Après Tombeau pour le collège, publié à la rentrée, Mara Goyet présente des extraits de son œuvre dans un article paru dans le Débat du mois d’octobre. Elle ne ment pas sur les conditions d’exercice d’un métier aux missions devenues quasiment impossibles dans certaines portions du territoire national. Le propos n’est ni caricatural ni provocateur. Il apparaîtra même édulcoré pour certains enseignants plus sensibles qu’elle à la violence et à la peur qui hantent leur établissement. L’état des lieux dressé dans cet article est pourtant peu reluisant. Au détour d’un paragraphe, l’auteure essaye de faire sourire avec l’ironie du désespoir en faisant la liste des évènements qui se sont déroulés dans son collège entre le 7 et le 14 janvier 2008 : intrusion d’élèves étrangers à l’établissement, bombe lacrymogène, intrusion d’élèves par la fenêtre de la salle des profs, bombe artisanale, passage à tabac d’un élève, boules puantes, insultes, crachats, menaces envers des professeurs, intervention de la police. C’est effectivement le quotidien de quelques professeurs. C’est malheureusement celui de nombreux élèves qui viennent encore chercher dans l’école de la République les fruits du pacte que leurs parents ont signé avec cette entité politique devenue débile dans leurs quartiers.

Dans son article, l’auteure ne cache pas ses états d’âme. Elle les étale au grand jour : la culpabilité, le découragement, la démotivation, la paranoïa, le mépris, le traumatisme, la colère, le malaise, la vexation, le dégoût et l’horreur. Tous ces sentiments, qui peuvent habiter quotidiennement l’enseignant exerçant dans ces établissements difficiles, sont décrits simplement et judicieusement illustrés. Cette psychanalyse conduite à travers un écrit à caractère autobiographique suscitera une émotion certaine chez l’enseignant mais peut-être l’incompréhension d’un lecteur étranger aux problématiques actuelles de l’éducation en zones dites prioritaires. On retrouve dans l’œuvre de Mara Goyet un constant alarmant qui alimente un sentiment frustrant d’impuissance résignée. Comme chez Bégaudeau ou chez d’autres auteurs de livres sur l’école, on lit le refus d’analyser l’échec d’une partie du système éducatif français. On n’y trouve aucune tentative raisonnable pour apporter des solutions à cette crise. L’échec est exprimé d’une manière personnelle, il n’est pas assumé et il doit rester inexplicable dans le cadre de ces séances d’écritures thérapeutiques. La restauration de l’ego est préférée à la théorie des jeux. Quelques analyses sont tout de même timidement envisagées. Mara Goyet dénonce le relativisme des goûts et des valeurs chez les élèves. Elle exige avec ironie que l’élève soit acoustiquement propre avant d’entrer au collège : il doit être capable de faire silence pendant cinq minutes en s’accommodant de l’angoisse que génère ce vide. En règle générale, si un cours est sensé, il est mieux apprécié des élèves, écrit-elle. Puis elle ajoute désabusée que des exceptions à cette règle sont souvent observées.

Même si Mara Goyet prend des précautions oratoires qui enveloppent le corps de son article, on ne peut s’empêcher d’être critique vis-à-vis de la description d’un quotidien déchirant qu’elle présente comme un lot commun. Il n’est pas question de contester la légitimité de sa démarche. Mais avec plus de clarté, et afin de pouvoir à nouveau souligner sa franchise, on aurait aimé trouver dans l’article de Mara Goyet, la conclusion logique du constat qu’elle nous livre : "j’ai abandonné car ce métier était trop dur pour moi". Nécessaire d’un point de vue psychanalytique, cet aveu l’est également pour entamer une remise en cause du système éducatif tel qu’il s’est développé dans ces quartiers défavorisés : pour un enseignant lambda, le niveau d’exigences du public scolaire dans les établissements difficiles est tel qu’il rend presque impossible l’exercice du métier pour lequel il a été formé. Pour certains auteurs, ces exigences sont méprisables. Même si parfois elles peuvent paraître étrangères au métier d’enseignant quand il s’agit de lacunes insurmontables ou de manquement grave à la discipline, il n’en demeure pas moins qu’elles restent trop peu satisfaites. Ces enseignants exerçant en ZEP, REP, APV ou autres sigles aux vertus faussement curatives, ont besoin d’être assistés. Il en va parfois de leur santé psychologique. Tout le monde ne peut pas soigner sa dépression en se chatouillant les méninges à l’aide de sa plus belle plume ; tout le monde n’a pas le talent nécessaire pour pouvoir partager le plaisir d’une telle activité avec des milliers de lecteurs. Par certains aspects, l’œuvre de Mara Goyet, comme celle de François Bégaudeau, tout en présentant la réalité crue du métier d’enseignant, n’échappe pas à la construction d’une abstraction rhétorique qui rend difficile l’utilisation politique de leur témoignage public. La recherche d’une esthétique littéraire ne peut justifier l’épuration éthique. La cause et la conséquence auraient eu leur place dans les témoignages de ces deux enseignants sans écorner leur statut d’œuvre. Mara Goyet semble avouer des regrets à ce propos à la fin de son article : "Il me semblerait pourtant dommage, par frilosité, de renoncer à décrire la tragi-comédie de la vie au collège."

