À l’heure de la commémoration du bicentenaire des indépendances latino-américaines, cette œuvre érudite est incontournable pour comprendre les enjeux géostratégiques de la maîtrise de ce territoire par la couronne espagnole face à la puissance portugaise à la veille de l'effondrement de son empire.

Félix de Azara est un capitaine de frégate, ingénieur militaire espagnol, originaire d’Aragon, né en 1742 et mort en 1821. Il existe, entre autres, un site consacré à la photographie de faune et de flore, ainsi qu’une fondation non gouvernementale située en Argentine dédiée à l’histoire naturelle qui portent le nom de Félix de Azara. Ce nom est, de prime abord, résolument attaché à l’observation d’espèces animales et botaniques. Militaire mandaté par la couronne d’Espagne, Félix de Azara passe aussi pour un explorateur éclairé, un voyageur infatigable qui, grâce notamment à ses relevés cartographiques d’une exceptionnelle qualité, put garantir son succès éditorial par l’intérêt sans cesse renouvelé que lui portèrent d’autres grands explorateurs, comme Alexander von Humboldt, Alcide d’Orbigny, Charles Darwin, Geoffroy Saint-Hilaire ou encore Claudio Gay. Ils furent ses principaux commentateurs et continuateurs.

L’attrait essentiel des Voyages de Azara ne réside cependant pas dans cette célébrité acquise par de judicieux choix éditoriaux entre l’Espagne – qui l’ignora longtemps – et la France, ainsi que l’Allemagne et l’Italie, ni même dans le plaisir singulier que l’on peut prendre aujourd’hui à lire les descriptions d’oiseaux, de souris, de crapauds, de tatous, de singes ou encore de lézards prises sur le vif et contenues dans l’ouvrage. En cela, les passionnés de récits d’exploration trouveront là des trésors. Mais c’est à public bien plus large que celui constitué des érudits de botanique ou des férus de découvertes aventureuses que s’adresse cette réédition, augmentée à la fois d’une étude préliminaire de l’anthropologue Nicolas Richard, intitulée « Une géographie post-jésuite au XVIIIe siècle », d’un avertissement de l’éditeur de la première édition de 1809 ainsi que de celui de la présente édition, et, enfin, de « L’introduction à l’histoire naturelle de la province de Cochabamba et des environs, et description de ses productions » du naturaliste tchèque Thaddäus Haenke (1761-1816). Il faut préciser que la présence du travail de Haenke est due à une volonté originale de l’auteur et non à un choix des éditeurs. En revanche, cette édition ne contient pas d’illustration, hormis un portrait en couleur de Félix de Azara par le peintre espagnol Goya, réalisé en 1805.
 
Tout curieux peut donc être concerné, intéressé et séduit par la découverte des Voyages en Amérique méridionale.

L’étude préliminaire de près de quarante-cinq pages gratifie le lecteur d’une solide approche des conditions de production et de circulation de l’œuvre qui, comme le précise Nicolas Richard, constituent un double seuil sur lequel se trouvent les Voyages. Il est alors « impossible de comprendre l’argumentation de Azara sans la confronter aux productions jésuites par rapport auxquelles elle constitue une contrepartie et une alternative. » Rarement étude préliminaire aura été aussi inspirée que celle-ci car elle offre la possibilité d’entrer dans la dimension purement politique de l’œuvre, écrite au lendemain de l’expulsion des jésuites d’Amérique et à la veille des événements qui conduisirent aux Indépendances américaines. Cette œuvre est « entièrement concernée, occupée, provoquée par le champ de ruines qui succède au départ des jésuites (…) [elle] constitue en Amérique espagnole une première formulation, une première ébauche d’une pensée libérale et moderne qui ne sera développée avec toutes ses conséquences que quelques décennies plus tard dans les cercles intellectuels et politiques de l’Amérique républicaine. ». L’intérêt de l’œuvre est là, dans cette « géographie de l’Amérique post-jésuite », entre l’effondrement du système de domination espagnole et l’établissement de frontières entre les possessions espagnoles et portugaises, définies jusque-là par la Compagnie. Effectivement, l’inscription des missions dans le territoire avait permis l’établissement des limites du monde colonial catholique, notamment par les missionnaires envoyés dans les provinces périphériques telles que celles de Tucumán (Argentine), du Paraguay ou de Cochabamba (Bolivie). Il faut se remémorer le film de Roland Joffé, Mission (1986), qui a précisément pour thème l’expulsion des jésuites du territoire guarani.

