Une étude novatrice des liens entre la France et l’Algérie, au travers d’une analyse didactique des formes renouvelées d’appartenance aux deux communautés nationales. 

Au moment où l’Algérie connaît des soubresauts en résonnance avec les révolutions tunisienne et égyptienne, un ouvrage récent aide à mieux comprendre une dimension méconnue du présent de cet autre pays arabe. 

Dans le livre La France réinventée, la chercheuse au CNRS Séverine Labat analyse l’émergence d’une identité transcendant des mémoires complexes, qui serait celle de franco-algériens. Docteur en sciences politiques, auteure d’une thèse qui fait autorité sur l’islamisme algérien, l’enseignante à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) relie la trajectoire contemporaine de l’Algérie à celle de ses enfants qui recomposent, en France, leurs liens avec ce pays. 

 

Comment le lien national algérien a été fabriqué de manière autoritaire

 

Dans un premier temps, avant de s’intéresser à l’objet précis de son ouvrage, Séverine Labat explique le contexte dans lequel le fait national a été construit en Algérie. Elle rappelle que le code de la nationalité algérienne récuse l’abandon de la nationalité d’origine et exclut l’hypothèse d’une double appartenance nationale. Pour autant, de fait, cette interdiction n’a pas empêché l’existence de nombreux cas de double nationalité, sans que l’autre Etat n’en soit informé.

 

Sans entrer dans le détail du travail de construction du lien national, très bien rappelé dans l’ouvrage, on peut mentionner de façon synthétique que l’édification de l’Algérie indépendante s’est bâtie sur une vision de la société mythifiée par le FLN. A un pays arabo-berbère d’une grande diversité, le parti unique a construit le mythe d’une société indifférenciée, dans laquelle "l’algérianité" oppose aux particularismes nombreux une unification parfois factice, dont les deux piliers sont la langue arabe et la religion musulmane. En l’absence d’autre facteur socio-culturel structurant en mesure d’enclencher une dynamique d’intégration nationale, l’Islam a ainsi été mobilisé contre les revendications identitaires afin d’occulter les inégalités entre citoyens algériens. Les institutions de l’Etat, devenues uniques dépositaires de la représentation nationale, ont donc limité le développement de "médiateurs de l’idée nationale" (contrôle étroit des mosquées, utilisation des moyens de communication comme outil de propagande…).  Le gouvernement algérien a ainsi censuré des éléments de débat essentiels à la légitimation du fait national.

 

A cet égard, les années 1980 marquent un tournant, aussi bien du fait des conséquences socio-économiques de la crise des hydrocarbures de 1986, que de l’apparition de revendications identitaires berbères et de la montée en puissance de l’Islam politique. Face à une société gangrénée par la "hogra" (le mépris), la violence, le clientélisme et la corruption ont contribué à la délégitimation du régime algérien. En 1989, sous la pression populaire (des permanences du FLN sont saccagées), une nouvelle constitution autorise la création de partis politiques, dans laquelle le FIS s’engouffre afin d’essayer de transposer l’expérience théocratique iranienne en Algérie. Les islamistes ont pu pour cela s’appuyer sur la référence à la communauté des croyants (l’Oumma contre "El Watan", la patrie) et la préoccupation pour la justice sociale, à un moment où la communauté nationale était affaiblie par ses tiraillements identitaires et l’inadéquation du contenu socio-économique de la citoyenneté au regard des attentes grandissantes de la population en termes de redistribution des richesses.

 

Les conditions politiques et idéologiques de la transgression du lien national sont donc réunies. Pour autant, les constructions individuelles qui en résultent sont variées, de l’intégrisme religieux à l’attraction vers l’Occident, en passant par une revitalisation du rapport à l’Histoire du pays. Elles témoignent des enjeux qui tiennent à la réappropriation du passé post-colonial et à la transformation des phénomènes identitaires qu’il a provoqués. 

