Nul n’est besoin de se porter candidat à la magistrature suprême pour avoir le droit à la parole ou être en mesure de proposer à la gauche et aux Français un projet d’avenir. C’est le propre, après tout, du débat intellectuel. Et il est plutôt bienvenu qu’un député socialiste tente de se placer ainsi, en homme d’État, "au-dessus de la mêlée" des primaires, pour faire entendre sa parole libre et revigorante, dont les arguments ne se situent pas au niveau des personnes mais des idées. D’autant que celles-ci gagnent à être connues. Nous avons donc rencontré Jean-Louis Bianco, il y a quelques semaines, dans son bureau de l’Assemblée nationale, afin d’évoquer, en complément de son livre, ses influences intellectuelles, quelques grands dossiers du moment et ce qu’il a lui-même présenté comme devant être les "cinq chantiers" de la gauche pour 2012. Une sorte d’addendum au projet socialiste présenté cette semaine par Martine Aubry, et qui ne manquera pas d’être utile au futur candidat – ou à la future candidate, selon l’expression désormais consacrée – des socialistes à l’élection présidentielle. Morceaux choisis.


Nonfiction.fr- Vous avez donc renoncé à vous lancer dans les primaires…

Jean-Louis Bianco- J’ai hésité. J’ai eu envie d’y aller, parce que je continue de penser que j’ai des choses à dire qui me sont propres et que cela peut être utile. Mais quand j’ai vu la confusion, la manière dont les grands médias s’intéressent à la "demie quart" de petite phrase d’Anne Sinclair ou de Dominique Strauss-Kahn, je me suis dit qu’aller là-dedans ne me donnerait pas forcément un poids plus grand pour parler. En n’étant pas candidat aux primaires, je garde une capacité de dire les choses comme je les pense et je les sens. Mon but est d’arriver à ce que se dégagent quatre ou cinq engagements forts pour 2012. C’est mon but unique.

Je crois avoir à peu près identifié ces thèmes principaux. En vérité, la bonne méthode – et je regrette moi-même de n’y avoir pas songé plus tôt (je ne jette donc pas la pierre à la direction du Parti socialiste) – cela aurait été de demander aux militants et aux sympathisants, il y a un an, "quelles sont pour vous les cinq ou dix questions centrales et que souhaitez-vous que l’on propose ?", et de nouer le débat là-dessus. Et dès le départ, on aurait su ce qui était central et on aurait pu élaborer un projet avec une vraie participation militante, du bas vers le haut, au lieu de faire, comme on fait toujours, du haut vers le bas.


Nonfiction.fr- Votre livre s’ouvre sur un chapitre au ton pessimiste, "Du sang et des larmes". On en comprend bien l’esprit : plaider, dans un monde politique si souvent enclin à décevoir, pour une certaine exigence de vérité, qui n’est pas sans rappeler celle d’un Mendès-France. Difficile, cependant, de fonder la future campagne présidentielle de la gauche sur un discours aussi peu encourageant. Comment concilier, dès lors, ce devoir de vérité essentiel et l’espoir indispensable que devra susciter la gauche pour l’emporter ?

Jean-Louis Bianco- La formule m’est venue, un jour, dans une réunion. Les gens étaient secoués mais adhéraient à l’idée. Du coup, j’ai mieux réussi à faire accepter ce que nous pourrions faire si nous revenions au pouvoir. Je l’ai fait naturellement, sans calcul politique. Mais, à la réflexion, c’est aussi électoralement nécessaire. Si vous commencez par des promesses à n’en plus finir, ça ne tient pas. Par contre, quand vous dites aux gens : "ce ne sera pas facile, on ne pourra pas tout faire, mais il y a quand même des choses possibles, le monde peut changer", on vous croit, et vous redonnez confiance en la politique. C’est donc autant une question de principe qu’une condition d’efficacité électorale. J’aime bien la formule de Jospin : "On dit ce qu’on fait, on fait ce qu’on dit". Les gens en ont besoin. Et à partir de là, on peut susciter une adhésion, un enthousiasme, une espérance. Ce n’est donc qu’une apparente contradiction.

