Le procès des époux Rosenberg : un cas d’hystérie anti-communiste ? André Kaspi revisite le dossier.

Innocents, les époux Rosenberg ? Furent-ils injustement accusés de trahison, au terme d’un procès inique et dans un climat d’hystérie anti-communiste ? Ou s’intégraient-ils dans le vaste réseau d’espionnage mondial mis en place par les Soviétiques pendant la Seconde guerre mondiale ? Leur procès, en 1951, passionna l’Amérique et peut-être plus encore la France. De ce côté-ci de l’Atlantique, l’opinion publique était unanime ou presque pour proclamer leur innocence et fustiger le « fascisme » rampant de l’Oncle Sam. « Attention ! L’Amérique a la rage. Tranchons tous les liens qui nous rattachent à elle, sinon nous serons à notre tour mordus et enragés », écrivait Jean-Paul Sartre. Dans un petit livre qui se lit comme un roman, André Kaspi réexamine cette affaire qui passionna le monde.


Les Etats-Unis en guerre froide 

En 1950, l’Amérique a peur. Le monde communiste semble avoir entamé une progression inexorable : en 1948, Prague est tombée dans les mains de Moscou et Alger Hiss, l’une des grandes figures du New Deal de Roosevelt, est condamné à cinq années de prison pour avoir livré des informations diplomatiques sensibles aux Soviétiques. L’année suivante apporte un double traumatisme : l’URSS – que l’on pensait scientifiquement en retard – fait exploser sa première bombe atomique ; Mao Zedong et les communistes chinois s’emparent de Pékin et relèguent Tchang Kaï-chek, l’allié de Washington, sur l’île de Formose. En 1950 enfin, la Corée du Nord envahit le Sud à la grande surprise des espions d’une CIA qui n’avait rien vu venir, tout comme elle resterait ébahie devant l’assaut des « volontaires » chinois envoyés en renfort. Pour une opinion en plein désarroi, les communistes n’ont pu faire de si fulgurants progrès sans des complicités internes aux Etats-Unis, sans la trahison d’hommes et de femmes qui travaillent pour l’étranger et livrent les secrets industriels et militaires américains. Un jeune sénateur républicain originaire du Wisconsin, Joseph McCarthy, n’a-t-il pas brandi dans son discours de Wheeling du 9 février 1950 une liste de 205 noms d’employés au Département d’Etat qui seraient secrètement affiliés au parti communiste ?

Les débuts discrets de l’« Affaire Rosenberg »

C’est dans ce contexte troublé qu’est arrêté Julius Rosenberg à son domicile new-yorkais, le 17 juillet 1950. Sa femme Ethel le suit de peu sur le chemin de la prison. Julius, ingénieur en électricité dans le civil, est accusé par le FBI ainsi que par son beau-frère David Greenglass d’avoir dirigé un réseau d’espionnage soviétique sur le sol américain et d’avoir, par l’intermédiaire de David, dérobé et photographié des documents ultra confidentiels sur la base de Los Alamos – ceux-là même qui auraient permis à l’URSS d’acquérir la bombe atomique. Sa femme Ethel est elle accusée de complicité. Espions pourtant peu conforme à l’image populaire de James Bond en smoking, les époux Rosenberg deviennent pour les médias des « atomic spies », les traîtres en chef à la nation américaine.

Une seule discordance dans ce processus bien huilé : Julius et Ethel clament leur innocence et le font savoir : ils n’auraient jamais espionné pour le compte d’une puissance étrangère. Leur mode de vie modeste, leur mine chétive, leur bonne réputation auprès du voisinage, l’absence de preuves matérielles et les discordances de témoignages accusateurs trop parfaits pour être honnêtes, introduisent le doute. Le procès qui s’en suit aboutit pourtant à leur condamnation à mort. Mal défendus, victimes de l’hystérie anti-communiste et de la chasse aux rouges, refusant de répondre sur leur affiliation au parti communiste (ils recourent au cinquième amendement de la Constitution qui permet de ne pas témoigner contre soi-même), ils s’estiment être les victimes d’un procureur entreprenant et d’un juge patriote.

La mobilisation internationale en faveur des époux Rosenberg


Le verdict du jury ne provoque pas de forte réaction populaire et les soutiens aux Rosenberg sont longs à se manifester. Le PCUS est réticent, ne voulant pas lier communisme et espionnage dans l’esprit du public ; les milieux juifs (dont font partie Julius et Ethel) redoutent dans un premier temps une assimilation aux communistes. Un seul journal à la diffusion confidentielle, le National Guardian, mène campagne en leur faveur. Il faut attendre février 1952 pour que le parti communiste prenne le relais. Il met l’accent sur l’antisémitisme d’une société américaine qui a accusé les époux Rosenberg parce qu’ils étaient juifs, et d’un procureur (juif lui aussi) qui aurait dû prouver son patriotisme en condamnant lourdement. Diversion subtile face à la répression des « sionistes » de l’autre côté du mur et au pseudo « complot des blouses blanches » de médecins juifs face à Staline. Deuxième argument, l’énormité de la peine et l’opposition de principe à la peine de mort. Les Rosenberg font figure de martyrs d’une société américaine qui restreint les libertés et qui tourne au « fascisme » d’Etat.

