En comparant l'oeuvre de Rousseau et la législation révolutionnaire Mickaël Culoma démontre la construction d'une religion civile.

S'il est bien un sujet délicat à aborder en histoire des institutions, c'est celui des rapports entre les domaines spirituel et temporel, augustinisme politique, césaropapisme, laïcité... Tous ces concepts ont fait l'objet d'études riches et divergentes et pourtant le sujet se révèle inépuisable. Mickaël Culoma en donne une preuve magistrale avec cette édition de sa thèse, consacrée à la religion civile de Rousseau à Robespierre.

 

S'il est un mérite à reconnaître à l'auteur, c'est bien celui de s'être gardé de tout anachronisme et d'avoir, en permanence, cherché à remettre les idées et les faits dans leur contexte historique avec une grande honnêteté intellectuelle. L'ouvrage se révèle très agréable à lire, c'est une démonstration généralement claire et convaincante, il est seulement regrettable de ne pas trouver de bibliographie. M. Culoma se livre à une étude de la réception du concept de religion civile, développée notamment dans Le Contrat social, par les révolutionnaires. Le fil conducteur de cette œuvre est la pensée du philosophe de Genève, comparée à la lecture, souvent erronée, et à l'utilisation qu'en ont faite les acteurs politiques majeurs, entre 1789 et 1794.

 

Le sujet est particulièrement intéressant à un double titre. D'une part, il est relatif à une période où la France, en voie de "régénération", est à la recherche de nouvelles valeurs susceptibles de combler les lacunes créées par la mise à bas de l'Ancien Régime. D'autre part, parce qu'il étudie la mise en œuvre d'un ouvrage, Le Contrat social, très largement idéaliste. Comment créer une religion civile ? Ces deux termes ne sont-ils pas antagonistes ? L'application de cette religion civile ne va-t-elle pas donner le jour à des contradictions flagrantes ? Pour Rousseau, comme par la suite pour les Jacobins, la religion est essentielle à l'Etat en ce qu'elle joue un rôle dans le maintien du lien social, elle permet d'asseoir l'autorité politique. C'est une arme aux mains de l'Etat. Elle repose sur des "dogmes positifs" comme la vie à venir et sur un "dogme négatif" qui est la tolérance religieuse. Le prosélytisme est perçu comme une menace pour la survie de l'Etat. Pourtant cette tolérance prêchée ne se rapporte qu'aux convictions personnelles. La religion civile sous-entend une allégeance inconditionnelle au pacte social et aux lois de la cité. Celui qui, du fait de ses croyances, refuserait de s'y soumettre devrait être banni.

 

Ce qui est développé, dans cette théorie, c'est une vision utilitariste de la religion, la fusion du spirituel et du temporel aux mains du souverain pour s'assurer de l'obéissance des citoyens et de leur coexistence pacifique, grâce à la mise en avant d'une morale. L'auteur démontre bien la réception et l'application progressive de cette thèse par les constituants français, notamment grâce à la référence à l'Être suprême, dans la Déclaration du 26 août 1789, et à la proclamation de la liberté d'opinion. La prestation de serment, imposée aux membres du clergé en novembre 1791, qui va scinder la France entre réfractaires et jureurs, là encore, annonce la religion civile chère à Rousseau. Les prêtres réfractaires sont perçus comme intolérants, ils empêcheraient les prêtres assermentés d'exercer leurs fonctions dans le calme et à ce titre doivent être chassés. C'est ce point qui met bien en lumière l'antagonisme entre tolérance religieuse proclamée et autoritarisme des législateurs qui, au nom de la liberté d'opinion, déportent les prêtres réfractaires.

Cet antagonisme révèle également les problèmes de cohabitation entre religion et Etat, avec une législation qui transforme le culte en une "chose de police". Face à la déchristianisation, imposée par certains représentants en mission, ou l'athéisme de Hébert, les Jacobins, principalement Robespierre, démontrent leur attachement à une religion qu'ils tentent de façonner en se fondant sur l'oeuvre de Rousseau. La genèse de cette nouvelle religion passe par différentes étapes, il est question de "culte de l'Être suprême", de "culte de la patrie et de la liberté", de "culte de la Raison". Sur ce point il est peut-être regrettable que l'auteur ne se soit pas montré plus critique envers ses sources et ne souligne pas l'incohérence entre la religion, la foi, et ce culte de la Raison, alors même que la religion repose sur des dogmes irrationnels. Il est bien perceptible que la genèse de cette religion civile est faite de tâtonnements, jusqu'au décret du 18 floréal de l'an II, précédé d'un discours de Robespierre, qui en édicte les fondements. Les dogmes irrationnels de cette religion civile sont la reconnaissance de l'Être suprême, celle de l'immortalité de l'âme, la sainteté du contrat social et des lois, le dogme négatif reste la tolérance. Le Dieu décrit par les Jacobins est bon, juste et rémunérateur. Il récompense la vertu et châtie les méchants. Si les emprunts à l'oeuvre de Rousseau sont indéniables, on ne peut que constater d'autres emprunts à la religion catholique, pourtant décriée.

 

Cette étude, qui se fonde sur l'histoire du droit comme sur celle des idées politiques, très stimulante, aurait peut-être pu être complétée par quelques développements succincts sur le gallicanisme, l'affrontement pluriséculaire entre pouvoirs séculier et temporel en France, fille aînée de l'Église, quoique fille particulièrement rebelle. S'il était besoin d'une preuve supplémentaire pour s'assurer que la séparation entre ces deux pouvoirs est étrangère à la Révolution, l'ouvrage de M. Culoma la délivre car qu'est-ce-que la religion civile sinon l'antithèse de la laïcité ?