Demander une véritable assistance pour les enseignants exerçant dans les établissements difficiles est un vœu pieu. Idéologiquement d’abord, cela officialiserait davantage l’exception honteuse que constituent ces zones éducatives dites prioritaires tout en définissant avec trop de précisions les limites du pouvoir du professeur ; cela pourrait même constituer un sacrilège étant donné le caractère messianique qui s’attache de plus en plus à la personne enseignante dans les ghettos français. Idéologiquement toujours, l’ouverture de la carte scolaire montre que la mixité sociale n’est plus la priorité du gouvernement et qu’aux colmatages inefficaces on a préféré l’ouverture des vannes pour permettre à ceux qui savent nager de remonter le courant. Enfin, c’est un vœu pieu d’un point de vue économique puisque nous traversons une période de basses eaux budgétaires. Selon les capitaines du navire, on est tous embarqués dans la même galère dont on ne voit plus la ligne de flottaison à cause du poids de la dette.

Quel remède trouver à cette maladie qui gangrène l’école de la République ? En reprenant l’article de Mara Goyet et après avoir vu le film de François Bégaudeau, une solution reste envisageable "à moyens constants". Casser les murs. Détruire le décor de carton pâte dans lequel se joue ce que Mara Goyet appelle "la tragi-comédie de la vie au collège". Dans son témoignage, comme dans celui de Bégaudeau, on remarque l’absurdité récurrente de cette vie entre les murs. On est frappé par le caractère artificiel de certaines situations, pourtant bien réelles, décrites par Mara Goyet. Si dans le film Entre les murs certains dialogues sonnent délicieusement faux à la manière d’Eric Rohmer, ce n’est pas dû à un déni de réalité de la part de Bertrand Cantet. Au contraire, il parvient avec brio à mouiller tous les spectateurs dans cette sale affaire. Ce mauvais jeu d’acteur, parfaitement rendu par le casting du film, symbolise une partie des relations humaines qui se nouent dans un établissement scolaire difficile. De ce point de vue, l’importance du témoignage d’une Mara Goyet ou d’un François Bégaudeau est telle qu’ils ne peuvent être rangés dans un tiroir parmi de nombreux autres rapports sur l’échec scolaire dans les quartiers populaires.

Dans la longue liste des situations décrites dans son article, Mara Goyet nous donne même des indices pour reconnaître l’essentiel de l’accessoire dans la recherche d’une échappatoire à cette crise. L’intervention de la spécialiste universitaire des enfants d’immigrés, décrite par l’auteure, n’apporte rien à la communauté éducative dont est issue Mara Goyet. Par contre celle du jeune policier qui vient d’arriver dans le quartier permet des échanges fructueux, car il apporte la preuve, par son témoignage, que cette réalité violente et désespérante à laquelle les enseignants sont confrontés dans l’établissement sévit également en dehors de ses murs. Cet homme en uniforme tout aussi tragique et comique que la vie au collège y ajoute cependant une touche d’authenticité. Grâce à sa confession, digne d’une émission de télé-réalité, il recueille la sympathie de l’auteure.