Ensuite, redonner espoir, cela passe par une vision, qui doit s’incarner dans un discours. Je crois qu’il y a un discours, qu’il faut que la gauche s’approprie davantage, c’est le discours sur "La France". Non pas pour disputer le terrain à la droite ou au Front national, mais pour expliquer pourquoi la France a un avenir. Et j’espère que notre candidat ou notre candidate arrivera à le dire. La France connait des problèmes épouvantables, y compris de compétitivité. Mais elle représente une histoire, une civilisation, une manière de voir les choses qui peuvent être des atouts décisifs dans le monde tel qu’il est : il y a une qualité de la vie, une tradition des services publics, une intervention de l’État qui n’a jamais été complètement abandonnée, c’est-à-dire la volonté d’imposer des règles générales, une tradition républicaine. Il y a donc à la fois dans le tempérament national et dans la diversité de ce pays et de ses territoires, des choses qui donnent à la France des avantages comparatifs (pour parler comme les économistes), et qui peuvent faire écho dans le monde entier. La France a quelque chose à dire. Il ne s’agit pas de tenir un discours orgueilleux, de crier "cocorico", mais de tenir un discours très fort sur la France, qui tire les leçons et analyse les fautes de notre histoire (sur la colonisation, par exemple), qui montre que le changement est possible et qui redonne voix à notre pays en Europe et dans le monde. Les gens l’attendent, avec ces quatre ou cinq engagements à affirmer dont j’ai parlé.


Nonfiction.fr- Avant d’en venir à ces quelques engagements, comment faire en sorte pour que la voix de la gauche soit audible dans le débat public ? Depuis les années 1980, on le sent bien, les idées de la droite, notamment celles du courant néolibéral, dominent le débat intellectuel et politique. Certaines figures se réclamant de la gauche empruntent ainsi beaucoup à ces idées de droite. N’y a-t-il pas, d’abord et avant tout, une bataille intellectuelle à mener pour la gauche, en vue de rebâtir des clivages et, au-delà de reconstruire une certaine hégémonie intellectuelle dans le débat public ?

Jean-Louis Bianco- Ce point est tout à fait vrai et important, vous avez raison. La gauche était dominante idéologiquement jusqu’à la fin des années 1970, de manière incroyable. Quand on regarde certains propos de Valéry Giscard d’Estaing, à l’époque, la droite était à la remorque des idées de gauche voire même, pour une certaine part, de l’analyse marxiste (même s’il ne s’agissait pas forcément d’idées marxistes). Le vent était à gauche.

Et puis la gauche est arrivée au pouvoir. Elle a bien entendu déçue mais, petit à petit, le vent idéologique a commencé à s’inverser. À la fois parce que la reconnaissance de la réalité et de la complexité du pouvoir a fait que tout n’était plus blanc/noir, que le patron n’apparaissait plus forcément comme l’ennemi, qu’interpréter tout à la lumière de la lutte des classes devenait discutable, que l’entreprise avait des vertus et ne consistait pas simplement en l’exploitation des travailleurs, qu’il fallait passer des compromis, y compris avec le système monétaire européen, et puis avec l’Allemagne de Kohl. Nous avons donc à la fois déçu et la vision un peu sommaire de la vulgate marxiste – l’Etat c’est bien, le privé c’est mal (aujourd’hui, on est dans la vulgate inverse : le privé c’est bien, le public c’est mal) – s’est érodée, avant même la crise profonde de la social-démocratie presque partout dans le monde, en tout cas en Europe. Cela tient au fait que, face à la montée de l’individualisme – au sens du "chacun pour soi" (et non pas au sens de "l’épanouissement individuel" défendu par Jaurès) –, le développement de la mondialisation – au sens de la mise en compétition de tous les travailleurs avec tous les travailleurs, et de tous les territoires entre eux –, l’idée a prévalu au sein de la gauche européenne (pour la gauche latino-américaine, c’est plus compliqué) qu’il fallait céder. On a reculé sur les services publics, parce qu’on s’est cru obligé de le faire, comme en Europe du Nord. On a hésité sur le protectionnisme, puisque l’idée pouvait paraître réactionnaire. On a beaucoup tardé à se dire qu’on ne pouvait pas accepter n’importe quoi, que face à la destruction des emplois on ne pouvait pas tout miser sur la reconversion des travailleurs, etc. Mais, c’est qu’il n’y avait plus de modèle (en dehors de mythes comme Cuba ou l’autogestion yougoslave). Et on en manque toujours.

