Psychiatre et militant d’Attac, Olivier Labouret dénonce avec force les pratiques d’une psychiatrie qui rompt avec sa vocation humaniste pour entériner l’idéologie dominante de l’économie capitaliste, au détriment de la santé mentale des sujets.

En rédigeant La dérive idéologique de la psychiatrie, Olivier Labouret, psychiatre à Auch, engage résolument ses convictions politiques. Loin d’établir un simple constat de la crise traversée par la psychiatrie contemporaine et de la réduire à un manque de moyens matériels, Olivier Labouret croise diverses explications causales, dont l’entrelacs conduit, d’après lui, à comprendre les "déviances" d’une psychiatrie menacée en effet par la marchandisation capitaliste.

Renouant avec des analyses devenues "classiques" (celles de Michel Foucault, parmi d’autres), O. Labouret dénonce les procédures de normalisation qui infiltrent la psychiatrie actuelle, "sommée" par le pouvoir politique en place de légitimer l’exclusion sociale.

D’où procède  la quadruple dérive  idéologique de la psychiatrie ? Selon Olivier Labouret, la psychologisation des conflits sociaux renforce la culpabilité de l’individu,  jugé dans tous les cas responsable de ses troubles psychiques et de sa supposée inadaptation sociale. Et c’est à la psychiatrie que revient la charge d’inscrire dans le psychisme de chacun ce qui relève, a priori, d’anomalies socio-économiques graves. G. Canguilhem ne dénonçait-il pas, en son temps, les présupposés idéologiques de la psychologie elle-même, suspectée d’être la "meilleure des polices" dans un monde obsédé par l’objectivation, par l’évaluation  et par la normalisation ?

En bref, le recours forcené à une idéologie individualiste, à une "culture du narcissisme", induit hédonisme et consumérisme généralisé (ce dont ont déjà témoigné G. Lipovetsky, R. Castel, G. Balandier etc.) et exonèrent de toute responsabilité la société capitaliste. Mais ne doit-on pas attribuer ce repli autarcique, voire dépressif, à la souffrance individuelle provoquée par l’injustice sociale ? (Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice). Il faudrait donc substituer une psychologie concrète – selon les termes de G. Politzer - et sensible à la souffrance sociale à une psychiatrie qui refuse de prendre en compte la dimension pathogène de la société néo-libérale et qui valorise indûment l’individu "adapté", conformiste et passif et souvent porteur d’un "faux-self".


Cette première critique en engendre logiquement une deuxième : cette psychiatrie s’appuie en effet sur des postulats scientistes pour rendre plausible la médicalisation des ratés de la conduite. Comportementalisme et neuro-sciences,  courants cognitivistes enfin, envahissent la psychiatrie française, les institutions universitaires, et déclarent une guerre ouverte ou masquée à une psychiatrie humaniste - malmenée par le système capitaliste néo-libéral - voire à la psychanalyse (à laquelle Olivier Labouret, en l’occurrence, ne reconnaît pas forcément un pouvoir de transformation de la réalité individuelle et sociale …). En bref, la psychiatrie comportementalo-cognitiviste prétend agir sur les contenus de pensée, à travers des techniques qui mécanisent pragmatiquement  et "rééduquent" toujours plus l’individu désorienté par son existence. Dans ce contexte, de nouveaux concepts surgissent (vulnérabilité), susceptibles d’assigner définitivement à résidence (…) des individus qui pourraient pourtant constituer, selon l’expression d’Emile Durkheim, une pépinière de névropathes plus intelligents et créatifs que la moyenne. Du trouble du comportement individuel, la psychiatrie normalisatrice passe facilement et volontiers au diagnostic du trouble collectif,  réputé troubler, précisément, l’ordre social ; idéologie sous-jacente à une certaine psychiatrie, ainsi, et qui milite en faveur de conceptions eugénistes, hygiénistes (qui ne sont pas sans rappeler certaines époques historiques).  Participent de cette déshumanisation les procédures d’évaluation psychiatriques (le DMS sous toutes ses versions), privant le patient de ce qui fait sens dans son existence, sens que la psychanalyse existentielle de Binswanger  revendiquait hautement.

Le troisième constat (explicatif) discuté par Olivier Labouret pointe  le motif sur-déterminant, au fond, de cette psychiatrisation abusive. C’est en effet la santé mentale tout entière qui subit la marchandisation du système néo-libéral. La volonté de normalisation prend sa source, fondamentalement, dans les injonctions implicites sinon explicites d’une idéologie managériale, solidaire des critères de rentabilité propres à la société capitaliste et l’économisme semble par là même avoir le dernier mot. La pression gestionnaire retentit sur le monde du travail, sur les soignants, exposés à leur tour à la "normopathie" de masse et à la recherche de l’efficience. Destruction de soi et destruction de la protection sociale apparaissent, in fine, comme les résultats prévisibles d’une politique qui tend à fragiliser l’ensemble des individus pour mieux les asservir.

Cette "servitude volontaire",  l’auteur la rapporte enfin (quatrième niveau d’analyse) à la nécessaire emprise de l’idéologie sécuritaire, dont le triomphe consacre la "mise au pas" voulue par une psychiatrie inféodée au pouvoir politique. La psychiatrisation de la délinquance en témoigne et la prolifération de lois "sécuritaires" le confirme. Se découvrir "malade" n’est-ce pas le moyen le plus sûr d’échapper à sa propre responsabilité et  de réfuter sa position de sujet ?

L’ouvrage se termine d’ailleurs en soulevant la question de l’éthique de la psychiatrie, vouée en principe, selon les propos de l’auteur, à garantir la liberté, la créativité, l’autonomie du sujet. Comme Olivier Labouret le souligne lui-même, Michel Foucault avait déjà indiqué dans quelles circonstances s’était constituée la psychiatrie : au prix d’un grand enfermement. La société capitaliste, dont on connaît à l’évidence les présupposés qu’elle s’acharne à nier, entretient-elle aussi mécaniquement la souffrance sociale ? Il semble que la relation de l’individu à la société soit médiatisée par des facteurs complexes sur lesquels on pourrait s’interroger ; en particulier, est-on  certain que les processus d’intériorisation de normes dominantes soient accomplis de façon automatique ? Récuser la vulnérabilité comme norme d’évaluation psychiatrique est absolument légitime, et la pression normalisatrice n’est pas fictive. Pour autant, on aurait aimé qu’Olivier Labouret dépassât  le constat accablant qu’il dresse (à travers un pointillisme bibliographique impressionnant) pour rendre le lecteur non seulement politiquement coriace et "résistant" mais aussi pour nous faire entrevoir que la réalité, aussi dure soit-elle socialement, nous suggère que nos possibilités psychiques n’ont pas été complètement ensevelies par les exigences de rentabilité ! On attendait parfois le psychiatre sensibilisé à la psychanalyse  et aux théories philosophiques de la reconnaissance sociale plus que le militant capté par des analyses en dernière instance sociologiques, malgré la profusion des références et leur diversité.