S’organise alors une campagne d’opinion internationale, faite de meetings, de pétitions, de télégrammes au président, de défilés, etc. Les esprits s’échauffent, l’anti-américanisme européen s’exprime. Une manifestation parisienne place de la Concorde, devant l’ambassade des Etats-Unis, fait un mort. La correspondance des deux prisonniers Julius et Ethel est publiée et devient un succès de librairie mondial. Rien n’y fait. D’appels en appels, leur condamnation à mort est renouvelée. Le Président Eisenhower leur refuse le droit de grâce, au motif qu’une procédure juridique régulière a été garantie aux accusés. Le 19 juin 1953, à 20 heures, Julius Rosenberg est électrocuté dans la prison de Sing Sing, dans l’Etat de New York. Un quart d’heure plus tard, sa femme à son tour est déclarée morte.

Coupables, vraiment coupables

Alors, innocents, les Rosenberg ? Victimes d’une justice expéditive et antisémite ? A la lumière de sources nouvelles et de témoignages récents, André Kaspi répond par la négative. Les Rosenberg étaient bien communistes. Julius collaborait avec l’Union Soviétique, recrutait des agents pour le compte de Moscou (principalement au sein de la communauté juive du City College de New York) et photographiait des documents sensibles. Il n’avait nullement les compétences nécessaires pour se livrer à de l’espionnage atomique – erreur de l’accusation – mais s’intéressait de près aux industries militaires. Des documents déclassifiés par la National Security Agency (NSA) en 1996 ont mis à jour le programme Venona de décryptage des câbles envoyés entre Washington et Moscou. Julius y apparaît sous le nom de code de « Liberal ». Le FBI savait donc que les Rosenberg se livraient à l’espionnage, mais ne pouvait le dire ouvertement, de peur de révéler à leurs ennemis la teneur de leur programme de contre-espionnage. Leur culpabilité est par ailleurs renforcée par les témoignages d’anciens espions du KGB, qui reconnaissent avoir été les agents traitants des époux Rosenberg pendant la guerre.

Un genre américain, entre littérature et histoire

En 177 pages, André Kaspi résume magistralement cette affaire Rosenberg, dans un ouvrage qui étonnera les historiens mais séduira sans doute le grand public. Publié chez Larousse, dans la collection « l’Histoire comme un roman », l’ouvrage se veut un effet une passerelle entre deux univers différents. Le fruit d’un genre hybride, à mi-chemin entre l’histoire et le roman, dont les historiens et les (bons) journalistes américains sont passés maîtres. Un style alerte, pas de notes de bas de page, pas d’index, pas d’appareil critique ; le texte seul compte. Il s’agit de combiner la rigueur méthodologique de l’historien et le plaisir de la lecture d’un roman. Les grands procès américains se prêtent tout particulièrement à cet exercice : la tension politique qui en découle, la mise en scène d’une communauté divisée et le jeu médiatique des protagonistes en font des révélateurs sociaux et appellent la mise en récit. Les historiens américains ont su décrire avec verve les heurts sociaux et les procès innombrables entre des mineurs syndiqués, prompts au dynamitage, et des patrons impitoyables   ; ou bien l’ambiguïté raciale et raciste de la banlieue de Détroit lors du procès d’Ossian Sweet (1926), ce médecin noir qui avait voulu quitter le ghetto et s’était retrouvé au tribunal pour avoir tiré sur une foule d’assaillants blancs cherchant à le déloger de force de sa nouvelle maison résidentielle   .

André Kaspi décrit l’affaire Rosenberg avec verve et intelligence ; son livre se lit d’une traite. Revers de la médaille, on ne pourra que regretter le petit format de l’ouvrage : de nombreux points auraient mérité un approfondissement : la psychose de la bombe, la peur du rouge   ou la mise en relief de la tension inhérente à la procédure accusatoire (interrogatoire, contre-interrogatoire) ; en somme, dépasser le simple cadre du procès – institution clé de la démocratie américaine – pour en faire la porte d’entrée à la compréhension d’une époque, celle du conformisme apeuré des années 1950. Mais il s’agirait là d’un autre livre.

On ne peut donc que saluer cette collection éditoriale qui redonne à l’histoire ses lettres, souvent perdues dans la sécheresse des monographies universitaires, tout en plaidant pour  l’écriture d’autres ouvrages de ce type. Les historiens sont des passeurs ; l’une de leurs missions est de transmettre un savoir ; ils ne devraient pas négliger ce format littéraire qui leur permet de toucher un plus vaste public