Aujourd’hui, certes, la réflexion s’organise. À côté du Parti socialiste, il y a Terra Nova, la Fondation Jean Jaurès. Martine Aubry a lancé le Laboratoire des idées. C’est un travail qui associe beaucoup de militants et de sympathisants. Mais la critique que je porte, c’est que c’est illisible. On peut avoir 500 propositions, détaillées et très techniques, mais personne au Parti socialiste n’est capable de donner une vision générale, avec des idées-forces sur un nouveau modèle de développement. Ce n’est d’ailleurs pas que le Parti socialiste. C’est toute la gauche européenne qui est dans cet état, voire même peut-être mondiale, avec des problèmes différents. On est en panne de vision. Y compris dans le monde intellectuel. Je lis beaucoup. Je trouve, un peu partout, des descriptions fines et aiguës de la crise du système capitaliste ou de la société française. Mais, nulle part, je ne vois de Marx, de Tocqueville, de Keynes. Le travail de reconstruction idéologique sera long. Les primaires, justement, en donnant l’occasion à un candidat ou à une candidate de tracer une route, de faire émerger une vision, peuvent permettre d’y arriver. Mais ce n’est qu’un tout petit bout du chemin.


Nonfiction.fr- D’autant que les socialistes français ne peuvent, à eux seuls, redresser la barre. La plupart des questions à traiter, aujourd’hui, dépassent le cadre du national. Ne pensez-vous pas qu’il y aurait d’ailleurs une vraie réflexion à engager à l’échelle européenne avec l’ensemble des socialistes européens, voire même à une échelle plus petite, avec la gauche social-démocrate internationale, en vue de transformer le PSE   et l’Internationale socialiste en de véritables instruments de lutte politique ?

Jean-Louis Bianco- Oui. Le PSE avance à deux à l’heure, et c’est vraiment triste. Du côté des militants, on ne comprend pas toujours le sens de la double adhésion. Quant aux instances du PSE, elles sont sympathiques mais ce ne sont pas des instances de décision. Ce qui suppose, y compris pour nous, socialistes français, d’accepter de franchir le pas d’avoir vraiment un parti européen. Il faut que nous ayons un candidat des socialistes européens et un vrai programme commun aux socialistes de toute l’Europe, ce que nous n’avons fait qu’esquisser lors des dernières élections européennes.

Quant à l’Internationale socialiste, c’est désespérant. C’est un club de rencontre parfois intéressant et sympathique, mais on voit bien le ridicule que l’on s’est payé – et sur lequel la droite a eu raison de nous cartonner – en y admettant des partis peu fréquentables. Il faudrait œuvrer pour qu’il y ait une doctrine, une substance, et ce ne serait pas très difficile. Il y a bien sûr des partis très divers, parfois au sein d’un même pays (en raison de configurations historiques nationales complexes comme en Amérique latine ou en Inde) et qui revendiquent tous leur adhésion à l’Internationale. Mais on peut très bien imaginer des pluri-adhésions. Certains seraient plus gauchistes, d’autres plus libéraux, mais il y aurait enfin un lieu où mener bataille, peser sur les rapports de force et reconstruire cette hégémonie intellectuelle dont vous parliez tout à l’heure afin de reprendre l’avantage idéologique. Si l’Internationale socialiste menait une bataille, mais une bataille vraiment dure, sur la taxation des transactions financières internationales, pour que les banques cessent d’aller dans les paradis fiscaux, que les partis socialistes organisaient des boycotts contre celles qui s’y refusent dans chaque pays, là on aurait du poids.


