Le groupe Orion réunit des responsables politiques, des fonctionnaires civils et militaires, des universitaires et des experts dans un observatoire de la Défense créé au sein de la Fondation Jean-Jaurès. Présidé par Louis Gautier   , il forme un laboratoire d’analyse et de propositions pour la gauche dans les domaines de la réflexion stratégique, de la gestion des crises internationales et de paix, et en matière de politique militaire et d’armement. Orion organisait sa première réunion publique le mercredi 30 mars à la Fondation Jean-Jaurès sur le thème de la liberté d’expression des militaires et la politique des petits bâillons. Résumé. 

 

Quel meilleur préambule pour un débat sur la liberté d’expression des militaires que de déplorer l’absence de l’un d’entre eux, suite à l'intervention de sa hiérarchie ? Seul Jean-Hugues Matelly, chef d’escadron de la gendarmerie nationale et sociologue, manquait à l’appel du débat public organisé hier soir par le groupe Orion. Le parterre réuni était composé de quatre intellectuels militaires connus pour leur liberté de ton et de manœuvre : le Général Vincent Desportes, directeur de collection chez Economica et directeur du Collège interarmées de Défense (CID) jusqu’à l’été dernier, sanctionné récemment pour avoir critiqué la position américaine sur l’Afghanistan dans Le Monde ; le Général Bernard Norlain, chef du cabinet militaire de Jacques Chirac puis de Michel Rocard, entre 1986 et 1989, ancien directeur de l’IHDN, cosignataire avec Michel Rocard, Alain Juppé et Alain Richard d’une tribune dans Le Monde en octobre 2009 favorable au désarmement nucléaire ; le Colonel Michel Goya, directeur d’études à l’IRSEM et ancien rédacteur au cabinet du chef d’état-major des armées en charge des affaires de doctrine ; et le Colonel André Thiéblemont, ethnologue. 

 

Lancé par François Bazin, chef du service politique du Nouvel Observateur, le débat a d’abord porté sur la nécessité pour les militaires d’exercer une pensée libre et publique. Selon le Général Desportes, l’armée doit pouvoir s’exprimer car elle appartient autant à la société qu’à l’Etat. Ce n’est pas simplement une question politique mais aussi un atout stratégique : la guerre est un objet si complexe qu’elle doit être pensée au croisement des réalités et des théories. Le discours d’intelligence doit être encouragé pour ne pas réduire l’armée à un simple corps discipliné et inféodé au pouvoir politique. Le Général a rappelé que si "une appétence pour les esprits libres existe dans l’armée", elle est limitée par ses cadres trop rigides. En 2008, une tribune portant sur les aspects techniques de l’intervention en Afghanistan lui avait déjà valu une convocation au cabinet du ministre de la Défense simplement parce qu’elle se distinguait de la position du Livre Blanc. Lorsqu’on compare les cultures politiques de la France et des Etats-Unis,  on s’aperçoit que les Américains organisent des débats avec les opposants à la ligne officielle du Pentagone, ce qui serait impensable en France. La différence entre celui qui prend une décision et celui qui la critique est claire outre-Atlantique. En France, au contraire, la Ve République gaullienne incite l’Elysée à s’accaparer les affaires militaires et le débat avec le pouvoir législatif est quasi inexistant. 

 

Le Général Norlain a abondé dans le sens du Général Desportes pour affirmer que la place de l’innovation et de la liberté de pensée dans l’armée est fondamentale. La France est faite de ce paradoxe selon lequel chaque ministre de la Défense fraîchement nommé déplore le silence convenu des militaires pour les sanctionner systématiquement dès qu’ils font des déclarations publiques. Au moment de la publication de sa tribune "Pour un désarmement nucléaire mondial, seule réponse à la prolifération anarchique" dans Le Monde, le Général, déjà en deuxième section, ne fut pas sanctionné mais réprimandé sur un ton corporatiste. On lui reprocha de s’attaquer à la principale raison d’être de l’armée et de son budget en s’attaquant à l’arme nucléaire. Le Général a alors évoqué le cas d’un Général de l’Armée de l’Air qui avait critiqué les Rafales produits par Dassault Aviation, provoquant la fureur de Serge Dassault qui n’avait pas hésité à intervenir auprès de sa hiérarchie pour tenter de le faire sanctionner. La pensée stratégique française est donc bloquée car elle paie des années de soumission au pouvoir politique, à l’image de cette anecdote caractéristique. 

