Un ouvrage qui renouvelle profondément notre vision des Français libres.

"Jamais, aux Forces Françaises Libres, nous n’avons été des émigrés. Jamais Londres, pour nous, ne fut Coblentz". Ces mots de Jacques Soustelle permettent de comprendre la nature des accusations qui furent portées à l’égard de la France Libre   ), dans un pays où l’émigration est un quasi-synonyme de contre-révolution. Or, c’est à Londres qu’est née la France Libre : les défenseurs du régime de Vichy n’auraient de cesse, à partir des années 1950, de voir en ces débuts-là une tache indélébile. Quitter le pays en 1940 aurait été, à les entendre, une solution de "facilité", une forme de désertion repeinte après coup aux couleurs du courage. Sans partager ce point de vue, certains résistants de l’intérieur ne manquèrent pas, dans leurs mémoires, de comparer les risques encourus en métropole aux vies "confortables" des "Français de l’extérieur". Les uns comme les autres confondaient institutions et combattants de la France Libre. Mais les réminiscences du "péché originel" du mouvement gaulliste – être né à l’étranger - demeurent perceptibles encore aujourd’hui. On parle certes de la France Libre comme d’une forme de "résistance", mais c’est pour lui accoler trop souvent l’adjectif d’"extérieure". Cette précision sémantique la distingue et la déprécie par rapport à "la Résistance" avec majuscule, celle qui fut menée depuis l’intérieur du territoire.

Dans cet ouvrage, qui correspond à son habilitation à diriger les recherches, Jean-François Muracciole, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Montpellier III, dresse un portrait sociologique, interroge les motivations et étudie la mémoire de cette "autre résistance".

"Les croisés de la Croix de Lorraine"

La première préoccupation de Jean-François Muracciole est de cerner au plus près son objet d’étude, car les définitions préexistantes ne rendent qu’imparfaitement compte de l’originalité des "phénomènes" France Libre et Français libre. Ainsi, la définition communément admise de la Résistance proposée par François Bédarida d’une "action clandestine, menée au nom de la liberté de la nation et de la dignité de la personne humaine, par des volontaires s’organisant pour lutter contre la domination et, le plus souvent, l’occupation de leur pays par un régime nazi ou fasciste ou satellite, ou alliée   " exclut le soldat en uniforme combattant hors de France qu’est Leclerc. De même, la définition juridique de 1953, "les militaires ayant fait partie des F.F.L. entre le 18 juin 1940 et le 31 juillet 1943", élimine les civils comme Cassin ou Pleven. Si l’auteur conserve en partie cette définition juridique, il y ajoute des éléments aussi fondamentaux que l’engagement volontaire et l’insertion dans une Résistance hors de métropole.

Ce choix lui permet de renouveler en profondeur notre vision des Free French. Il se fonde sur l’enquête minutieuse menée par Jean Écochard   à partir des fiches d’engagement des Français libres conservées au Bureau Résistance du Service historique de la Défense, Jean-François Muracciole révise à la hausse l’effectif du groupe. Il retient comme très probable le chiffre de 73 000 hommes engagés sous la bannière de la croix de Lorraine. Il modifie également le portrait type du Français libre puisqu’il majore de manière très importante la part des citoyens français (77% du total contre 18% dans les précédentes évaluations) et réévalue de manière non-négligeable le nombre de marins ralliés au général de Gaulle.

Après guerre, les Français libres ont accrédité l’idée qu’ils étaient parfaitement représentatifs de la société française de la fin des années 1930. L’ouvrage de Jean-François Muracciole réfute cette vision et démontre au contraire l’extrême marginalité du groupe au sein du pays. Les structures familiales des Free French diffèrent notablement de celles du reste la population. Les enfants de familles nombreuses et les orphelins sont surreprésentés en leur sein. L’étude sociologique dément également l’un des mythes les mieux enracinés au cœur de l’identité française libre, celui de la faillite des élites. L’analyse des origines sociales des Français libres révèle que ceux-ci furent loin d’être des Français moyens et encore moins des Français d’origine populaire. Ainsi, si les responsables politiques, économiques ou administratifs de premier plan furent effectivement absents de Londres en 1940, les couches supérieures de la société étaient surreprésentées derrière le général de Gaulle. La présence massive de descendants de la noblesse et des plus grandes familles françaises parmi les Français libres pourrait sembler plus étonnante encore. Cet élitisme "de fait" se traduisait souvent par un haut niveau d’études, bien supérieur à celui du reste de la population. Ainsi, la Résistance extérieure était également une résistance de gens "extérieurs   " à la société française de la fin des années 1930.

