Un essai lucide sur l'état actuel de la gauche et l'émergence d'une nouvelle droite adaptée à une culture mondialisée.

Partout en Occident, la gauche recule. De plus en plus éloignée du pouvoir, elle s'engonce dans des discours accablants sur l’état du monde. Elle développe une prose foisonnante, souvent hypocrite, sur la déliquescence durable de ses forces et les moyens d'échapper à ce destin funeste. Ceux qui ont fait vœu d'y consacrer leur vie ne cessent de vouloir justifier le sens de leur engagement, si bien que leurs paroles résonnent comme les shibboleths d'une secte à jamais obsolète. Les discours de gauche semblent raillés dès lors qu'ils s'inscrivent dans une tradition politique dont personne ne parvient à saisir la conformité avec le réel. Ils se multiplient et se dispersent à mesure que ses représentants perdent l'habitude d'exercer le pouvoir. Ils se déconstruisent et se contredisent à chaque tentative pour définir ce qu'une politique de gauche moderne serait. Ce glissement finit par lier la définition de la gauche à un questionnement négatif. C'est lui qui donne sa forme au titre original de l'essai du linguiste italien, Raffaele Simone, Il mostro mite. Perché l'Occidente non va a sinistra   , publié en France sous le titre Le Monstre doux. L'occident vire-t-il à droite ?   .

 

Le socialisme est mort

Publié en 2007 en Italie, ce livre se présente comme une analyse de l'érosion de la gauche et de ses valeurs au sein d'un monde auquel elle n'est plus adaptée. Raffaele Simone veut démontrer qu'il ne s'agit pas d'une simple tendance politique liée aux fluctuations du système de la démocratie parlementaire mais bien d'un enracinement profond de valeurs nouvelles dans la modernité. La gauche ne serait plus à la hauteur des temps, balayée par le Zeitgeist, cet esprit qui charrie avec lui le poids insubmersible de l'histoire. En effet, Simone n'explique pas l'échec patent de la gauche par la domination progressive de valeurs individualistes et égoïstes défendues par la droite mais bien par une progressive dissociation des idées de gauche du cours de l'histoire. "Presque aucun des grands objectifs de la gauche n'a réussi à se réaliser pleinement"   . Rien de l’augmentation du niveau d’instruction, du développement de la culture, de la valorisation de la création, de la diffusion d’un esprit rationnel et laïc, ou de l’émergence d’une conscience citoyenne et solidaire ne se serait réalisé. 

La gauche est allée d’échec en échec parce qu’elle n’a pas su, depuis au moins quarante ans, prendre la mesure de la modernité, cet "agrégat tumultueux et inquiétant de menaces, de dangers, d’insécurités dramatiques nouvelles."   Elle aurait dû s’acharner à analyser ce que la transformation du capitalisme impliquait pour la société occidentale après la Seconde Guerre mondiale. Au lieu de cela, elle s’est complue dans des causes perdues ou "inqualifiables"   - Simone cite notamment la cause palestinienne et la bienveillance pour l’islamisme radical qu’elle a pu dissimuler- par penchant pour les luttes clandestines et leur parfum de révolution. 

Sa décadence n’a fait que s’étendre, de la mort du socialisme réel à l’effondrement de sa "composante socialiste réformiste"   face à un capitalisme mondialisé, où l’Etat demeure impuissant face au marché. Non seulement les racines de la gauche ont-elles été attaquées, mais l’idée même de socialisme a perdu toute crédibilité. La gauche se serait d’abord fourvoyée par la démesure des idéaux socialistes qui lui inspirèrent jusqu’à la prétention de procurer à l’homme le bonheur. Elle se serait ensuite progressivement dissolue dans une culture antimoderne, faite d’un langage politiquement correct et d’un moralisme bon teint. En cela, elle aurait abandonné une culture de la radicalité et jeté par-dessus bord l’héritage jacobin. C’est ce que Raffaele Simone nomme le buonismo. Mâtiné de principes chrétiens, ce serait une pratique politique faite de recherche du compromis, de dialogue et de tolérance. Le buonismo exclurait par principe qu’il puisse y avoir des "processus sociaux vraiment nocifs et qu’il soit par conséquent indispensable d’avoir parfois recours à des solutions drastiques et définitives pour les affronter."   Il reviendrait à un laissez-faire social préparant le néolibéralisme économique, parce qu’incapable d’ériger certains principes en valeurs indépassables pour la gauche. Pour Simone, ce concept façonne les réflexes d’une gauche molle, plus encline à pardonner qu’à punir, à sanctionner qu’à réprimer, à orienter qu’à exclure. 

