Une réflexion synthétique et renouvelée sur l’intégration des Barbares par le pouvoir impérial au Bas Empire.

En 376 apr. J.-C., sur les rives du Danube, frontière de l’Empire romain, se pressent soudainement des Goths fuyant devant les Huns : guerriers, vieillards, femmes, enfants, ils demandent à entrer dans l’Empire, à recevoir des terres en Thrace. Leur nombre augmente de jour en jour. Sans ordre des autorités impériales, les officiers de l’armée romaine massacrent dans un premier temps les guerriers qui franchissent illégalement le fleuve.
L’Empereur Valens leur accorde pourtant d’entrer dans l’Empire, mais la traversée du Danube en crue est mal contrôlée ; l’afflux de population est tel que les autorités décident rapidement d’interdire tout nouveau franchissement. Les réfugiés s’accumulent alors au nord du Danube, leur hostilité envers l’Empire devient palpable, tandis que, de l’autre côté, ceux qui ont réussi à passer avant la fermeture de la frontière ne sont pas pris en charge : aucun transfert n’est effectué vers les zones en friches, les camps de réfugiés, improvisés, ne sont pas suffisamment approvisionnés, d’autant que les militaires romains détournent les vivres.
Cette situation débouche rapidement sur une crise grave : les Goths traversent le fleuve en masse, les réfugiés légaux sont envoyés vers l’intérieur de l’Empire, les conflits avec l’armée romaine éclatent, conduisant au massacre des troupes régulières.
Pendant deux ans, les Goths « en situation illégale » se déplacent en Thrace, rejoints par les esclaves et les mercenaires issus de leur peuple et installés au cours des années précédentes, affrontant l’armée, pillant les villes. Le 9 août 378, l’Empereur Valens ouvre les négociations avec les Goths, mais le combat éclate au même moment. L’Empereur est tué, l’armée romaine se révèle incapable de lutter contre les Barbares.

Cette crise des années 376-378 constitue pour Alessandro Barbero un tournant dans l’existence-même de l’Empire romain d’Occident, en liaison avec sa politique d’immigration. L’idée force de son ouvrage est en effet que l’Empire survit tant que sa capacité d’intégration des barbares est intacte, et s’effondre lorsqu’il ne peut plus leur accorder ni place dans l’armée, ni terres à cultiver.

Un ouvrage sur l’immigration dans l’Empire romain, dont l’intérêt se révèle dans sa deuxième partie

L’objectif de Barbares. Immigrés, réfugiés et déportés dans l’Empire romain est d’étudier la gestion de la « ressource immigration » par les autorités impériales, d’Auguste au Vème siècle. Le plan adopté, totalement chronologique, ne permet à l’auteur d’arriver aux grandes lignes de sa démonstration que vers le milieu de l’ouvrage.
Aussi les premiers chapitres donnent-ils une impression de répétition, d’un règne à l’autre, des mêmes pratiques : l’utilisation de barbares réfugiés ou déportés dans l’Empire pour repeupler des zones dévastées par les guerres ou par les maladies ; leur versement dans l’armée pour renforcer celle-ci.
L’épisode de l’arrivée massive des Goths dans l’Empire -au neuvième chapitre, tout de même !- donne un nouveau souffle à la démonstration, peut-être parce que l’auteur est plus à l’aise avec la période du Bas-Empire qu’avec celles qui précèdent. Celles-ci lui sont pourtant indispensables pour tordre le cou à bien des idées reçues sur la politique d’immigration aux IV-Vèmes siècles.

En effet, dès l’époque de Marc-Aurèle, des barbares ont été installés dans l’Empire romain pour repeupler des zones dévastées par les guerres ou les épidémies ; ces hommes ont été placés dans un premier temps sur les domaines impériaux, puis parfois confiés à des propriétaires terriens. Les guerriers barbares étaient également employés, d’abord dans des régiments spécifiques, puis parmi les auxiliaires. Envoyés à l’autre bout de l’Empire par rapport à leur lieu d’arrivée, ils se mêlèrent à la population locale.
L’octroi de la citoyenneté romaine à tous les habitants de l’Empire par Caracalla en 212 apr. J.-C. modifie le lien entre statut juridique de citoyen et intégration à l’Empire : le premier n’est plus nécessaire à l’intégration, qui se définit progressivement par l’appartenance à un monde commun, au partage des mêmes lois.

Durant le IIIème siècle, les évolutions lexicales témoignent également du fait que les individus ne se définissent plus par leur statut originel, mais par leur fonction dans la société. En effet, les Romains faits prisonniers par les barbares puis rapatriés dans l’Empire reçoivent au début de ce siècle le nom de laeti, que l’on peut ici traduire par « libres » ; ils sont pris en charge par des préfets, dans une structure administrative particulière. Mais progressivement, ces « préfets des lètes » (praefecti laetorum) s’occupent aussi des barbares installés sur les mêmes terres que les lètes ; ce dernier terme désigne donc, au IVème siècle, non plus les Romains rapatriés, mais l’ensemble des rapatriés et des immigrés qui travaillent sur les terres domaniales comme colons, c’est-à-dire paysans attachés au domaine.  Leur nom renvoie alors à leur fonction de « restaurateurs » de campagnes dévastées ou dépeuplées.
La question de l’origine ethnique disparaît également pour ce qui concerne les soldats romains : qu’ils soient immigrés barbares ou Romains d’origine, ils sont tous recrutés selon le système de conscription appliqués aux colons, qui doivent un service militaire, ou aux fils de vétérans, obligés de reprendre les fonctions de leur père. Ce qui fait leur identité et leur valeur n’est plus leur origine, mais leur force et leur bravoure.
L’armée devient ainsi un lieu d’intégration, pour les officiers, mais également pour les simples soldats, en raison de l’appartenance à une même société militaire.

