Sociologue et activiste féministe queer, maître de conférences à l’université de Lille III Marie-Hélène Bourcier introduit la queer theory en France en fondant Le Zoo en 1996 ; elle traduit et édite Monique Wittig   , Teresa de Lauretis   Donna Haraway   ; depuis 2007 elle développe la plateforme F***My Brain, associant un séminaire sur les théories, les politiques et les cultures queer à l’EHESS et un programme de débats et de performances au Palais de Tokyo. Depuis 2008, elle organise chaque année le Paris Porn Festival, un festival de films pornos féministes et alternatifs.  Elle est l’auteur de Queer Zones, Politique des identités sexuelles et des savoirs, (Balland 2001 ; Amsterdam, 2006) ; de Queer Zones 2, (La Fabrique éditions, 2005).  

 
 

Nonfiction.fr : -En quoi le féminisme que vous développez est-il queer ?

 

En ce qu’il est aussi celui des minorités sexuelles et de genres, ce qui n’était pas le cas des courants féministes des années 70-80. Voilà qui a nécessité des changements décisifs : travailler et agir en tenant compte de l’ensemble des masculinités et des féminités ; prendre en compte le couple hétérosexualité/homosexualité et la dimension sexuelle qui avait disparu de ce mouvement de libération sexuelle qu’était aussi le féminisme des années 1970. 

 

Nonfiction.fr : -Et en quoi votre approche queer est-elle féministe ? 

 

Queer et féminisme sont indissociables à moins de se réfugier dans le psychanalysme. La théorie queer états-unienne des années 90 est une critique de l’hétérocentrisme de la pensée féministe. Elle émane de lesbiennes féministes (Butler et De Lauretis). Mon approche queer/féministe s’est nourrie de cette première vague queer pour plusieurs raisons : parce qu’elle  permettait de repolitiser et de resexualiser la French Theory (Foucault, Derrida) dont elle s’inspirait ; parce qu’elle offrait une alternative euphorisante au simple constat constructiviste selon lequel les genres sont construits ; parce qu’elle rendait possible une critique de l’homonormativité des revendications gay et lesbienne. 

 

Mais mon approche s’est toujours distinguée de la premièrevague queer états-unienne et s’en éloigne de plus en plus. Dès les années 90, la traduction culturelle et politique queer dans le contexte universaliste républicain français ne pouvait pas suivre la dénonciation (à mon avis théoriciste, irresponsable et entachée de blanchitude) des politiques des identités de la théorie queer états-unienne. La théorie queer française a donc pris le contre-pied de cette posture en martelant la nécessité de politiques identitaires qui peinent à exister ici, ce qui explique bien des choses, dont le racisme, la faiblesse du féminisme et des minorités dans le champ politique et culturel français. Il fallait opter pour des politiques identitaires post-identitaires puisque cette tension productive affecte les mouvements minoritaires, qu’ils soient sexuels/ethniques ou les deux à la fois. Nul besoin donc d’attendre les remontrances anti-communautaristes françaises émanant de tous bords et qui réunissent en fait tous ceux qui soutiennent et pratiquent la politique de l’identité hégémonique qui leur convient. Que la gauche tranquille comme les autres gauches qui se pensent plus agitées, suivies par le mouvement gay et lesbien officiel n’aient toujours pas compris ça et continuent de louper le potentiel des politiques des identités culturelles : c’est là un geste républicaniste et universaliste dont le racisme et la misogynie intégrés ne sont plus à démontrer. Aujourd’hui, il est logique de s’émanciper de la théorie queer états-unienne de la première vague : elle est inadaptée au contexte français et européen. Ses limites sont nombreuses et bien révélées par les trans’ et les trans studies, par les queer of colour, qu’elle persiste d’ailleurs à vouloir inclure moyennant un white washing

 
 

Nonfiction.fr :-On peut être féministe et penser que les catégories hommes et femmes ne sont pas autre chose que des normes, et des leurres, et que le sexe résulte du genre ? 

 

