Usant de la psychanalyse, l’auteur nous entraîne dans l’intimité du créateur du petit reporter. Son objectif n’est pas la lune mais la compréhension du mythe de Tintin.

Georges Remi

Après Les Métamorphoses de Tintin (1984) et Tintin et le mythe du surenfant (2003), Jean-Marie Apostolidès, herméneute consacré, couche à nouveau Tintin sur le divan, et décrypte le mythe, de Georges Remi à Hergé. Étoffé, abondant et dépassant le cadre de la biographie, cet essai propose des mises en perspective audacieuses.

Le Père - L’enfant de la petite bourgeoisie bruxelloise découvre l’illustration avec le scoutisme et libère les frustrations inhérentes à l’enfance dans la pratique du dessin. En 1925, Boy-Scout, le mensuel de la troupe présente les Aventures de Totor, C.P. des Hannetons, le précurseur de Tintin. Dans la monarchie belge d’Albert 1er, le jeune Remi rencontre l’abbé Wallez. Du haut de son mètre quatre vingt dix, Wallez le hisse vers de nouveaux horizons. En tant que directeur du quotidien catholique d’inspiration maurrassienne Le Vingtième Siècle, le religieux lui confie la direction du supplément jeunesse en novembre 1928.

Le 10 janvier 1929 débute les aventures du premier super héraut, Tintin chez les Soviets. Tout droit sorti de l’esprit de ce père de substitution, le prêtre conçoit ce nouveau personnage comme le Christ jeune. Un catéchisme en image adapté à la jeunesse belge. Blanc, la peau lisse de l’adolescence, immortel, l’androgynie proposée par Apostolidès relève également du noviciat graphique de Remi. D’ailleurs, l’auteur rappelle la fragilité du dessinateur entre 1929 et 1932, période pendant laquelle il envisage Tintin comme un CDD et produit à côté pour gagner sa vie. En effet, son appartenance à la petite bourgeoisie lui barre les noces avec Milou Van Cutsem. De Milou, l’amour contrarié à Milou le cabot, dont le lien avec Tintin constitue le socle des premières aventures, on passe de Remi à Hergé.

La Femme - Durant quelques années, Georges Remi courtise Germaine Kieckens, la secrétaire de l’abbé. Dans les faits, celui qui signe dorénavant Hergé aime une femme qui idolâtre son patron. Apostolidès travaille ici sur le carnet privé de l’illustrateur et déroule le fil de la relation entre les deux employés de l’abbé Wallez. Par le biais du dessin des aventures de Tintin, Hergé s’impose sentimentalement auprès de Germaine, mariée en 1932.

L’union maritale, abordée sous la forme de la gémellité, trouve quelques résonances dans la création des ouvrages. Signant parfois Hergée, Germaine propose des noms pittoresques travaillés à partir du marollien, un dialecte bruxellois. Gémellité évidemment représentée par les Dupond(t), le père et l’oncle de Hergé, que l’auteur transforme en surmoi de Tintin. Ce rapport fraternel, jumeau ou non, passe judicieusement par l’analyse d’une série annexe à Tintin, les aventures de Jo et Zette, qui permettent la compréhension du processus créatif de Hergé. Bien que pertinente, la fin de cette séquence affaiblit l’ensemble devant la trop grande suite de questions. À partir de L’Ile noire (1938), Hergé renégocie ses droits d’auteur afin de se défaire de l’emprise de Wallez. D’après Apostolidès, il utilise ce moyen pour s’investir directement dans son personnage afin d’en développer la psychologie.

 

Hergé

Tintin est le seul, le héros, qui sont les autres ? Intervient d’abord Rastapopoulos, caricature capitaliste et du franc-maçon, vilipendé par la clique à Wallez après la crise de 1929. Comme le remarque l’auteur, Rastapopoulos et Wallez sont les deux figures de l’autorité dans l’entourage du dessinateur. En fait, Hergé se sent de plus en plus fort, il n’est plus le petit Remi, ni même Hergé, il se prend maintenant pour Tintin lui-même.

Haddock - Le crabe aux pinces d’or, marquant l’arrivée de Haddock, parait dans Le Soir jeunesse, en octobre 1940, puis dans Le Soir lui-même. Apostolidès avance un choix professionnel plutôt que des convictions politiques. Le capitaine signifie l’entrée en guerre. Le petit reporter est affublé d’un ivrogne geignard, fantasque, et tellement réaliste. L’étoile mystérieuse (1942) marque la victoire de Hergé sur ses anciennes phobies, illustrées par l’araignée monstrueuse, symbole de la folie, relative à la mère, elle-même significative de l’enfance grise. Tintin serait donc plus fort. Le crabe comme L’étoile sont publiés durant la Seconde Guerre mondiale, dans un journal sous censure allemande. Le Soir volé lui permet de développer son activité. Sans pour autant collaborer, Hergé privilégie son travail, sa famille et la Belgique.

"Ennuyé" à la Libération   , il reçoit l’appui de Raymond Leblanc, un résistant désirant créer le "journal Tintin". Outre ses déboires civiques, l’emprisonnement de son mentor et le décès de sa mère après un an d’internement tirent le dessinateur de sa pseudo-torpeur. Par contre, s’il échappe à l’incarcération, Hergé est désormais prisonnier de Tintin. Malgré une continuité professionnelle au sortir de la guerre, l’artiste entre en dépression.