Nonfiction.fr- Ce nouveau modèle de développement, que la gauche française, avec ses partenaires internationaux, a pour tâche de concevoir le plus clairement possible, est d’abord, dites-vous dans votre livre, affaire d’ambition démocratique. Dans les pas de Jaurès, qui revendiquait "la démocratie jusqu’au bout", vous affirmez vouloir "la démocratie à tous les étages". Qu’entendez-vous par là ? Aspirez-vous à un modèle de démocratie participative, où tous les citoyens participent à l’élaboration de la décision publique, ou pensez-vous qu’il est possible d’aller plus loin, vers un modèle de démocratie délibérative, au sens où, comme l’explique Jürgen Harbermas, les citoyens sont eux-mêmes responsables de la prise de décision ?

Jean-Louis Bianco- On parlait à l’instant de vision d’avenir pour notre société et de la stratégie de changement à adopter. Pour le coup, la démocratie est un outil de changement. Je plaide pour une démocratie à la fois participative, décentralisée, sociale et parlementaire. Tout se tient. On ne peut pas isoler la démocratie participative du reste. C’est vraiment un mouvement d’ensemble du fonctionnement de la société que je vise et que je propose.

Ensuite, la démocratie participative, ce n’est pas que l’élaboration de la décision, c’est aussi l’évaluation de la décision. Et je pense qu’il ne serait pas très difficile de concilier à la fois le rôle du Parlement et l’évaluation très décentralisé des décisions, en laissant des initiatives qui pourraient être celles de citoyens, de la société civile, d’universitaires, de think thanks, de partis politiques, de personnes aux responsabilités dans les collectivités locales. On pourrait organiser des débats pour évaluer les effets du RSA, de la politique de solidarité, de l’adoption, etc. Et le Parlement devrait cadrer, aider et tirer les leçons de cette évaluation, une évaluation citoyenne et non pas selon des critères trop comptables et très technocratiques.

Après, aller jusqu’à la prise de décision ? Oui, sans doute, mais très difficilement. J’ai bien vu dans mon expérience de Maire de Digne, avec les réunions de quartier, toutes les limites. Les gens sont très contents d’être informés (c’est un droit normal) et ils sont très contents de dire leur mot, de pouvoir râler. Mais ils n’ont pas forcément envie d’assumer la responsabilité de la décision. C’est qu’il faut sortir du "il faut faire un TGV mais pas là, un métro mais pas là, un pont mais pas là", car un moment, il faut bien trancher. Gouverner, c’est choisir. Et tout le monde n’y est pas prêt. On peut y arriver dans certains cas. Nous avions tenté l’expérience, lorsque j’étais Maire de Digne. L’ancien Maire avait eu un projet de casino. Au sein de la majorité de gauche, on a beaucoup discuté. En regardant les choses de près, on s’est aperçu :

1) que ce n’était pas forcément une entreprise de blanchiment d’argent ;

2) que des conditions de sécurité pouvait être envisagées ;

3) qu’il y a avait une manne non négligeable à espérer, notamment pour financer la politique culturelle de la municipalité. Restait la question philosophique de principe : une commune peut-elle se faire le complice ou donner l’occasion d’une addiction au jeu, préjudiciable notamment pour les personnes modestes ? Le débat fut vif et partagea en deux la majorité, y compris au sein des communistes. On a décidé de soumettre la question à référendum. D’autant que ce n’était pas dans notre programme. On a organisé des débats, on a expliqué chacun nos positions, on a fait venir des gens d’avis différents, des experts, des psychologues, des élus d’ailleurs, qu’ils soient pour ou contre. Le taux de participation dépassa les 50% et le "oui" obtint 60%. Les citoyens avaient décidé. Mais tout tenait à la qualité de l’organisation du débat. Est-il vraiment possible de systématiser cette pratique à une échelle nationale?