 

Les chemins de la bi-nationalité

 

Pour bien préciser de quoi l’on parle, il faut garder à l’esprit l’importance statistique des phénomènes décrits. En premier lieu, d’une immigration de 210 000 algériens en 1954, le nombre de ressortissants présents sur le territoire français est passé à 350 000 en 1962, pour atteindre 900 000 en 1975. Au fur et à mesure des années, l’hypothèse d’un retour en Algérie devient de moins en moins crédible, notamment du fait de la scolarisation et de l’intégration d’enfants d’immigrés dans la société française. Ceci est si vrai que, malgré l’obligation faite aux Algériens nés en France de faire leur service militaire de l’autre côté de la Méditerranée (loi de 1969), seuls 15% en moyenne choisissent de s’y conformer. Un accord bilatéral signé en 1983 par les gouvernements des deux Etats autorise finalement le service national dans l’un ou l’autre des pays, ce qui revient, côté algérien, a reconnaître de facto l’existence du phénomène bi-national.

 

Autre chemin de la bi-nationalité, l’irruption de la revendication "beur" en France qui traduit le besoin de reconnaissance de citoyens français voulant en être à part entière mais se sentant souvent entièrement à part. Les émeutes des Minguettes en 1981, la "marche des Beurs pour l’égalité" en 1983 et le début de la montée du Front National dans les années qui suivent témoignent de cette réalité. Elles traduisent l’expérience d’une "francité" quotidienne, avec un nombre important de mariages mixtes. Au début des années 1990, les nationaux Français deviennent majoritaires parmi l’immigration algérienne, traduisant une certaine désacralisation de la nationalité, une citoyenneté fondée autant sinon davantage sur le droit du sol que sur l’Etat Nation.

 

Par ailleurs, les relations entre les deux pays restent nombreuses jusqu’à la guerre civile (accueil d’étudiants Algériens en France, présence de nombreux coopérants français en Algérie…), ce qui contribue au renforcement des échanges culturels entre les deux pays. Ceci se traduit également par le travail de redéfinition de leurs identités par des citoyens bi-nationaux et les obstacles auxquels il se heurte. A titre d’exemple, "l’espace franco-algérien", créé par deux élus socialistes, explique ces difficultés : "Notre double appartenance se traduit par un attachement aux deux pays. […] Régulièrement, nous faisons du chemin pour voir nos familles et nos amis mais lors de ces séjours, nous avons collectivement et individuellement l’impression d’être traités comme des étrangers. […] Comme si nous avions vocation à le rester, tant dans le pays d’origine de nos parents que dans celui de notre naissance."

 

Les expressions plurielles de bi-nationalités différenciées

 

Mais au fait, combien sont-ils ces bi-nationaux franco-algériens ? Lors d’un discours prononcé en 2001, le président Bouteflika en estime le nombre à 1,5 millions. En 2006, le consulat général d’Algérie à Paris les évalue à 3 millions. En 2011, ils seraient autour de 2 millions, vivant en majorité en France. Ce "désir de France" est bien visible au travers des statistiques de naturalisation, celles-ci passant de 300 par an en 1985 à près de 6500 en 2008. A l’inverse, le nombre de visas délivrés aux Algériens est passé de 570 000 en 1985 à environ 60 000 par an en 2002. 

 

Séverine Labat, tout en récusant cet objet d’étude, admet qu’il existe à cet égard plusieurs types de bi-nationalité. L’une est qualifiée d’instrumentale, en particulier liée au souci pragmatique des conditions de vie (sécurité sociale…), sans que le choix d’adopter la nationalité française ne soit conséquente à une adhésion construite en raison des valeurs et fondements de son modèle. Une autre est considérée comme expressive, en tant qu’elle marque le choix de l’appartenance à la citoyenneté française, qui se combine avec l’identité algérienne. L’individualisme moderne se coule par conséquent dans une forme nouvelle de culture syncrétique. 