L’engagement et ses suites

Jean-François Murraciole constate l’existence de deux générations de Français libres. La première a rejoint de Gaulle dès 1940 depuis la Grande-Bretagne. La seconde s’est engagée en 1943, depuis une Afrique du Nord revenue dans la guerre. Entre ces deux dates, le mouvement gaulliste connaît une véritable traversée du désert. Ce n’est d’ailleurs pas tant Mers el-Kébir que la tentative de ralliement de Dakar fin septembre 1940 qui marque l’arrêt brutal des engagements. L’auteur s’interroge dès lors sur les motivations, les mécanismes et les modalités du ralliement à la France libre. Pour y parvenir, il recourt amplement, mais de manière très pertinente, aux archives orales. Conscient des richesses et des limites de ces sources pour l’historien, il appelle à dépasser la "querelle du témoin   " en considérant que les entretiens pallient les silences des documents écrits. Jean-François Muracciole s’intéresse à tous les facteurs qui auraient pu déterminer ou non un engagement volontaire. Sa conclusion souligne la très faible politisation de la majorité des Français libres de l’entre-deux-guerres. La guerre d’Espagne et les accords de Munich ne semblent pas les avoir éveillés à la politique, au contraire des jeunes intellectuels étudiés à la même période par Jean-François Sirinelli   . L’étude de la réaction des futurs Français libres à la conférence de Munich permet de souligner, une nouvelle fois, l’abîme qui les sépare du reste de la société française. Ils ne semblent pas avoir éprouvé de "lâche soulagement" mais plutôt une forte désapprobation, sans toutefois précipiter leur engagement.

Cette faible politisation antérieure à la guerre se poursuit au cours du conflit. Une fois engagés, les Français libres paraissent s’en remettre entièrement au général de Gaulle. Ils ne se passionnèrent ni pour les luttes politiques ni pour les soubresauts internes du mouvement. De manière significative, la tentative de l’amiral Muselier pour écarter de Gaulle avec le soutien des Britanniques, tant étudiée par les historiens, est ignorée de l’écrasante majorité des Français libres. La première génération de Français Libres semble en outre mal informée sur le régime de Vichy et la Révolution nationale. Cette "distance" à l’égard de la politique ne traduit toutefois aucun désintérêt pour la France Libre elle-même. Bien au contraire, le sentiment identitaire est particulièrement aigu chez les Free French. Convaincus d’appartenir à une élite destinée à régénérer la France, ils témoignent d’un attachement viscéral à l’égard de leur chef, le général de Gaulle. De plus, les Français libres partagent des valeurs communes, à commencer bien sûr par un rejet absolu de la collaboration.

Jean-François Muracciole s’intéresse enfin au devenir des Français libres après la guerre. Une nouvelle fois, l’étude du discours des intéressés souligne les divergences par rapport aux constats de l’historien. Le retour en France des résistants de l’extérieur se déroule sous le signe de la déception et de la désillusion. Leurs témoignages soulignent la difficulté de se réadapter à un pays qu’ils ressentent comme hostile à leur égard. Pourtant, l’analyse des trajectoires sociales fait apparaître une incontestable ascension sociale des Français libres après la guerre. Ils sont d’ailleurs surreprésentés au sommet de l’État, dans la haute administration – véritablement "colonisée   " –, à la tête de l’armée française, au Commissariat à l’Énergie Atomique, … Cet exemple illustre les difficultés des "sorties de guerre", une période où l’objectivation de sa propre position sociale est particulièrement difficile pour des individus dont les expériences, les savoir-faire, les récits ne peuvent être "entendus" dans une société qui aspire à la paix après le traumatisme de l’occupation.

Cet ouvrage comble une importante lacune historiographique, car si la France Libre est bien connue, les Français libres l’étaient beaucoup moins. Il offre un panorama très complet et très documenté sur les soldats de "l’armée de Londres" dont l’histoire est souvent éclipsée, depuis quelques années, par celle de "l’armée des ombres"