Nonfiction.fr- Et la démocratie sociale ? Démocratiser l’entreprise, dans l’esprit d’un petit livre récent de la Fondation Jean Jaurès auquel vous avez contribué   , est-ce permettre aux salariés d’être responsables des choix stratégiques de l’entreprise, voire même de tendre vers un horizon autogestionnaire ?

Jean-Louis Bianco- Je ne crois pas qu’on puisse allez jusqu’à l’autogestion dans le monde tel qu’il est, qui suppose des prises de décision relativement rapides dans un contexte de compétition extrêmement dure. Ce qui ne veut pas dire renoncer à participer au processus de décision. Comme je l’ai dit dans cette brochure collective de la Fondation Jean Jaurès, il y a notamment quelque chose qui n’est pas extraordinairement difficile à faire, et qui n’est pas une question de loi mais de rapports de force politique et sociaux, à savoir qu’en amont d’une décision stratégique (se développer sur le marché asiatique, relocaliser ou délocaliser certaines activités, abandonner ou développer certains métiers…) il y ait un débat dans l’entreprise, au minimum avec les représentants des travailleurs et avec les collectivités locales autour. Ce qui peut aussi beaucoup changer les choses, c’est d’avoir une forte représentation des salariés dans les conseils d’administration et les conseils de surveillance. Il faudrait aussi, bien sûr, des syndicats plus forts, ce qui était un des thèmes de Ségolène Royal en 2007, même si on n’a pas trouvé la bonne manière de le faire. Bref, il faut que les salariés aient plus la capacité de peser.

Mais je ne crois pas qu’on puisse déléguer la gestion entière à un collectif. On peut sûrement, au niveau des conditions de travail et de production, reprendre les lois Auroux, qui étaient une excellente idée, mais qui ont eu du mal à être mises en pratique, parce que les syndicats se voyaient court-circuités par les directions qui cherchaient des liens directs avec les salariés. On a vu, lors des négociations sur les 35 heures, que dans certains cas la réflexion décentralisée a bien marché. Sur les conditions de travail et de production, on peut décentraliser beaucoup de choses. Quant aux décisions stratégiques, il faut qu’il y ait consultation en amont, pour que ce ne soit pas l’actionnaire qui décide (surtout quand c’est un fond de pension), mais il faut ensuite que le patron, le PDG ou le directeur général assume la responsabilité de la décision.


Nonfiction.fr- Vous évoquez le cas des 35 heures. Contrairement à certains dirigeants socialistes, assez réservés sur la poursuite de la baisse du temps de travail, vous allez très loin dans votre livre. Vous citez un rapport de la New Economics Foundation, un think thank britannique, qui propose la semaine de 21 heures !

Jean-Louis Bianco- Contrairement aux apparences, le sens de l’histoire n’est pas à l’augmentation de la durée hebdomadaire de travail. Quand on regarde les chiffres du temps réel travaillé à l’année, en France et en Allemagne ce n’est pas très différent. Et quand on prend les pays développés, on tourne autour de 1500-1700 heures de travail à l’année. Il y a donc bien une tendance historique, séculaire, à la baisse du temps de travail. En outre, la France a une très forte productivité par heure travaillée, mais pas assez de volume de travail : trop de jeunes et de séniors au chômage. Il faut donc bien se poser la question de la réduction globale du temps de travail pour un meilleur partage du travail. Et puis, on peut avoir de la sorte des gains de productivité extraordinaires. La bonne productivité ne réside pas forcément dans l’intensification de la production et l’aggravation des conditions de travail. Après, je cite dans mon livre le rapport de la New Economics Foundation pour faire réfléchir. C’est un horizon lointain. Mais il faut aller contre l’idée reçue, en vogue aujourd’hui, selon laquelle 39 heures c’est mieux que 35, travailler 42 heures c’est mieux que 39, etc. Là encore, c’est une victoire idéologique de la droite.