 

Les personnes rencontrées par l’auteure relèvent de la seconde catégorie, des intellectuels ou des cadres algériens ayant quitté leur pays d’origine après la guerre civile. Plusieurs enseignements méritent d’être tirés de ces entretiens. Tout d’abord, beaucoup des personnalités interrogées par Séverine Labat renvoient dos à dos la violence islamiste et la violence d’Etat, coupable à leurs yeux d’avoir fait taire de nombreuses voix en raison de leur liberté de ton à l’égard du pouvoir. S’ils partagent souvent une appartenance à la classe moyenne urbanisée et se situent dans une mobilité sociale ascendante, il n’en demeure pas moins que ces bi-nationaux présentent des parcours divers.

 

Ils ont toutefois en commun une vision souvent négative de leur pays d’origine, contestant les pesanteurs sociales et l’archaïsme politique du régime. Leurs attentes et leurs espoirs à l’égard de la France concernent les libertés, de circulation autant que d’opinion et d’expression. Les femmes en particulier déplorent la persistance de relations sociales holistes en Algérie, jugées arriérées, qu’elles opposent à une vision idéalisée de la France. Un médecin explique ainsi : "J’aime la France comme elle est. Il y a des Noirs, des Blancs, des Asiatiques, des Arabes. C’est ça la France actuelle, la France colorée".  Il est également intéressant de constater que le franchissement de la "ligne nationale" est à la fois revendiqué et occulté, banalisé mais valorisé. Les acteurs de la bi-nationalité expriment un rapport rationalisé et distancié à l’époque coloniale, avec une filiation nationaliste certaine mais un refus du simplisme et de l’Histoire officielle. A titre d’exemple, ils distinguent souvent la lutte anti-colonialiste de la confiscation de son héritage pluriel par les dirigeants de l’Algérie indépendante. Ce "bricolage identitaire" se construit également par une participation politique différenciée et assez tranchée : s’ils s’investissent dans les consultations électorales françaises et se déclarent intéressés par la vie politique hexagonale, ils affichent la plupart du temps une défiance à l’égard des scrutins algériens, considérés comme inutiles et truqués.  

 
La volonté d’affirmation de nouvelles formes d’identité
 

Au-delà des individus, la bi-nationalité franco-algérienne a aussi pris des formes collectives, avec par exemple la création d’un mouvement associatif, "Algérie-Djezaïr". Son texte fondateur est le suivant : "Nous, signataires, que nous soyons afro-berbère, judéo-berbère, arabo-berbère ou issus de toutes les origines euro-méditerranéennes, habitant aujourd’hui en Algérie, en France, ou disséminés à travers le monde, considérons que l’Algérie est notre pays. […] C’est pourquoi nous proposons un mouvement fondé sur des valeurs humanistes, un mouvement respectueux de toutes nos diversités".

 

Une pétition du mouvement "Algérie-Djezaïr" a été remise en 2009 au président Bouteflika afin qu’il entame une procédure législative "rétablissant automatiquement et collectivement tous les natifs d’Algérie et leurs descendants dans leur droit d’être également Algériens de nationalité". 

 

"Pieds noirs" et harkis, les formes alternatives d’une "algérianité" ?

 

L’existence d’autres formes d’appartenance bi-nationale est questionnée au travers de l’exemple des Français d’Algérie et de leurs descendants, ainsi que de la population harkie. La posture est toutefois différente et se situe souvent dans le cadre d’une logique victimaire, qui réinterroge l’Histoire franco-algérienne du côté de ceux qui estiment en être des oubliés.

 

Il faut tout d’abord rappeler une vérité historique au sujet des rapatriés d’Algérie. Contre les projections des accords d’Evian, c’est l’écrasante majorité des Français d’Algérie qui a été contrainte, en particulier par l’OAS, de choisir la valise vers un pays que beaucoup d’entre eux ne connaissaient pas. Il en a résulté un mouvement de population sans précédent dans l’histoire coloniale française. Porteurs d’une "mémoire blessée" (Benjamin Stora), ils n’en n’ont pas moins reconstruit ici une communauté qui s’apparente bien souvent à un lobby. Chaque année, le jeudi de l’Ascension, des milliers de "pieds noirs" se réunissent au sanctuaire de Notre-Dame-de-Santa-Cruz à Nîmes, pour retrouver une sociabilité ancienne et revivre ensemble cette "nostalgérie" qui caractérise nombre d’entre eux. Mais cette forme d’appartenance n’est pas considérée par Séverine Labat comme étant du même ordre que les citoyens bi-nationaux précédemment étudiés ; il s’agit ici davantage de culturalisme "pied-noir", conséquence des difficultés compréhensibles issues du déracinement d’orphelins de leur paradis perdu.