Bien sûr mais quel est l’intérêt de privilégier cette entrée par les "normes" ? L’apport des féministes, et a fortiori des féministes queer, n’a pas été de définir les genres comme normes. Sinon elles n’auraient pas apporté grand-chose. Les anthropologues, les sociologues, pour ne pas parler des psychologues, ne disaient pas autre chose dès les années 50 ! Cette entrée par "les normes de genres", que l’on veut imposer en France depuis 2005, est un affadissement considérable de ce que peut apporter la perspective queer. Ce n’est plus de la pensée straight, juste de la pensée plate. Non que les genres selon la théorie queer soient synonymes de subversion. Je n’ai jamais pensé ça. Mais il existe une très grande différence entre dire : les normes de genres sont oppressantes et massacrantes (ce que fait Défaire le genre   par exemple) et les genres (bien au-delà de la simple paire hommes/femmes, masculin/féminin) sont résistibles (une idée et des faits qui sont au cœur de la démarche féministe même). Dans le premier cas, et c’est le sentiment de l’orateur, les normes sont positionnées comme si elles faisaient force de loi (or les normes et la loi ce n’est pas la même chose). Dans le second cas, le caractère construit des genres amène à s’intéresser à ce qui consolide un certain arrangement des genres mais surtout au fait que celui-ci est éminemment faillible. Il n’y a qu’en France où l’on observe ce glissement, qui n‘est pas innocent puisqu’il postule et reconduit une vision aliénante des genres ; surtout, il masque les résistances culturellement et sociologiquement avérées au système sexe/genre, comme on dit. Cette obnubilation des normes correspond à un choix dans la gestion de la seconde introduction de Butler en France (qui coïncide avec les traductions papier de ses ouvrages) par une discipline et une seule : la sociologie, enfin un certain type de sociologie triste, peu rigoureuse, entonnoir éteignoir, obtuse mais touche-à-tout.

 

Pour ce qui est des rapports entre genre et sexe, il me semble que les modèles expressifs, le genre exprime le sexe) ou causatifs (le sexe cause le genre) sont prisonniers d’un raisonnement binaire dépassé depuis longtemps par les critiques. Même si la distinction sexe/genre a été utile pour dénaturaliser et les sexes et les genres, il faut désormais prendre en compte qu’il existe "n" sexes et "n" genres, ainsi que le troisième terme, que nous continuons d’appeler "l’orientation sexuelle". Il n’y a pas que l’hétérosexualité qui puisse être déconstruite par la mise en perspective queer. La théorie queer de la première vague n’a pas touché à la question de l’orientation sexuelle homosexuelle. Or les échanges sexuels et affectifs entre les lesbiennes et les transmen, notamment, rendent cet alignement caduque et troublent à la fois la coupure hétéro/homo et ce que l’on entend par homo. C’est ce que j’appellerais la "désorientation sexuelle". 

 
 
 

Nonfiction.fr : -Comment conciliez-vous la désidentification à laquelle le féminisme queer conduit – ni femme, ni lesbienne… – et les "politiques des différences"   que vous appelez de vos vœux ? 

 

La logique de désidentification volontaire du féminisme queer n’est pas un impératif négatif, privatif. Elle ne participe pas d’un ninisme qui a malheureusement été le propre du lesbianisme féministe. Car le ninisme, aussi démultiplié soit-il, masque mal ses accointances avec cette position abolitionniste qui a imprégné le féminisme matérialiste français (Wittig compris). Le but était d’abolir les genres (les classes sexuées) comme les formes d’exploitation capitalistiques. Or, cet horizon abolitionniste marxiste n’est pas sans rapport avec la tradition abolitionniste française qui participe d’un universalisme et d’un humanisme directement issus de la première modernité, revendiqués au-delà des cercles féministes matérialistes. Qui plus est, cet abolitionnisme conduit droit à l’échec et à la dystopie. Je pense que cette forme d’imaginaire politique sexuel relève de ce que Jameson a si justement nommé "la réduction utopique" et qui désigne un choix dans la construction politique : échafauder par suppression plutôt que par accumulation   . C’est la tradition des dystopies féministes, rongées par une ontologie du manque et "l’inséparabilité entre utopie et pénurie». Mais outre le fait qu’elle est triste, je pense que cette logique de tabula rasa radicale va à l’encontre de la réalité de la déconstruction des genres telle qu’elle se vit, telle qu’elle est possible pour tous depuis quelques décennies maintenant, notamment dans les subcultures lesbiennes, gay, trans’ queer qui montrent assez l’efficacité et la réalité de la stratégie de prolifération des genres et des sexualités. A partir de là, non seulement la désidentification n’est pas contradictoire avec les politiques identitaires post-identitaires et les politiques des différences, mais elle en est même l’un des outils disponible pour tous   .

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Nonfiction.fr :-A la fin des années 1990, vous vous êtes employée à introduire en France la théorie queer.  En quoi a-t-elle bouleversé le paysage féministe français ? 

 

Je parlerais plutôt d’une traduction de la théorie queer en France, inséparable des bouleversements qu’elle a provoqués dans la vie des gens. Son impact sur le paysage féministe et intellectuel français, c’est une autre histoire. Ça bloque et on confond avec la théorie queer états-unienne. Le refus des féministes matérialistes m’a toujours paru injustifié parce que je n’ai jamais cru à une opposition entre queer et matérialisme   . L’acceptation très tardive des termes de "genre" débouche trop souvent sur une définition réductionniste (genres = femmes ou genres = femmes et hommes). Ce qui permet de dire, ça c’est trop "queer" versus ce qui serait "genre". Exit le queer, exit la pensée des minorités, exit cet enseignement à l’université. En France, on impose une appropriation lacanienne et une célébration (tardive) de la seconde Butler, pour maintenir l’emprise du discours psychanalytique qui permet de prôner des paradigmes acceptables : le genre comme mélancolie et le transgenre des trans’ comme forclusion et demande impossible. C’est si loin des travaux actuels. On assiste à une "mainstraightisation" "du queer". La  raison en est aussi que nous avons une vision ultra-métonymique et incomplète de la richesse et de la diversité de la pensée queer, qui ne se limite pas à trois, quatre noms, et encore moins à Butler.