Nonfiction.fr- Alors, que faire ? Vous évoquiez tout à l’heure quatre ou cinq engagements forts pour 2012. Quels sont ceux que vous préconisez ?

Jean-Louis Bianco- Je pense d’abord qu’il faut une mesure forte, immédiate et brutale pour mettre fin à certaines injustices. Une mesure révélatrice d’un changement profond, dès notre arrivée au pouvoir : supprimer, du jour au lendemain, bonus, stock-options et retraites-chapeaux (sauf dans les cas, relativement limités, des start-up où le bonus correspond à une prime de risque). Ça, c’est d’une netteté par rapport à des gens qui, à la tête de notre pays, n’arrêtent pas de se gaver au moment où le pouvoir d’achat est en berne. Alors, bien sûr, on me dira : "Mais vous allez faire partir des gens". Moi, je réponds : tant mieux ! Nous pourrons enfin sortir de l’endogamie du capitalisme français où ce sont les gens qui ont fait les mêmes écoles (inspection des finances, corps des mines, corps des ponts, etc.) que l’on retrouve tantôt dans le public, tantôt dans le privé. Et s’ils veulent partir à l’étranger, eh bien qu’ils y aillent ! Cela nous permettra un saut générationnel, avec une nouvelle génération plus ouverte, plus adaptée au temps. Et de ça, j’en suis sûr.

Ensuite, le pouvoir d’achat. Et là encore, il faut des mesures fortes : baisser la TVA sur les produits de première nécessité (éco-construction, transports, produits culturels, etc.) et augmenter l’allocation de rentrée scolaire qui touche directement les familles populaires et les classes moyennes. Ce n’est, bien sûr, qu’un petit morceau du sujet. Il faudrait également complètement revoir le financement de la protection sociale pour que celle-ci soit moins assise sur les salaires (ce qui libérera du pouvoir d’achat), par la suppression des niches fiscales et sociales, la taxation plus forte des revenus du capital, établir un impôt progressif fusionnant impôt sur le revenu et CSG. A condition de faire tout cela, on pourrait penser, à terme, à une TVA sociale, que je ne balaye pas d’un revers de la main. Ce serait une manière de faire peser une charge moins forte sur les salaires et de libérer ainsi la compétitivité des entreprises. Mais à condition qu’on ait assuré le pouvoir d’achat avant tout.

Troisième axe, bien sûr : les jeunes. Il faut diminuer la précarité et élaborer un pacte national pour l’emploi des jeunes, notamment en conditionnant les aides aux entreprises à l’embauche de jeunes en CDI.

Il faut dire, ensuite, quelles sont nos priorités en termes d’emplois publics. Et, là-dessus, j’assume un discours très mendésiste : nous savons très bien que les besoins sont criants partout, qu’ils sont dramatiques même, mais qu’on ne pourra pas tout faire. Il faut des priorités. Je pense, par exemple, qu’il faut probablement rétablir les postes supprimés dans l’éducation, faire des efforts en moyens et en personnels dans la santé, et après, si on peut, dans la police et la justice. Point barre. Tout cela pourrait être financé par une RGPP différente, tournée vers l’efficacité réelle des services publics, par une diminution du poids des administrations centrales, la suppression comptable des services inutiles de l’État en région. Quant aux marges de manœuvres budgétaires, elles existent : sur les 170 milliards d’euros de niches fiscales et sociales recensées par la Cour des Comptes, j’affirme très sérieusement qu’on peut économiser 70 à 100 milliards d’euros : aides inutiles aux grands groupes qui ne sont pas mauvais dans la compétition mondiale, supprimer les amendements Copé et autres qui font, qu’en moyenne, les grandes entreprises ne payent que 8 à 10% d’’impôts sur les sociétés, la TVA sur la restauration qui ne sert à rien, etc.

Et puis un discours sur la France, un discours sur l’Europe, un discours sur l’Internationale socialiste. Ce qui rejoint ce qu’on disait tout à l’heure.