Si cette analyse frappe par sa justesse, dans quelle mesure peut-elle s’appliquer hors des frontières italiennes ? Simone pense clairement au centre-gauche italien rongée par le berlusconisme en écrivant ces pages   , et on ne peut pas sous-estimer la signification du "compromis historique" dans l’histoire politique de l’Italie contemporaine. Appliqué à la France, ce concept vague ne ferait que nous renvoyer au débat vieux de quarante ans sur l’opposition entre cultures politiques jacobine et girondine. Néanmoins, on ne peut qu’approuver Simone lorsqu’il constate que les principes de la gauche sont devenus plus light, généraux et vagues. Serait-ce parce qu’ils paraissent faibles et tristes face à l’esprit joyeux et puissant d’une droite qui épouse les traits de la modernité ?  

La droite nouvelle est née 

Les années 2000 ont vu émerger une droite nouvelle et décomplexée. Elle n’est pas fasciste, consciente que l'omniscience des médias rend inacceptable à l’opinion publique occidentale le recours à des méthodes propres au XXe siècle. Se voulant jeune, vivante, cool et apolitique, elle est toujours prête à user des ficelles du populisme tout en exaltant une idéologie du bien-être individuel. Elle apparaît comme une "mentalité diffuse et impalpable, une idéologie flottante, un ensemble d’attitudes et de modes de comportement que l’on respire dans l’air et dont les avatars s’observent dans la rue, à la télévision ou dans les médias… forme possédant le don d’ubiquité, insidieuse et finalement insaisissable."   En cela, elle est bien plus une culture qu’un mouvement politique, elle s’adresse plus à nos désirs qu’à notre raison, elle trouve des failles dans toutes les strates de la société, non seulement dans quelques-unes. "Pour l’absorber, il suffit de suivre les médias, (la télévision surtout), de regarder autour de soi et de vivre."  

Le tableau que Simone dresse ici   d’une force politique irrésistible pourrait paraître fantasque s’il n’avait quelque chose de désespérant. Il décrit en effet une mutation fondamentale qui a transformé des mouvements politiques identifiables en modes de vie ou en cultures quotidiennes dont le degré d’idéologie n’a rien perdu de sa vigueur. A rebours de la plupart des interprétations de la vie politique contemporaine, Simone ne résume pas son évolution à une dépolitisation progressive. Les sphères politique et culturelle ne sont pas hermétiques, mais se nourrissent l’une l’autre. Le langage dont nous usons, les médias que nous suivons, l’air que nous respirons, sont imprégnés d’une culture politique inédite, celle de la nouvelle droite. 

Adepte d’un capitalisme financier qui lui permet d’ignorer la classe ouvrière, cette nouvelle droite cultive des penchants nettement mercantiles et favorables au secteur privé. Elle est ultraconservatrice sauf dans l’innovation technologique et économique. Elle préfère les arguments populistes- "le peuple le veut"- au respect indéfectible du principe électoral, et n’hésite pas à recourir  par opportunisme à des thématiques religieuses. Pour elle, le peuple n’a de réalité qu’en tant que vaste clientèle prête à la consommation. 

Entraîné dans une spirale "ultracapitaliste" infernale où la publicité, le marketing, le crédit facile, le culte du divertissement, le jeunisme ambiant, le goût du confort et le retour du spirituel lui donnent le tournis, le citoyen n’est plus qu’un consommateur désirant et désiré. Il a perdu toute distance critique avec les phénomènes qui remplissent sa vie. En un sens, le capitalisme à visage inhumain décrit par Simone ne cesse de proposer à l'homme des possibilités de diversion à l'infini tout en lui donnant l'illusion qu'elles constituent une remise en cause de sa condition.

