Un essai éclairant qui casse l'idée d'une rupture brutale entre humanité et animalité, sans nier la spécificité humaine.

Existe-t-il entre Kant et le chimpanzé un fossé infranchissable, la culture constituant une réalité autonome, irréductible à telle ou telle contrainte psychologique ou biologique ? Ou bien les "réalisations" les plus élevées de l’homme, comme l’esthétique et la morale, plongent-elles leurs racines dans le terreau de la nature ? Le mérite de G. Chapouthier, dans cet ouvrage bref, est de parvenir à passionner le lecteur à propos de questions fondamentales. Ce résultat s’explique par son constant souci de clarté mais aussi, tout en défendant de façon convaincante un point de vue, par sa volonté de ne caricaturer aucune position.

On sait l’intérêt de l’auteur pour les questions touchant au statut des animaux, questions dont il est un spécialiste incontesté. Les présentes réflexions se fondent sur les idées défendues dans ses précédents ouvrages, mais elles vont bien au-delà. Au fond, la conception de l’animal-objet, contre laquelle G. Chapouthier a utilement ferraillé, révèle les présupposés d’une idéologie anti-naturaliste dont nous n’avons pas encore réellement triomphé. Il est pourtant communément admis que l’homme est le résultat d’évolutions successives dont les traits physiques et psychiques portent la marque biologique caractéristique de la complexité : dans un ouvrage antérieur important   , l’auteur a exprimé cette réalité en évoquant une construction en mosaïque "où les propriétés de l’ensemble n’excluent pas pour autant les propriétés et une certaine autonomie des parties"   . Ce cerveau et cette pensée complexes se sont néanmoins construits sur les mêmes bases que le reste du monde vivant.

Il est donc déraisonnable de déduire, du fait que seul l’homme dispose d’une pensée abstraite, qu’il existerait une coupure radicale entre humanité et animalité. G .Chapouthier, citant les travaux de F. Tinland   et, avant lui, de L. Bolk (1866-1930), rappelle que l’homme est un animal néoténique   . L’évolution conserve, en effet, des caractères morphologiques manifestés par les autres primates à un moment donné de leur développement ontogénique. Ce processus néoténique semble bien faire partie de la nature essentielle de l’homme en tant qu’organisme, dans la mesure où morphologie et cerveau apparaissent, sous cet angle, fonctionnellement liés. Au caractère non spécialisé de la forme humaine correspond l’indétermination (ou labilité), souvent soulignée, de certains territoires cérébraux. Cette indétermination apparaît comme le produit de la lenteur de la maturation du cerveau humain et elle explique largement que l’homme soit devenu le "maître des artifices".



La science moderne a, en outre, multiplié les exemples de comportements animaux qui attestent de l’existence d’ébauches de presque tous les traits humains culturels. Ces protocultures animales permettent de "rapprocher, sans les unifier, l’humanité et la chimpanzéité, voire l’humanité et l’animalité en général"   . L’unité foncière du vivant, les espèces naturelles n’étant pas des types mais des lignées évolutives, exige, dès lors, de considérer la vie mentale comme "un niveau spécifique de structuration et de fonctionnalité biologiques, dont l’explication causale suffisante est d’ordre généalogique, c’est-à-dire qu’elle réside dans l’existence antérieure de niveaux de structuration et de fonctionnalité plus élémentaires"   . Nous ne pouvons donc résoudre la question de la spécificité humaine par la voie de l’escalade ontologique, voie empruntée aussi bien par le dualisme que par le réductionnisme. Dans le premier cas, dont l’exemple canonique est le cartésianisme, la différence entre esprit et corps renvoie à "la fracture ultime entre les deux statuts ontologiques qui circonscrivent les modes d’être possibles de la totalité des étants"   . Dans le second, on prétend résoudre la question des états mentaux par l’épuration ontologique, c’est-à-dire par l’élimination de l’un des termes.  

L’idée d’une spécificité humaine n’est nullement menacée par le monisme naturaliste. Ce que ce dernier rejette, c’est la thèse d’une rupture ontique à l’intérieur de l’ordre du vivant, c’est-à-dire l’affirmation que ce dernier est constitué de deux réalités radicalement disjointes : l’homme transcenderait sa propre naturalité dans la société ou dans la culture et la connaissance de la spécificité humaine se distinguerait de celle des autres êtres vivants (et de celle de la matière inanimée). Loin donc de transcender la biologie, la culture en est un des traits majeurs. Dans cette perspective, G. Chapouthier montre opportunément les dangers symétriques d’une recherche exclusive des bases de la morale soit dans la nature, soit  dans la tradition culturelle.  
Le naturalisme, G. Chapouthier y insiste, n’exige nullement de méconnaître la spécificité des faits socio-culturels. Il doit, bien au contraire, être en mesure de concilier le fait que l’homme est un être biologique avec le fait qu’il est, tout aussi constitutivement, un être social. De surcroît, il n’a pas les mauvaises fréquentations qu’on lui prête trop souvent. En ancrant l’humanité dans le biologique, il entretiendrait, dit-on, des affinités électives avec les idéologies conservatrices, réactionnaires ou racistes. Est-il raisonnable de réduire un paradigme scientifique à son utilisation  politique ? Faut-il, de plus, oublier le fait que la thèse inverse, celle de la malléabilité sociale absolue de l’homme, a également servi à justifier d’horribles crimes ? Conçue comme hypothèse cognitive, le naturalisme n’implique aucune valeur.



La culture, comme fait intrinsèquement historique, fait partie de la biologie de l’espèce humaine. Il est, par conséquent, légitime d’adhérer au gradualisme moral défendu par l’auteur. Cette approche stigmatise aussi bien le spécisme extrême, qui ferait de l’homme le seul objet de la morale, que l’antispécisme radical pour qui l’espèce humaine ne dispose d’aucun droit à être privilégiée dans le domaine des droits moraux. La différence anthropologique, qu’il serait absurde de nier, se situe dans le fait que "seul l’être humain est capable de rationaliser la morale, d’en faire un ensemble discursif élaboré, que seul il peut faire, au sein des arts, des ensembles d’œuvres originales et complexes"   .

On doit savoir profondément gré à Georges Chapouthier d’avoir puissamment contribué à éclairer des questions difficiles avec un rare bonheur d’écriture.