Nonfiction.fr- Puisque vous terminez par la dimension internationale, quelques mots, en guise de conclusion, à propos des récentes vicissitudes de la diplomatie française ?

Jean-Louis Bianco- Il faut repenser notre diplomatie. La diplomatie, c’est défendre des intérêts nationaux, ce qui n’a rien d’illégitime dans un monde qui n’est pas tendre, défendre le poids de la France, le poids des entreprises françaises (ce n’est pas parce qu’on est socialiste qu’on ne doit pas reconnaître cette dimension). En même temps, et sans tomber dans ce qu’Hubert Védrine appelle le "droit de l’hommisme naïf", il faut une diplomatie qui prennent davantage en compte les aspirations des peuples à la liberté, l’exaspération face à la corruption, et qui se traduise par le respect. Du coup, la critique que je fais s’applique aussi à nos politiques passées, y compris quand la gauche était au pouvoir, en sachant, pour le cas de l’Egypte par exemple, que le Moubarak qui prend le pouvoir ce n’est pas le Moubarak d’aujourd’hui. Il y a avait à l’époque, des raisons à l’attitude de l’Occident qui voyait en certains dirigeants arabes des remparts contre l’islamisme, il ne faut pas l’oublier. Mais c’est vrai qu’il y a eu des lâchetés diplomatiques.

Par contre, jamais le Quai d’Orsay n’a été aussi dépouillé, aussi ridiculisé. Quand on pense aux erreurs dramatiques de la diplomatie française, depuis le Président de la République jusqu’à l’ambassadeur de Tunisie ! Comment peut-on être aussi aveugle, comme l’a été Michèle Alliot-Marie, pour donner le sentiment de mélanger intérêt publics et privés, avec un régime fut-il parfait ? Si j’étais Ministre des Affaires étrangères, je ne me vois pas me faire payer un quelconque voyage entre Berlin et Munich par un industriel allemand, fut-il sympathique et ami de la France. Ni aux États-Unis, ni en Angleterre, ni ailleurs. Et je ne parle pas des temps de retard permanents et des formules ridicules de la diplomatie française à propos de "la répression excessive" ou des "moyens disproportionnés" utilisés contre les manifestants en Lybie. Comme si tuer 50 manifestants au lieu de 200 pouvait être "proportionné". C’est honteux ! La répression est scandaleuse et inadmissible dès le premier jour. On ne tire pas sur une foule qui manifeste. Par ces discours, on a dévalorisé la France. Quant à l’ambassadeur de France en Tunisie, qui pose en slip sur Facebook ! C’est lamentable. Et il y aurait encore beaucoup à dire. Regardez l’affaire Florence Cassez. Évidemment que le jugement paraît scandaleux, que tous les droits de la défense n’ont pas été respectés. Mais Sarkozy, encore une fois, en a fait dix fois trop. On a eu deux otages en république dominicaine. Sarkozy n’a rien dit. Ces deux femmes ont été libérées. On a négocié normalement, sans faire du tonitruant : "Je vais la chercher, je vais l’obtenir, je dis ci, je dis ça". Cela dévalorise l’action de la France à l’étranger. Il y a toujours eu une centralisation de la politique étrangère sous la Ve République, et je suis bien placé pour le savoir. Mais il faudrait que le président de la République accepte de se taire et laisse travailler les professionnels.


Nonfiction.fr- Notamment les agents de notre diplomatie culturelle, bien malmenée depuis quelques temps…