Au IVème siècle apparaissent toutefois les traces de débats concernant l’intégration des barbares. Bien qu’il n’existe pas de témoignage d’hostilité des populations locales devant l’arrivée de barbares implantés pour repeupler les campagnes, la question de l’intégration culturelle se pose. La plupart des auteurs insistent néanmoins sur cette intégration présentée comme un processus de civilisation, et en même temps de libération vis-à-vis des oppressions antérieures auxquelles les populations étrangères pouvaient être soumises.
Ce discours concerne néanmoins aussi bien les immigrants volontaires que les populations déportées d’un bout à l’autre de l’Empire suite aux victoires romaines : la question de l’intégration à l’Empire, même si elle ne se pose plus en termes de citoyenneté, reste un discours éminemment politique, tendant à montrer la supériorité romaine, pour former « un seul et même peuple » (Claudien, Panégyrique de Stilicon), mélangeant vainqueur et vaincus.

L’arrivée massive des Goths dans l’Empire en 376-378 met à mal ce schéma : l’intégration par le colonat et l’armée ne fonctionnent plus, et l’on voit apparaître chez les auteurs du début du Vème siècle un discours condamnant cet « accueil » massif, parce que les Goths, s’ils sont entrés dans l’Empire, n’entrent plus dans la culture romaine. L’Empire d’Occident va sur sa fin, il n’est plus capable d’intégrer culturellement ses immigrés.

Une réflexion sur l’histoire qui échappe parfois à l’auteur

La démonstration d’Alessandro Barbero se fonde sur une ample bibliographie, mentionnée en fin d’ouvrage et dans les nombreuses notes qui émaillent son texte. Le rejet des notes en fin de livre permet de donner l’apparence d’un essai à l’anglo-saxonne, tout en offrant des justifications par la citation des sources et des historiens contemporains.
Ce n’est pas la moindre qualité de cet ouvrage, malgré le défaut de construction signalé plus haut.

En s’inscrivant sur la longue durée, le livre d’Alessandro Barbero montre que les mécanismes ordinairement décrits comme des nouveautés pour le Bas-Empire apparaissent en réalité bien plus tôt, qu’ils ne sont que des évolutions et non des innovations.
Cette réflexion centrée sur la question de l’immigration pose également, de façon indirecte, la question des usages des historiens, et de l’usage de l’histoire.

Usages des historiens d’abord : les études sur le temps long, comme celle-ci, révèlent souvent les défauts d’une historiographie contemporaine tronçonnée en périodes réduites. En se spécialisant sur le Haut-Empire, ou sur le Bas-Empire, l’historien ne peut voir les évolutions qui façonnent son sujet d’étude. Même si A. Barbero se concentre sur l’Antiquité tardive, les premiers chapitres mettent en lumière les premières manifestations impériales d’une intégration des barbares dès Marc-Aurèle. En élargissant encore l’étude d’Alessandro Barbero sur l’immigration et l’intégration à l’époque romaine républicaine, il serait également possible d’entrevoir les prémices du discours sur l’intégration culturelle et la civilisation des peuples barbares grâce à Rome.

Usage de l’histoire ensuite. Il est évident que les préoccupations sur l’immigration et l’intégration se posent avec acuité aujourd’hui, dans une Europe qui ferme ses frontières comme l’Empire romain avait fermé les siennes (franchir le limes nécessitait une autorisation, alors que la circulation était libre dans l’ensemble de l’Empire), mais aussi dans une Amérique multi-ethnique qui connaît des problèmes d’intégration et de coexistence de ses « communautés ».
A. Barbero y fait allusion dans l’introduction de son ouvrage, ainsi qu’à une occasion que nous citerons ici. Lorsqu’il évoque l’intégration des barbares par le biais de l’armée, il cite les généraux américains issus de l’immigration (notamment Colin Powell, fils d’un immigré jamaïcain). À ce propos, A. Barbero précise que nous pouvons mieux appréhender aujourd’hui le fonctionnement de l’armée du Bas-Empire que ne le faisaient les historiens des États-Nations de la fin du XIXe ou du XXe siècle.
Cette remarque soulève une véritable question, celle de l’usage que l’on doit faire de l’histoire et de la subjectivité de l’étude historique. Alessandro Barbero semble penser que les paradigmes des périodes durant lesquelles vivent les historiens leur permettent de plus ou moins bien comprendre les époques passées. Or, de la même façon qu’E. Saïd définissait l’orientalisme comme une grille de lecture plaquée par les Occidentaux sur l’Orient, et qui les définissait mieux eux-mêmes que ce qu’elle ne définissait les Orientaux, on peut penser que la façon dont on analyse le passé en dit plus long sur nous que sur les époques étudiées. En insistant autant sur les processus d’intégration, Alessandro Barbero évoque autant, sinon plus, nos propres préoccupations que celles des Romains du Bas-Empire.

En définitive, cet ouvrage constitue, sans peut-être que son auteur en ait eu conscience, tout autant une réflexion sur la question de l’immigration dans l’Empire romain qu’une réflexion sur le travail de l’historien, sur son regard modifié par les phénomènes de sa propre époque. Autour de cette question sans réponse définitive : que recherchons-nous dans le passé ? L’image des hommes qui y ont vécu ou une annonce, voire un reflet de ce que nous sommes ?