Dans sa chronique radio (sur RTL) en date du 26 octobre 2010, intitulée "Zapatero… et la fin du "zapaterisme", Eric Zemmour nous a une nouvelle fois brillamment démontré que les convictions idéologiques avaient plus de valeur pour lui que les exactitudes politiques et que les vérités historiques, au point qu’il se permette sans mauvaise consciense apparente de négliger les premières et de réécrire les secondes.

On sait qu’Eric Zemmour est aujourd’hui un commentateur relativement critiqué et passablement contesté, et il ne s’agit pas ici de s’acharner à tirer sur une ambulance. D’abord parce que ses saillies radiophoniques quotidiennes et télévisuelles hebdomadaires, diffusées par des médias à forte audience, sont appréciées par un très large public. Ensuite parce qu’il est toujours sain de démonter les mécanismes d’une rhétorique conservatrice fondée sur une érudition apparente qui tente de masquer sous une logorrhée rapide, l’absence de sens d’un enchaînement d’assertions rarement fondées.

Au nom d’une idéologie que l’on saurait difficilement qualifier autrement que de "zemmouriste", mélange de conservatisme social faisandé, d’attachement à des valeurs et des structures traditionnelles mythifiées, et d’absence de tout raisonnement économique cohérent, Eric Zemmour, dans une seule et même chronique, a fait le 26 octobre de l’Espagne de M. Zapatero le "meilleur élève de la mondialisation libérale", inscrit le comportement des Espagnols avant la crise "dans la droite ligne de la movida apparue après Franco" et affirmé que le troisième gouvernement Zapatero appliquerait l’"ancien bréviaire socialiste autour du social et de l’ordre". Tout en n’oubliant pas d’étriller au passage la gauche française "libertaire et féministe, héritière à la fois de Daniel Cohn-Bendit et de Simone de Beauvoir", et de dénoncer "le désordre individualiste" justement provoqué par cette gauche.

S’agissant de l’analyse par Eric Zemmour du remaniement gouvernemental espagnol, une seule question se pose : comment peut-on afficher une ignorance sociologique et historique si profonde d’un pays dont on se prétend le commentateur politique, ne serait-ce que le temps d’une chronique ? Oublions la mise en bouche d’Eric Zemmour, une comparaison rapidement esquissée et légitimement écartée du deuxième gouvernement Zapatero, très féminisé, avec le premier gouvernement Alain Juppé et ses nombreuses "Jupettes". La comparaison, frôlant l’anachronisme, donne cependant le ton de la chronique : l’exemple espagnol, sans doute pour cela si malmené, est avant tout l’occasion de développer un point de vue sur la société française. Venons-en au "fond" de son analyse.

Le "cœur de l’idéologie de Zapatero", selon Zemmour, est un vaste melting pot combinant sans hiérarchisation aucune "stricte parité gouvernementale, ministère de l’égalité des sexes, mariage homosexuel et relations conflictuelles avec l’Eglise". Idéologie ? La stricte parité gouvernementale était un principe, le ministère de l’égalité un choix, le mariage homosexuel (ainsi que l’adoption par les couples homosexuels) un droit inscrit dans le Code civil par une loi adoptée par le Congrès espagnol en 2005. Passons. Eric Zemmour va beaucoup plus loin en feignant d’ignorer que les relations conflictuelles avec l’Eglise n’ont jamais fait partie du programme politique du Président du gouvernement espagnol. Zemmour fait le choix d’un grave amalgame entre mise en œuvre d’une politique sociale – l’égalité entre couples hétérosexuels et couples homosexuels –, soutenue par une majorité d’Espagnols, et posture imaginaire d’antagonisme volontaire avec l’Eglise. Or, rappelons-le, c’est l’Eglise qui a attaqué le gouvernement espagnol – démocratiquement élu – pour ses choix politiques, et non le gouvernement espagnol qui a attaqué l’Eglise par sa politique réformatrice en matière sociale.

Continuons. Eric Zemmour, décidément très fin connaisseur de l’Espagne, se fend d’un point de vue très personnel sur tout. Il voit dans le remaniement gouvernemental le sacrifice des femmes et avant tout celui de De la Vega, quand le rédacteur en chef de El País considère son départ comme naturel après qu’elle a parfaitement joué pendant six ans son rôle de numéro deux. Il fait de Zapatero le chantre de la mondialisation économique libérale quand la force de la crise en Espagne est en grande partie liée à la pression des marchés et des agences de notation pour que le gouvernement fasse justement des choix politiques "plus conformes" à l’idéologie libérale (réforme du marché du travail et réforme des retraites notamment). Et, cerise sur le gâteau, il compare la vie des Espagnols sous les deux premiers gouvernements Zapatero à la movida, vécu de la génération post-franquiste et de sa frénésie artistique inédite. Comparaison pour le moins déplacée, lorsque l’on sait que la génération post-franquiste était celle de l’amnistie transformée en amnésie et qu’une des politiques phares du gouvernement Zapatero, conduite par De la Vega, a été de conduire un travail de mémoire en profondeur, qui s’est traduit notamment par la recherche des fusillés républicains.

S’agissant de la rhétorique "zemmouriste" sur l’individualisme contemporain, destructeur des valeurs traditionnelles et drame de la société actuelle, l’analyse que le chroniqueur nous propose de la situation française est proche de la théorie du complot. Le zapatérisme aurait été l’alliance explicite et ouverte du marché tout puissant et de l’individu réduit à sa fonction de consommateur. Alors qu’en France la gauche "nous dissimule cela": elle ferait en effet "semblant de haïr le marché tout en détruisant les structures sociales traditionnelles qui résistaient à son emprise". La dernière affirmation de Zemmour sur le zapatérisme s’inscrit dans la même lignée que les autres : inexacte, voire aberrante. Alors que les enfants, le couple, la famille – certes pas assez traditionnels pour Eric Zemmour – ont été au cœur des politiques sociales conduites par Zapatero, Zemmour ne voit dans l’Espagnol d’aujourd’hui qu’un individu égoïste réduit par son gouvernement au statut de consommateur. Jolie leçon de choses donnée à des auditeurs qui connaîtraient mal les réalités espagnoles. La pilule est sans doute plus dure pour eux à avaler quand les délires zemmouristes, version théorie du complot, deviennent commentaires de la réalité française. Mais la liberté d’infliger des chroniques infondées, que je ne peux que défendre ardemment, va de pair, et c’est heureux, avec celle de pousser un soupir d’agacement comme avec celle d’éteindre son poste de radio.

"Z comme Zemmour": la référence à Zorro est facile, mais significative. Zemmour se veut dans ses chroniques le justicier masqué d’une droite traditionnaliste en mal d’arguments. Il oublie cependant un détail : Diego de la Vega visait toujours juste pour toucher ses ennemis, et ne tirait pas dans tous les sens en espérant que l’un de ses multiples assauts publics puisse un jour être considéré comme pertinent