C’est une catastrophe. C’est un levier extraordinaire. Je parlais tout à l’heure de l’influence de la France, au bon sens du terme. Pas simplement le fait de faire connaître nos auteurs, nos films à l’étranger, mais de faire de la France un lieu d’échange et de partage d’un certain nombre de valeurs. Cela vaut très cher en termes d’intérêt national et cela ne coûterait pas très cher de donner un minimum de moyen à nos instituts culturels. La réorganisation récente qui a été faite n’a aucun sens. Cet appauvrissement des moyens… C’est consternant et stupide. On a pourtant des pratiques d’instituts culturels qui sont passionnantes. Il y a quelques années, Michel Foucher, ancien ambassadeur de France en Lettonie, avait organisé avec les Lettons un travail formidable, très délicat, par rapport au problème du rapport de ce pays avec l’Allemagne hitlérienne et l’URSS. Pour les Lettons, la fin de Hitler, signifiait le début de la colonisation soviétique, donc pas nécessairement un jour de fête. Cela n’excusait pas les compromissions avec les nazis, mais, enfin, l’oppresseur, pour eux, c’était l’URSS, et jusqu’à un certain point l’Allemagne avait pu leur paraître libératrice. Comment faire pour gérer ce passé complexe, dont les conséquences étaient importantes pour les relations entre les pays baltes et l’URSS, y compris avec les minorités russophones des pays baltes ? L’Ambassadeur et le service culturel de l’ambassade ont organisé des débats, discuté de ce que la France avait fait comme travail commun avec l’Allemagne, en invitant de multiples personnalités. C’était passionnant. La France n’était pas là pour donner des leçons. On racontait notre histoire pour que les Lettons et les russophones qui souhaitaient construire quelque chose ensemble puisse le faire.


Nonfiction.fr- C’est faire de la France une médiatrice sur la scène internationale…

Jean-Louis Bianco- Ce qui nous donne de l’influence, sans donner de leçons à personne, en laissant agir les professionnels sur le terrain. Tandis que là, on va avoir une espère d’agence, l’Institut français, présidé par Xavier Darcos, qui va tout recentraliser. Mais au nom de quoi va-t-on décider à Paris de ce que les gens doivent faire à Berlin, à Hambourg, à Addis-Abeba, ou à Buenos Aires ? Cela n’a aucun sens ! Je veux bien accepter, même si c’est délicat, une semi-autorité de l’ambassadeur sur ses services culturels, pour éviter à la culture d’être un État dans l’État, mais certainement pas que Paris s’en occupe. A Paris, il faut une agence de moyens, un lieu de réflexion stratégique. C’est tout. Et on fait le contraire. Alors qu’on a des exemples d’une richesse… Quand j’étais en Turquie, par exemple, j’ai croisé des gens extraordinaires, totalement méconnus, autour des instituts culturels. Pour la question turco-arménienne, ce sont des lieux où l’on peut avoir des échanges beaucoup plus forts qu’en arrivant avec de gros sabots et en criant : "Reconnaissez tout de suite le génocide arménien !" Ce sont des lieux de rencontre que la France peut offrir aux Turcs et aux Arméniens (moins durs en Turquie souvent que dans la Diaspora) qui veulent avancer. La France joue alors un rôle efficace de médiatrice. Au lieu de ça, on coupe les crédits des chercheurs !


Nonfiction.fr- Une note optimiste, pour finir ?

Jean-Louis Bianco-Je suis inquiet de la période actuelle. Y compris à gauche, pour revenir en France, avec les primaires qui se préparent. La seule bonne nouvelle, c’est que les principaux responsables socialistes ont su éviter jusqu’ici, à peu près, la guerre des petites phrases. Pour moi, c’est miraculeux. Cela va-t-il tenir jusqu’en juillet ? Sera-t-on capable d’une campagne digne ? Car il ne suffit pas d’une charte éthique et d’une haute autorité. C’est très bien, mais sera-ce suffisant ?

Par contre, je suis plus optimiste pour la suite. Je pense que les primaires vont plaire aux gens, que cela s’inscrit dans cette envie de participer, au-delà même des adhérents du PS. Si nous atteignons environ un million de personnes, on aura un élan formidable pour notre candidat ou notre candidate, qui sera alors en bonne posture pour 2012. Quant à moi, je voudrais mettre à profit le temps qui nous sépare de cette primaire pour construire cette vision dont nous avons parlé, évoquer les problèmes au fond, porter ces quatre ou cinq engagements forts. Et ne plus entendre les uns ou les autres dire "je propose" mais bien "je m’engage à". C’est important, le langage