Tryphon - Avec Objectif Lune (1953) et On a marché sur la Lune (1954), Tournesol a le premier rôle. À l’instar du maître au sein de ses nouveaux studios, Tryphon dirige la plus grande entreprise de Tintin. Dorénavant stabilisé graphiquement, le personnage à la houppette n’entraîne plus l’action, il participe activement, protégé derrière une neutralité nouvelle. Après l’aventure spatiale, L’affaire Tournesol (1956) et Coke en stock (1958) participent à la solidification du mythe. Les studios Hergé façonnent Tintin. Tintin au Tibet (1960), qui faillit s’intituler le museau de la Vache, motive à nouveau l’artiste, à moins que ce ne soit la présence de Fanny Vlamynck, coloriste engagée au Studio depuis 1955. Apostolidès voit dans cette aventure enneigée la transposition du rapport fraternel. Paul Remi devient Tchang et les efforts de Tintin (il verse des larmes !!) pour arracher le jeune chinois des griffes du Migou renvoient à l’indifférence de Hergé pour son frère durant les quatre années que ce dernier passa en oflag durant le conflit.

Moulinsart - Depuis 1949, les Remi vivent dans la grande maison de Céroux-Mousty ; l’après guerre a laissé des traces y compris au sein du couple. Conçue comme une échappatoire, la demeure se révèle un véritable cauchemar. Si Hergé dirige les studios éponymes sans problème, c’est Germaine qui décide à la maison, servant ainsi de modèle pour le rôle titre dans Les Bijoux de la Castafiore (1963). Cet épisode marque le sommet du style Hergé, avec le Nous composé du trio de célibataires sans enfants, accompagné de la bouillonnante diva et les Autres. Moulinsart sublime Céroux-Mousty.

 

L’image d’Hergé

L’hérgéographie - Dès Le Secret de la Licorne (1943), se met en place la trinité reporter, marin et savant, sur laquelle repose vraisemblablement le succès de la saga. Les trois fils imaginaires du chevalier François de Hadoque figurent le héros du XXe siècle : l’homme complet. Le monde de Tintin (1959, Pol Vandromme) initie la tintinologie. Tintin et moi (1972, Numa Sadoul) installe Hergé sur un piédestal. L’intérêt de Michel Serres pour Les Bijoux (1970) oint Tintin. À Bruxelles, Vol 714 (1968) et Les picaros (1976) affirment la prise en main des studios sur le père fondateur, lequel épouse Fanny en 1977. Hergé vieillit et Tintin fatigue.

Apostolidès nous entraîne alors sur la piste métaphysique de l’Alph-Art (1986). Reçu comme le testament, Hergé fait les comptes. Sur fond de trafic d’œuvres d’art ordonné par le fidèle Rastapopoulos, dont le coming out est enfin opéré, Hergé s’interroge sur la valeur de l’art, d’un Tintin, mais également sur l’avenir de son personnage. Et puis les retrouvailles entre Hergé-Tintin et Zhang-Tchang, personnifie la légende. Tel un cogito, Tchang existe, alors Tintin existe, donc Hergé existe en tant que créateur de l’univers de Tintin. Avec le dramatique suicide d’un lecteur, béatifié dans l’avant-dernière vignette du Vol 714, le mythe compte un véritable martyr.

Le tombeau d’Hergé - Hergé mort en 1983, Nick Rodwell, le futur mari de Mme veuve Hergé, imprime une nouvelle trajectoire dans la gestion de l’héritage. Apostolidès expose ses griefs. Quand le merchandising initié dans les années 90 se voulait un dérivatif de l’univers hergéen, la totale mainmise de Rodwell donne naissance au "verbe rodouéliser … action de vider une œuvre de son contenu, de la réduire à l’état d’un simple signe, et si possible un signe dans le monde de la marchandise, un signe de piastre, comme on dit au Québec." Sur le plan des idées, toute tentative de tintinologie doit dorénavant transiter par la Moulinsart SA afin d’obtenir l’autorisation d’utiliser l’image.

Ultime avatar de ce contrôle total, la construction d’un musée. Extrêmement critique vis-à-vis du résultat final, la première femme de Hergé n’est mentionnée nulle part ; Apostolidès décrit une boutique proposant des produits dérivés onéreux. Sa perception est tellement sensible qu’il compare Rodwell au pape du culte d’Hergé, avant d’en faire une figure rastapopoulienne du diable, qui finit dans le rôle du traître, de Judas, le "salaud" qui se dévoue à la juste promotion de l’héritage du maître.


La bonne distance s’établit entre l’interprétation de l’auteur, parfois hypothétique mais toujours solidement étayée, et la réalité de ce que signifie Tintin SA aujourd’hui. En son temps, Hergé "flatté qu’un homme comme Michel Serres se penche sur son travail…ne se priv(ait) pas de lui signifier que certains de ses rapprochements et interprétations lui paraiss(ai)ent tirés par les cheveux."   Mille sabords !!