L’intérieur et l’extérieur, voilà le ressort problématique fondamental qui assure la fermeté des œuvres de Mara Goyet et de François Bégaudeau. L’impression d’être maintenu à l’extérieur du collège et d’y pénétrer par le trou d’une serrure constitue l’intrigue principale de ces œuvres et nourrit le sentiment de soulagement ressenti par certains enseignants acteurs qui deviennent spectateurs l’espace de quelques heures. Cette frontière entre le dedans et le dehors doit disparaître. Ces notions doivent céder la place à celle de front et d’arrière dans une nouvelle union sacrée pour sauver les collèges qui partent à la dérive. Ce n’est pas l’État exsangue qui viendra en aide à l’enseignant plongé dans la misère d’un quotidien qui l’accable selon le rythme hystérique d’une année vécue dans un collège en état critique. Il faut mobiliser la société civile. La salle de classe doit désormais s’ouvrir. Les portes du collège des quartiers défavorisés, souvent violées, doivent rester ouvertes. D’ailleurs, Mara Goyet ne présente pas vraiment l’échec dont elle se sent victime comme étant le sien. Elle a l’intelligence de ne pas désigner les coupables à la vindicte populaire comme d’autres auteurs de livres sur l’école. Elle nous laisse la liberté de poursuivre son travail d’auto-analyse en lui proposant d’assumer collectivement l’échec qu’elle décrit. Ce n’est pas seulement le policier de Mara Goyet qu’il faut accueillir au collège, c’est un boulanger, un avocat, un chauffeur de bus qui doivent venir le seconder et entonner en cœur à la face des élèves ce refrain impératif : "vis ma vie". Il faut que le lien entre le microcosme de l’école et le macrocosme de la société soit renforcé. Cela ne se résumera jamais à la volonté abstraite d’intégrer de futurs citoyens au marché du travail. L’école n’est plus un sanctuaire initiatique : le nombre de prières qui y sont faites diminue de jour en jour ; il n’y a plus de prêtres pour assurer le service ; les idoles qui y sont adorées sont d’une banalité déconcertante. Les mystères des rites qui y étaient perpétrés cèdent la place à des procédures évaluables, fondées sur un socle commun d’une simplicité transparente, constituant le nouveau pacte éducatif signé entre la République et ses citoyens. Le collège est désormais de plus en plus accessible. Il a été parfaitement dévoilé à défaut d’avoir été rendu parfaitement démocratique.

Désormais, il devrait être possible d’accueillir plus souvent les parents à l’entrée et à la sortie du collège. Peut-être est-il temps de les convoquer au lieu d’évoquer seulement leur absence. Il serait peut-être même utile de les accompagner périodiquement à l’intérieur de la classe pour leur montrer, sans phantasme, la réalité du quotidien de leurs enfants et de leurs professeurs. Pourquoi ne pas les faire pénétrer dans ce sanctuaire déchu pour qu’ils prennent conscience des exigences de ce lieu et du travail qu’ils doivent fournir pour suivre à la maison celui effectué par l’enseignant à l’école ? Ils sont légalement responsables de l’accomplissement des devoirs qui incombent à leurs enfants mineurs. Pour leur permettre d’assumer leur responsabilité quant à ceux qui sont inscrits dans les cahiers de textes, certains parents devraient pouvoir venir travailler en équipe avec les enseignants à la faveur des études encadrées dispensées en soirée.

Après celle des électeurs, envisageons la participation des élus. Ils ne peuvent se contenter d’inaugurer un établissement après une prise d’auspices auprès de la communauté éducative. Ils devraient entrer dans la classe pour en goûter l’effet de réalité. Le collège est le lieu de la politique par excellence. Les politiciens n’en font souvent que le tour ou la visite. Qu’ils viennent mesurer les résultats de leur politique sociale ou de leurs actions d’aménagement du territoire à l’intérieur de la salle de classe. La société française, toutes classes confondues, est en train d’accumuler une dette énorme envers les enseignants, souvent très jeunes, exerçant dans les établissements difficiles. Cette dette doit être épurée. L’argent faisant défaut, ce sont la salive et la sueur qui doivent être considérées comme les liquidités les plus à même de combler ce découvert. L’exigence doit être collective et réciproque : sollicitée chez les uns, elle doit en motiver la fourniture par les autres 
 

* Mara Goyet, "D'une détérioration générale : voilà, c'est dit", Le Débat, n°151, octobre 2008, 16,50€