Dans sa livraison de février 2009, la revue Esprit publiait, à la suite de la suppression des aides du Centre national du Livre et de la forte réduction (1/3) des abonnements à l'étranger souscrits par la division du livre du ministère des Affaires étrangères, une lettre ouverte adressée à Christine Albanel, Nicolas Sarkozy, Bernard Kouchner et Benoît Yvert. Nous avons demandé au rédacteur en chef d'Esprit, Marc-Olivier Padis, de nous éclairer sur la portée et les conséquences de ces décisions.

 

nonfiction.fr : Dans votre "lettre ouverte", vous regrettez deux décisions qui fragilisent Esprit : d’une part la suppression de l’aide que le CNL vous apportait et d’autre part la très forte réduction, annoncée en juin dernier, des abonnements à l’étranger souscrits par la Division du livre du ministère des Affaires étrangères (destinés notamment à des universités ou à des centres culturels).  Quelle part de votre budget représentaient ces deux formes de soutien ? Quelles sont les conséquences concrètes que font peser ces mesures sur votre revue ?

Marc-Olivier Padis : Ces décisions remettent en cause l’équilibre à court terme de la revue sans menacer néanmoins sa pérennité. Elles représentent une perte qui correspond à peu près aux frais d’impression d’un numéro. Si le recul des abonnements devait se poursuivre, il affaiblirait notre modèle économique. Mais il nous inquiète aussi d’une manière plus générale au sens où il traduit un recul du soutien à l’écrit au sein de la politique culturelle extérieure. Il surprend d’autant plus qu’on parle ici de chiffres tout à fait raisonnables, pour ne pas dire dérisoires, au regard des frais que représentent une tournée de spectacle vivant — sans même mentionner la nouvelle télévision d’information continue représentant la voix de la France à l’étranger qui absorbe des sommes dont les ordres de grandeur n’ont aucune commune mesure.


nonfiction.fr : Pourquoi ces aides publiques vous paraissent-elles non seulement nécessaires mais aussi légitimes ?

Marc-Olivier Padis : Tout d’abord, l’aide du CNL est, à nos yeux, plus une redistribution qu’une subvention. Elle est rendue possible par une taxe portant sur les outils de reproduction (photocopies, scanner etc.) dont l’usage représente un manque à gagner certain pour les éditeurs en général et les revues en particulier. Tout étudiant, tout universitaire sait combien il doit aux articles photocopiés… Combien de lecteurs pensent nous faire le plus grand plaisir en nous annonçant qu’ils ont distribué un article à tour de bras à leur entourage… On ne dispose d’aucun chiffre dans ce domaine mais il ne nous semble pas abusif de considérer que nous pouvons y prétendre comme les autres. Au demeurant, l’aide aux revues n’a représenté en 2007 que 4,2% des aides du CNL (réparties sur environ 300 revues). Le premier poste d’aide du CNL (plus d’un quart du budget) est absorbé désormais par le projet de bibliothèque numérique européenne, piloté par la Bibliothèque de France, c’est-à-dire un projet public. D’où l’impression qu’un petit acteur indépendant privé, qui ne veut pas se fondre dans les grandioses projets publics, a du mal à se faire entendre.  
En ce qui concerne l’action culturelle extérieure, les revues sont un vecteur reconnu de diffusion culturelle, pour les œuvres et la langue françaises. Le mécanisme de soutien par abonnement est bien conçu au sens où il touche vraiment un public de lecteurs intéressés. Il s’agit de petites sommes qui sont bien utilisées. Certes, c’est un travail continu et discret, qui ne permet pas de grands effets d’affichage mais cela reste un élément déterminant, et reconnu à l’étranger, de la présence française dans le monde. 

nonfiction.fr : Pourquoi ne pas avoir lancé d’appel commun aux grandes revues généralistes ? Votre texte a certes été repris dans Commentaire (n°125, printemps 2009), par exemple, mais dans la "revue de presse". On aurait pu imaginer quelque chose du plus fort, avec eux comme avec d’autres d’ailleurs ?

Marc-Olivier Padis : Notre texte relayait aussi un éditorial de la revue Études. Nous n’avons pas voulu nous lancer dans une opération trop lourde. D’autre part, ce fonctionnement souple à plusieurs voix correspond justement à notre manière d’être : nous nous faisons écho, sans avoir à mener des actions nécessairement en commun. Cela dit, c’est une option qui reste ouverte au besoin.  

nonfiction.fr : Quelles ont été les réactions des autorités concernées ? Qu’attendez-vous de leur part à présent ?

Marc-Olivier Padis : Nous venons de publier dans notre numéro de mai 2009 la réponse de Benoît Yvert, président du Centre national du Livre. Il nous y invite notamment à poursuivre la discussion sur les modalités d’attribution des aides et la place des revues dans le cadre d’une table ronde qu’il veut organiser. D’autre part, le ministère des Affaires étrangères a annoncé le lancement d’une réflexion d’ensemble sur son action culturelle extérieure, à laquelle le directeur de la revue, Olivier Mongin, a aussi été invité à s’associer. Au total, nous avons le sentiment que cette lettre est parvenue à ses destinataires.
Mais dans un contexte où les grandes difficultés de la presse quotidienne d’information générale focalisent l’attention, il nous semble important de rappeler l’originalité du rôle des revues généralistes. Nous voulons donc continuer à défendre la place de l’écrit dans la politique culturelle. D’autre part, nous allons organiser (avec le syndicat de la presse culturelle et scientifique) à l’automne une journée de travail sur la question de l’évaluation des revues, qui risque d’aggraver la tendance à l’isolement et à la spécialisation du travail universitaire et de réduire le travail des généralistes à une forme de “vulgarisation” du savoir scientifique, ce qui serait un grave malentendu