Pour autant, la droite que décrit Simone n’est pas seulement le visage souriant de notre société. Elle est aussi "drastique dans sa façon de contester les critiques idéologiques."   Si elle se sent attaquée, elle se défend mieux que personne. La critique qu’on l’entend formuler le plus souvent en Europe à l’encontre de la gauche n’est-elle pas précisément que celle-ci est hantée par ses vieux démons marxistes, et ne parvient pas à se débarrasser d’une conception éculée de la politique ? Si elle crie au scandale à chaque fois qu’on compare son action au fascisme, le recours au fétiche abîmé de Marx ne la fait pas reculer lorsqu’il s’agit de discréditer ses adversaires directs. Toute comparaison historique mise à part, le procédé rhétorique est le même. De surcroît, c’est précisément dans ces moments de réaction défensive qu’elle s’appuie souvent sur ce que Simone appelle "une tradition indéfinie de respect de la tradition."   Elle devient un Janus bifrons, qui s'amuse d’un adversaire archaïque lorsqu'elle domine, et se redresse avec férocité lorsqu'elle subit ses assauts. 

Le peuple perdu 

Si l’on s’arrêtait au premier tiers du Monstre Doux, on serait tenté de penser que l’échec durable de la gauche ne s’explique que par un profond mouvement historique dont il n’y aucune raison de croire qu’il peut s’arrêter. 

Ainsi Simone revient-il sur la critique traditionnelle formulée contre la gauche selon laquelle elle ne parle plus au peuple, ou ne sait plus le faire. La gauche continue à défendre l’idée abstraite du peuple, mais ignore ses souffrances. Elle le défend ponctuellement sans le connaître. Les travailleurs sont réduits, au moins dans le discours social-démocrate, à des consommateurs identiques à leurs concitoyens. Si l’argument est convaincant, la cause qu’en donne Simone l’est moins. Cet abandon du peuple s’expliquerait par le discrédit qui pèse sur lui dans la société. La classe ouvrière serait trop mal perçue et connotée, ce qui l'empêcherait de disposer d'une représentation politique légitime. Elle serait présente dans les médias- les émissions de téléréalité par exemple- mais jamais en tant que classe. On parlerait d'elle sans dire ce qu'elle est. A cela s’ajoute le mimétisme social qui pousse les ouvriers à adopter les codes et aspirations de la bourgeoisie. Leur but ne serait plus de s’émanciper mais d’accéder à la bourgeoisie en rentrant dans son cycle de consommation. 

Heureusement, Simone n’oublie pas ici de préciser à quel point la physionomie de cette classe ouvrière a changé. Reprenant les thèses de Pasolini   , il montre bien que sous l’effet d’un capitalisme séducteur dans sa promesse de bien-être individuel, le prolétariat s’est dissous en "franges de la population sous-prolétaire" et en immigrés, "considérés moins comme une classe sociale que comme un problème." Ce peuple-là fait peur parce qu’il apparaît moins homogène, plus turbulent et déculturé. 

 

La désaffection politique des jeunes

La fracture radicale que Simone voit s’inscrire dans la modernité   expliquerait aussi la désaffection politique des jeunes. Il est utile de rappeler ici brièvement la description "moralisante et boudeuse", selon son propre aveu, que l’auteur propose des problèmes identitaires des "jeunes"   . En effet, selon lui, la chute du principe d’autorité à partir de 1968 en Occident aurait brisé le lien entre jeunes et anciens. Chaque génération préfèrerait renaître ex novo, sourde aux conseils, devenus méprisables, de ses aînés. Ainsi, les jeunes seraient convaincus d’être une classe sociale en soi alors qu’ils ne sont qu’une catégorie d’âge. Ils auraient subi de plein fouet "les innovations technologiques […] et leurs conséquences culturelles", se détachant ainsi d’autres catégories d’âge et s’enfermant dans "une revendication autoréférentielle extrême"   . Ce qui les laisserait insensibles à l’intérêt général. 

On reste ébahi devant un tel constat qui prête aux jeunes le besoin de se distinguer absolument comme groupe social tout en affirmant, dans une veine conspirationniste, que quelque maître des "sphères suprêmes du marketing mondial"   a réussi à en faire une cible de marché privilégiée. "Les jeunes" subiraient donc tout- la société technologique, marchande et publicitaire- sauf leur désintérêt pour la politique. Ils auraient été piégés par le capitalisme mondialisé en se persuadant d'être une classe sociale unique dans son adaptation aux valeurs modernes. 