 

La situation des harkis est quant à elle différente. Là encore, il convient de rappeler le fait qu’aucune clause particulière des accords d’Evian ne fait explicitement référence à eux pour les distinguer des autres Algériens appelés à acquérir la nationalité de l’Etat indépendant. Après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, le gouvernement français décide qu’il n’organisera pas le repli en France de ces auxiliaires de l’Armée. Le drame des harkis vient donc du fait que, dès leur installation dans un pays qui leur est inconnu, leur condition et leur singularité sont ignorées. Parqués dans des camps indignes, ils vivent en France sous le sceau de l’infamie de la collaboration du point de vue algérien, et l’absence de gratitude de la France pour leur engagement auprès de la puissance coloniale. Les révoltes de 1975 et 1991 traduisent bien le déracinement des harkis : "après la trahison, l’abandon. Après l’abandon, l’exil. Après l’exil, l’oubli." Il faudra attendre l’hommage national rendu par le président Jacques Chirac en 2001, qui reconnaît la dette d’honneur de la France et institue la journée du 21 septembre comme journée nationale d’hommage aux harkis, pour que l’enracinement retrouve un peu de son sens. En 2002, le président Bouteflika déclare quant à lui que "les fils de harkis ne sont pas responsables des actes de leurs parents. S’ils veulent regagner la patrie, ils peuvent devenir Algériens à part entière". Possédant une nationalité française inaccomplie et vivant souvent leur rapport à l’Algérie de façon conflictuelle, le fait harki ne représente pas selon Séverine Labat une nouvelle bi-nationalité, mais traduit plutôt une forme d’intégration conflictuelle dans laquelle le repli identitaire s’exprime régulièrement dans les médias (par exemple, le site internet harkis.infos).

 

Une construction de l’ouvrage perfectible et l’attente d’études sur d’autres formes de bi-nationalité

 

A la lecture de cet ouvrage, rigoureux et pédagogique, on peut s’interroger sur deux points. Premièrement, une certaine étanchéité dans le découpage de l’ouvrage est quelque peu suprenante. Les analyses intéressantes et novatrices auraient mérité d’être davantage reliées entre elles, pour montrer la cohérence de l’ouvrage entre son analyse de l’Histoire algérienne et son étude des citoyens bi-nationaux. Deuxièmement, on aurait aimé que Séverine Labat s’intéresse également aux bi-nationaux "d’en bas", aux Français lambda ayant cette double appartenance. En effet, si l’analyse des discours produits par les élites rencontrées par la chercheuse sont instructifs, sans doute les témoignages de jeunes, d’ouvriers et d’employés auraient illustré de façon constructive tant la bi-nationalité instrumentale que la bi-nationalité expressive. Espérons que ce sera là l’objet d’une future étude.

 

Pour autant, il n’en demeure pas moins que cet ouvrage original montre de manière très pédagogique comment la bi-nationalité franco-algérienne parvient à s’inscrire dans la fidélité à une double filiation, mais également à l’échelle d’un monde globalisé dans lequel les identités se trouvent dans le même temps déterritorialisées et relocalisées. Les trajectoires bi-nationales éclairent ainsi le passé colonial et les relations franco-algériennes d’un jour nouveau. A l’heure d’une mondialisation qui brouille les frontières et de rapports Nord-Sud en pleine recomposition, l’exemple franco-algérien montre que les dynamiques de métissage, pour peu qu’elles se nourrissent des richesses de plusieurs héritages, constituent un ferment de revivification du rapport à la Nation et de redéfinition du vouloir vivre ensemble