De Stijl sans Mondrian : un ouvrage "de référence", parfois un peu obscur.

 

À en lire la quatrième de couverture, le catalogue De Stijl 1917-1931 publié par les Éditions du Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition "Mondrian / De Stijl", a pour le moins un objectif clair. L’ouvrage a pour vocation de s’inscrire "dans la tradition des ouvrages de références proposés par le Centre Pompidou". Voyons de plus près ce qu’il en est.

Des directions parallèles, croisées ou subordonnées ?


"Mondrian ramène la surface à un état primitif, au seul niveau de la planéité, de façon qu’il n’y ait plus rien d’intérieur ou d’extérieur à cette surface […]. Quand les artistes de De Stijl ont transposé ce principe mondrianesque dans un espace à trois dimensions, ils sont devenus des décorateurs." C’est en ces termes que l’artiste d’avant-garde russe El Lissitzky fustige la démarche de De Stijl en l’assujettissant au travail plastique révolutionnaire de Mondrian.

Si l’exposition se présente comme un double parcours mêlant l’œuvre de Piet Mondrian et le mouvement De Stijl, le Centre Pompidou a pris le parti éditorial de réaliser deux catalogues bien distincts. Si cette décision peut être sujette à débat, elle présente l’avantage d’accorder au mouvement d’avant-garde une place de choix. L’ambition affichée est ici de pallier à l’absence d’ouvrages en français concernant ce courant fondateur de l’abstraction.
Mondrian a fait partie de la revue De Stijl au titre de créateur, si bien que son ombre plane constamment. Et finalement, la séparation de l’exposition en deux catalogues ne permet pas de comprendre précisément les rapports de Mondrian à la revue. S’il est question d’une rupture artistique définitive, ce n’est que par petites touches, au détour des articles. Un réel éclaircissement posant les enjeux et les conséquences de cette collaboration puis de ce conflit sans issue aurait été bienvenu.

De la revue artistique au projet de société

Avant d’être un mouvement artistique, De Stijl est une revue, publiée aux Pays-Bas, fondée autour du peintre, poète, critique et architecte Theo Van Doesburg et regroupant des personnalités diverses tels que Bart Van der Leck, Vilmos Huszár, Jacobus Johannes Pieter Oud, Gerrit Rietveld ou encore Cornelis Van Eesteren. Une synthèse entre les arts est clairement prônée : peinture, intérieurs, architecture, design, cinéma expérimental, musique, graphisme, visions urbaines. Et c’est par cette revue qu’a commencé à émerger un véritable projet sociétal, un "projet pour une communauté humaine où l’art est le directeur". De Stijl va poser l’espace comme quelque chose qui se conçoit, qui se pense avec l’art, et non comme un espace qui lui est hétérogène. L’enjeu des artistes est alors de tendre vers "une extension de la picturalité" dans tous les domaines de la vie. La peinture séparée de la construction architecturale n’a plus lieu d’être, et la couleur va tenir un rôle majeur dans ce décloisonnement.

Mais le sommaire n’éclaire que peu le lecteur sur cette singularité : les chapitres "Sources et spécificités", "Extensions de la picturalité", "Un mouvement international", "Un environnement collectif" apparaissent trop généraux. Cette division en quatre parties composées chacune d’articles puis de quelques dossiers et se concluant systématiquement par une section "Œuvres et projets" présentant les diverses réalisations (souvent de façon assez monotone, les visuels étant presque tous à la même échelle) paraît artificielle et ne se justifie pas.
L’article introductif, rédigé par Frédéric Migayrou, commissaire de l’exposition et directeur adjoint du Musée en charge de la création industrielle, avait pour objectif de revenir sur la complexe traduction des différents termes et sur leur définition. Mais l’essai a de quoi décourager les lecteurs les plus enthousiastes. Le titre constitue une première barrière à franchir "Néoplasticisme, nieuwe beelding, Neue Gestaltung : configuration de l’élémentaire". Le texte est obscur et nécessite de solides connaissances en arts plastiques, arts appliqués et philosophie.
Heureusement, le second article intitulé "De Stijl dans sa période d’incubation" de Sjarel Ex, directeur du Museum Boijmans Van Beuningen, est quant à lui extrêmement clair et permet de comprendre la genèse de la revue.