Faut-il rappeler que la société entière est affectée par les innovations technologiques ? Faut-il préciser que nombre d'études menées sur les effets d'Internet- une des cibles de Simone- sur les relations sociales   montrent qu'il renforce les liens entre personnes et communautés plus qu'il ne les distend ? Faut-il énumérer les références constantes qui sont faites aux "jeunes" ou à la "jeunesse" par nos responsables politiques actuels   sans que l’absurdité sociologique de leurs discours ne soit jamais remise en cause ? La "revendication autoréférentielle" que décrit Raffaele Simone n’est que le reflet d’un discours politique qui tend à se représenter "la jeunesse" comme une classe sociale alors que précisément elle ne l’est pas. 

Le monstre doux

Raffaele Simone nous peint donc une société dépassée par ses avatars culturels. Elle serait gouvernée par un monstre doux qui l’enserre et l’étouffe. Une sorte de despotisme culturel annoncée par Tocqueville : "si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, […] il serait plus étendu et plus doux, il dégraderait les hommes sans les tourmenter   ". Ce despotisme diffus et sans corps paralyserait les possibilités d’action politique parce qu’il a su s’infiltrer dans les moindres failles de la culture de masse. 

Pour étayer cette idée, Simone s’appuie sur une longue analyse théorique, aux accents parfois situationnistes, du rôle croissant de "la techno-vision" dans notre société. L’ubiquité des images rendrait notre rapport au réel incertain puisque chaque chose se transforme en spectacle ou en "chose-à-voir" sous nos yeux   . Sous l’effet conjugué de la télévision et du numérique, la différence entre le réel et le fictif se réduit jusqu’à disparaître. Nous sommes dans un monde de l’ultravisible où tout peut se voir, y compris des objets inexistants. Dans cette "Fête du Voir incessante" se développent le faire-voir et le désir de se faire-voir   . Le "monstre doux" offre sans cesse des spectacles aux personnes entraînées dans cette fête. La dilatation extrême de la vision et des choses visibles rend donc impossible la "chasteté de la vision"- cette distance de sécurité qui sépare celui qui voit de la chose vue et le familiarise avec l’horreur qu’elle peut receler. 

C’est ce cadre ontologique qui brouille pour Simone la notion de sphère privée, et renverse la honte d’être vu en désir effréné de se montrer. Le déclin de la compassion entraîne par contrecoup la recherche extrême de l’amour de soi et du bien-être physique. Toutes les valeurs individualistes et consuméristes peuvent alors se déverser dans le flux de la culture de masse en atténuant considérablement la passion politique, par essence attachée à l’intérêt général. "Un monde qui se présente sous de tels traits sera inévitablement de droite, ou plutôt de cette droite nouvelle, médiatique, mondialisée, consumériste, à l’air doux et amical, qui répand son arôme sur le monde depuis longtemps."  

 

"A ceux qui y croient encore"

Ainsi, l'essai de Simone peut faire vaciller le lecteur convaincu que la gauche a un avenir. Ce livre sonne comme un rappel désespérant mais utile. Il présente avec lucidité l'ensemble des échecs que la gauche a essuyés dans son histoire. Il décrit avec justesse les raisons du succès actuel des valeurs et des politiques de droite. On peut seulement regretter qu'il résume cette situation au concept trop flou d’un monstre doux qui dominerait notre société. On retrouve sans doute là le biais du linguiste, qui s'attache plus à décrire le rapport des mots aux choses que ces choses elles-mêmes. Simone analyse finement les conséquences culturelles de nos représentations du monde mais laisse inévitablement de côté les causes politiques de la droitisation de l'Occident. C'est par ce biais que le constat de Simone devient accablant, car son regard de linguiste le pousse à voir l'état du monde comme le produit d'une transformation, alors qu'un regard historique peut nous permettre de penser que la transformation est précisément ce qui définit le monde dans lequel nous vivons. C'est parce que nous sommes à un tournant historique où tout ce qui caractérisait la gauche est en train de changer qu'il nous est possible d'espérer son renouvellement. Et de se sentir concernés par la dédicace de Raffaele Simone : "A ceux qui y croient encore."

 

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- L'Occident vire-t-il à droite ? Entretien avec Marc Lazar. 

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