 

Prenant plus de distance avec l’actualité, le Colonel Thiéblemont a pris la parole pour expliquer que la liberté d’expression des militaires s’est peu à peu réduite depuis le début des années 1980. Au cours des années 1970, il y eut de nombreuses occasions de débattre : la crise militaire de 1973, la remise en cause de la politique nucléaire de la France ou l’aggiornamento du style de commandement dans l’armée. Une vingtaine de militaires ont publié sous leur nom à cette époque. Lorsqu’André Thiéblemont lui-même publia en octobre 1981 un article en Une du Monde, le ministre de la Défense d’alors, Charles Hernu, ne le sanctionna pas mais l’Etat-Major le convoqua, et nombre de ses collègues le qualifièrent de "traître". Preuve s’il en fallait que la limite de l’expression des militaires est dans "le pouvoir discrétionnaire" qu’exercent les politiques et les militaires. L’armée est une structure "colbertiste et centralisatrice" qui ne supporte pas la contradiction. Dans cette structure, la pensée militaire française est déterminée par un psychologisme qui s’est sclérosé depuis la fin des années 1970. Le Colonel lie donc la censure inévitable qui s’applique dans l’armée à des raisons structurelles qui ont fait perdre à la France sa mainmise sur la pensée stratégique. Dès lors que "le processus de "civilisation" de la fonction militaire s’est enraciné, l’armée subit inévitablement une "otanisation" et une américanisation imposée par le politique. La libre expression des militaires est donc devenue une question éminemment politique. 

 

Poursuivant la réflexion de son collègue ethnologue, le Colonel Goya a expliqué que les militaires s’attirent les foudres de leur direction non seulement quand ils s’expriment publiquement mais aussi quand ils initient le débat au sein de l’armée. Pour illustrer son propos, cet historien de formation a comparé la situation française à l’armée soviétique de la fin de la Guerre froide. Cette dernière avait, semble-t-il, créé une bulle distincte de la sphère politique- notamment au sein de revues spécialisées- où elle pouvait débattre de questions stratégiques. A l’inverse, l’outil de défense en France a toujours été conçu comme un outil politique. Cela a abouti à institutionnaliser la pensée militaire sans que se développe des espaces de réflexion non-institutionnels. "Une armée sans dose de liberté se condamne à la rigidification et à l’ossification."

 

Après ce florilège critique sur les vices et les limites de l’expression en milieu militaire, François Bazin a orienté le débat sur les solutions concevables pour sortir l’armée de sa rigidité. Le Colonel Goya a insisté sur la capacité de souplesse et d’adaptation aux différents contextes historiques. La mission principale des armées change en moyenne tous les 12 à 15 ans. Cela implique de préserver un certain nombre de moyens pour innover. "Je crains dans les réformes en cours de réduction d’effectifs et de budget qu’on réduise ce surplus" d’innovation. Cette tendance ne ferait que rendre la France plus dépendante de l’OTAN, et donc des Etats-Unis. Pour le Général Desportes, les militaires doivent reprendre goût au débat d’idées. Pour permettre l’avènement d’une culture du débat, l’armée doit donc cesser de considérer que l’expression d’un point de vue en son sein revient à remettre en cause sa position officielle, et autoriser des officiers à s’adresser à tous les niveaux hiérarchiques. La discipline militaire ne peut être dupliquée au cadre des réflexions théoriques et stratégiques. Plus pessimiste, le Général Norlain a mis en doute la possibilité d’un changement de culture politique au plus haut niveau de l’État-major, tout en notant avec satisfaction que de plus en plus d’officiers tiennent des blogs. Le Web serait donc une voie de contournement des difficultés de s’exprimer librement sur des débats aussi sensibles que le nucléaire ou l’intervention en Libye. Et le lieu où les militaires pourraient susciter un intérêt renouvelé de la société civile pour leurs actions et leurs interrogations