 
 
 

Nonfiction.fr :-En 2005,  vous prédisiez la mort du féminisme s’il persistait à ne pas prendre en compte "les questions de “race”, de classe, des sexualités et des genres". Six ans plus tard, ces questions sont-elles mieux traitées ?

 

La théorie queer états-unienne de la première vague m’a toujours parue symptomatique dans ses appels à une réelle intersectionnalité. On voyait bien qu’il s’agissait d’un vœu pieux résultant des coups de pied au cul mérités donnés par les féministes noires, chicanas et asiatiques dans les années 90. Vous savez, ces pauvres qui avaient encore besoin de pratiquer un "essentialisme stratégique" et à qui l’on imposait la mort du sujet décrétée par la French Theory (de grands féministes comme chacun sait !)   . Pile au moment où elles voulaient peser dans le débat public dans toutes leurs spécificités. La race est le talon d’Achille du féminisme blanc depuis la première vague. L’homologie entre oppression de la femme et esclavage continue d’être déclinée. La théorie queer états-unienne de la première vague persévère dans sa mise au silence des queer of colour. Comme le prouve encore ce qui vient de se passer à la conférence d’Amsterdam en janvier dernier   , où les queers blancs fraîchement débarqués des US sont venus faire la leçon aux (homo)nationalistes sexuels en marginalisant les queer of colour présents qui travaillent sur ces questions depuis 2005. Par ailleurs, la théorie queer de la première vague a construit l’hétérosexualité comme ennemi principal. Du coup, les hétérosexualités minoritaires et racialisées constituent son angle mort. Tout cela nous invite à réfléchir à notre positionnalité, à la directionnalité de notre queering sur le plan épistémologique et politique. C’est l’un des enjeux queer de demain.

 
 
 

Nonfiction.fr : -Dans les centres de recherche français, y a-t-il des crédits débloqués pour que la question de l’intersectionnalité soit traitée ?  

 

La liste des sujets qui ne peuvent être subventionnés serait sans fin. La race, c’est carrément contrôlé puisque même dans le cadre des études démographiques, l’on vous dit officiellement qu’il n’est pas possible de disposer d’indicateurs ethniques. Mais le chaînon manquant est évident : pas d’enseignements et donc d’enseignants représentatifs en critical race theory, en black studies et post-colonial studies. Juste quelques profs qui jouent les intellectuels publics, représentent et parlent à la place des féministes et des minoritaires et reproduisent par là même le républicanisme et l’universalisme excluant qu’ils prétendent combattre. Le plafond de verre, c’est aussi ça. Quant aux sexualités et aux genres, les études finançables doivent être d’inspiration sociologique quantitative ou vaguement anthropologique ; avec une approche socio-démographique basique et des visées préventives ou ayant trait à la santé. La culture et la politique sont écartées, de même que les approches culturalistes. Tout ça parce que la France ne veut pas faire son cultural turn et donc se crispe sur ses territoires disciplinaires. Ne me dites pas que les études sont interdisciplinaires en France. Les résistances épistémologiques et politiques sont très fortes, sans parler de l’état des institutions de recherches et d’enseignement : un champ de ruines. Les choses changeront à condition que les étudiants prennent leur désir de savoir en main. L’intersectionnalité, ça se pratique autant que ça se "traite".

 
 
 

Nonfiction.fr :-Vous estimez qu’il est temps de développer  "un nouveau matérialisme franchement indécent"  

 

Oui... et ça va pas être de la tarte ! Mais il y a des pistes : la théorie queer européenne est plus centrée sur le travail, la précarité, le travail sexuel. Les trans studies sont un apport majeur pour contrer la décorporalisation qui caractérise la théorie queer états-unienne de la première vague. Un matérialisme indécent, c’est celui, entre autres choses, qui ne fait pas l’économie de la sexualité comme ce fut le cas avec le féminisme matérialiste français. Mais tout cela doit déboucher sur la construction d’un réel agenda politique queer qui n’a rien à voir avec l’agenda LGBT médiatisé en trois points : mariage, parentalité et vive l’armée...

 
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* Ce dossier a été coordonné par Charlotte Arce, Lilia Blaise, Quentin Molinier et Pierre Testard.

 
 
 

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