Si certains des essais particulièrement intéressants de Theo Van Doesburg donnant l’esprit de la revue sont retranscrits en annexe, on regrettera de ne pas avoir davantage accès aux archives de la revue. En effet, dans le catalogue, mis à part quelques couvertures témoignant de la richesse du travail plastique entrepris, à aucun moment n’est réellement présenté ce que le lecteur de De Stijl tenait entre les mains.

Vers une quatrième dimension

La force propre au groupe De Stijl c’est une dissolution de l’espace, une mise en mouvement de coordonnées jusque-là fixes, aboutissant à un certain vertige. De multiples références à la géométrie (notamment la fascination pour l’énigmatique "tesseract"   ) et l’intervention du temps comme quatrième dimension à prendre en compte contribuent à un renouvellement des conceptions spatiales de l’art.

Pour exemple, Theo Van Doesburg élabore le principe de "l’équilibre expansif : une combinaison asymétrique et dynamique de lignes abstraites et de plans colorés tirant vers l’extérieur et s’entrecroisant souvent de façon à incorporer, par-delà les limites de l’œuvre, nombre d’éléments hétérogènes lui correspondant".
Gerrit Rietveld fait partie de ceux qui ont répondu à ce principe dans leur pratique. En réévaluant le concept de "vide", longtemps méprisé, dans ses productions, en préférant la conception par maquettes plutôt que par le dessin, en inversant les rapports entre portant et porté, il contribue à la rénovation conceptuelle du "spatial". Sa chaise Rouge-Bleu de 1918 est unanimement considérée comme un manifeste. Et la maison Schröder reste une icône du néoplasticisme sans cesse convoquée. D’"exception architecturale" pour Reyner Banham, à "version la plus sublimée de la roulotte tzigane" (Rem Koolhaas), qualifiée de "maison de charpentier" par El Lissitzky, cette petite architecture a joué un grand rôle dans la compréhension des principes spatiaux proposés par Theo Van Doesburg.

L’article "De Stijl et le film : vers la quatrième dimension" écrit par Philippe-Alain Michaud est probablement celui qui met le plus en évidence cet intérêt pour le croisement entre espace et temps, autrement dit, le mouvement ajouté à la tridimensionnalité. Le cinéma se dépouille de ses attributs habituels pour n’être plus que l’agencement de contrastes successifs ou simultanés et l’écran devient la surface conceptuelle paradigmatique pour De Stijl. Tels des écrans, murs, plafonds et sols deviennent des surfaces sans épaisseur capables de glisser les uns au-dessus des autres dans l’espace. Ainsi, "la substitution, dans l’expérience filmique, d’un modèle de construction architectural au modèle projectif d’inspiration picturale annonce les principes de l’expanded cinema".

La quinzaine de dossiers synthétiques contribue à dessiner l’environnement artistique et conceptuel mis en place par De Stijl : la Composition-Espace-Couleur, (Huszár et Rietveld), le Café De Unie (Oud), l’usage plastique de compositions tryptiques, ou encore la relation entre Theo Van Doesburg et le Bauhaus. Cependant, certains points demeurent obscurs car trop rapidement évoqués, comme l’influence de la théosophie   ou le rôle de la perspective axonométrique dans la pensée et la conception architecturale.

Au travers de ce catalogue, le lecteur est donc convié, avec beaucoup de sérieux, à un véritable voyage dans l’espace-temps : de ce point de vue-là, l’objectif est atteint. Mais, si le contenu demeure intéressant de bout en bout et la richesse documentaire apparaît incontestable, l’ouvrage aurait clairement tiré avantage d’une réorganisation de son sommaire ainsi que d’un approfondissement de certains points. De Stijl 1917-1931 peut ambitionner son statut d’ouvrage de référence mais pèche par manque de précision et laisse le lecteur frustré de ne pas avoir pu apprécier le contenu et le contenant de la revue originelle.
Rappelons que le but de De Stijl était de "joindre à la recherche plastique l’exercice constant de l’écriture"… Ici, à trop dissocier les textes de Theo Van Doesburg et les réalisations, on perd malheureusement l’esprit de la revue