La question des frontières est donc au cœur des Voyages de Félix de Azara, comme elle se trouve au cœur des histoires de l’Amérique, celle du Nord ou celle du Sud et, en somme, au cœur des toutes les histoires des empires. Cette œuvre est par conséquent consacrée à la définition de ces frontières par la description des climats, des terrains, des minéraux, des cours d’eau, des végétaux, des cultures, des insectes, des rampants, des quadrupèdes et volatiles, mais aussi par celle des hommes, de leur gouvernement, de leur répartition et classification ainsi que par la liste des « villes, bourgs, villages, paroisses » des gouvernements du Paraguay et de Buenos Aires.

En dernier lieu de l’ouvrage de Félix de Azara se trouve une « histoire abrégée de la découverte et de la conquête du Río de la Plata et du Paraguay », comme pour donner à toute cette géographie américaine – qui circula d’ailleurs dans le bassin de La Plata dès avant le retour de Azara en Europe puis également après les Indépendances – son indispensable dimension de discours historique. L’écriture de Azara, comme l’intégralité de sa mission, est en effet au service d’une nouvelle histoire politique. Ainsi, fonctionnaire et militaire, Azara rapporte, au moyen de sa lettre, les racines de l’occupation des territoires américains par la couronne d’Espagne, comme l’ont fait avant lui, mais avec une sensibilité différente et évidemment moins laïque, la plupart des chroniqueurs officiels. L’arrivée de Azara quelques années après le départ des jésuites est en effet le signe d’une volonté – nécessité ? – de la couronne de se déprendre de la hiérarchie catholique dans la définition de ses frontières avec les autres puissances, notamment des frontières intérieures avec les Indigènes.

C’est avec un autre militaire, Charles Athanase Walckenaer (1771-1852), futur fondateur de la Société de géographie de Paris, qu’il se lie d’amitié et finit par publier les Voyages, à Paris en 1809. Pourquoi Paris ? La question, assez complexe, n’est pas tranchée, mais la présence dans la capitale française du frère de Azara, ambassadeur d’Espagne, en 1801, lors de son retour d’Amérique après vingt ans de voyage, n’y serait pas étrangère. Nicolas Richard relie alors l’aventure de la publication des Voyages à la question des « circuits et réseaux qui ont permis la diffusion et la production d’un imaginaire libéral et laïc dans le Río de la Plata du XVIIIe siècle », en mettant à jour la qualité de maçon de certains intermédiaires de la première édition dont plusieurs manuscrits étaient en circulation avant la publication.

Là aussi, les tribulations éditoriales, du choix du titre (description ou voyages) au choix des éditeurs, traducteurs et commentateurs, permettent à l’auteur de l’étude préliminaire de poser, outre l’examen du discours libéral et rationaliste contenu dans les descriptions, le rapport du « sujet écrivant », Azara, au texte produit : la description efface le sujet quand le voyage le remet au centre du texte. Il faut comprendre que le lecteur sera par conséquent pris à partie, ou partie prenante, car c’est à lui que s’adressent les lignes de Azara conçues et tracées en Amérique, après les défaites militaires de la marine espagnole. Il s’agit d’un lecteur européen confiné dans l’imaginaire des empires effondrés. Il pourrait bien s’agir, dans le fond, de tout lecteur européen jusqu’à nos jours.