Dans un ouvrage brillant et dense, Justine Lacroix présente la pensée française sur la construction européenne.

 

Justine Lacroix, professeur de sciences politiques à l’université libre de Bruxelles     , travaille sur la question de l’identité et de la citoyenneté au sein de la construction européenne. Après ses ouvrages Communautarisme versus libéralisme : quel modèle d’intégration politique ? (Éd. de l’ULB, 2003) et L’Europe en procès : quel patriotisme au-delà des nationalismes ?   , elle revient sur cette problématique à travers une étude philologique de la pensée française sur l’intégration européenne. 

Elle distingue trois courants définis par leur approche particulière de la question de l’impact de l’Union européenne sur le rapport entre droit et politique et sur l’identité : identité politique menacée pour les premiers (Pierre Manent, Marcel Gauchet et Paul Thibaud), possibilité d’une identité cosmopolitique pour les deuxièmes (Jean-Marc Ferry, Francis Cheneval et Gérard Mairet), et espoir déçu d’un nouvel universalisme post-identitaire pour les troisièmes (Étienne Balibar, Yves Citton et Étienne Tassin). 

Justine Lacroix commence par poser le paradoxe ou la schizophrénie qui est au fondement de la construction européenne : d’un coté la prétention à un universalisme juridique, à une démocratie pure émancipée de la nation et du politique, et de l’autre, la nécessité d’une substantialité, d’une consistance politique pour se construire. C’est sur ce point précis que naît le pessimisme de Raymond Aron   pronostiquant l’échec d’un projet européen fonctionnaliste   , et plus encore, concluant à l’impossibilité ontologique d’une Europe supranationale   . L’Europe ne peut selon lui se passer d’un " pouvoir communautaire, animé d’une volonté communautaire, l’État et la nation, la collectivité humaine, consciente de son originalité et résolue à l’affirmer face aux autres collectivités "   . Comment l’Europe pourrait-elle s’émanciper de la nation, sans se construire à partir d’elle ? Pour Aron, la citoyenneté multinationale ne peut qu’être un transfert et non une transformation de la citoyenneté nationale. Le projet européen souffrirait donc d’une aporie mortelle : l’impossibilité de dépasser la dichotomie entre État fédéral ou simple confédération molle. 

Le passage à l’Europe politique avec le Traité de Maastricht et les référendums négatifs français, néerlandais et irlandais de 2005 et 2008 ont renouvelé l’intérêt de la pensée française pour la construction européenne. Le débat est aujourd’hui essentiellement centré autour de la question du "lieu" de l’intégration européenne. Quelles en sont les frontières géographiques, mais aussi politiques et juridiques susceptibles de lui conférer la légitimité nécessaire ?


L’Europe comme catalyseur du mouvement de dépolitisation de la société par le droit


Les débats autour de la légitimité de l’Union européenne et de la définition de ses frontières s’inscrivent dans la controverse plus fondamentale de la place à donner au droit au sein d’un ensemble démocratique. Certains s’inquiètent du phénomène de dépolitisation des sociétés par le droit qui marquerait l’avènement d’une "religion du droit". Dans les années 1970, critiquant la conception marxiste des droits de l’homme comme instrument de la bourgeoisie tendant au repli des individus sur eux-mêmes, Claude Lefort a démontré que le droit contenait en lui une force propre qui institue un nouveau mode de relations sociales, procéduralise la société et la détache progressivement du politique. Le droit désincorpore le politique par la fondation d’un nouveau type de légitimité et d’un nouvel espace public  

L’Union européenne, construction éminemment juridique, est alors perçue comme un catalyseur de ce mouvement plus global de dépolitisation de la société par le droit. Des auteurs comme Marcel Gauchet ou Pierre Manent soulignent le risque de "dévitalisation" de la démocratie. Le primat des droits des individus, fondement de la démocratie, finirait par estomper les repères politiques qui avaient donné corps au processus démocratique moderne. L’Union européenne n’est pas accusée de déficit démocratique, mais au contraire d’un excès de démocratie. Elle serait une hyper-démocratie qui aurait poussé l’idéal démocratique jusqu’à s’émanciper de son enveloppe charnelle, c'est-à-dire de son corps politique, la nation. Elle serait " désincarnée". Justine Lacroix qualifie les protagonistes de ce courant de pensée spécifiquement français de "néo-tocquevilliens" dans la mesure où ceux-ci s’intéressent à la compréhension de la spécificité des sociétés modernes à la lumière de l’idée d’individualisme  

Prolongeant, voire radicalisant les propos de Claude Lefort, un deuxième courant de pensée emmené par Jacques Rancière et Étienne Balibar valorise la définition de la démocratie comme "lieu vide" en ce qu’elle établit un pouvoir politique qui n’appartient en droit à personne, contrairement aux régimes totalitaires ou oligarchiques qui capturent le pouvoir au profit d’une caste. Qualifié par Lacroix de "spinoziste" en raison de son intérêt pour le problème de la puissance (pas de droit sans force), ce courant pense la dépolitisation des sociétés par le droit comme le chemin nécessaire vers la véritable démocratie. Le droit, et particulièrement les droits conférés aux individus permettent la reconfiguration permanente des divisions sociales, empêchant ainsi le monopole du pouvoir par une élite auto-désignée. L’Union européenne constituerait alors l’espoir révolutionnaire d’une hyper-démocratie. Mais espoir manqué, car l’Union européenne actuelle ne ferait que réinventer de nouvelles barrières, tels que l’espace Schengen et la directive " retour " qui créent une nouvelle exclusion : le ressortissant d’un État hors UE. Ces auteurs fustigent l’"Europe forteresse", allant même jusqu’à dénoncer un "apartheid européen". 

Entre ces deux positions opposées, des auteurs comme Jean-Marc Ferry ou Gérard Mairet développent une approche médiane : la voie cosmopolitique. Ce courant "néo-kantien" s’inspire du Projet de paix perpétuelle de Kant et de sa définition du droit cosmopolitique comme droit régissant les rapports entre un État et des ressortissants d’un autre État. Le droit est ici envisagé comme un vecteur de civilisation et fondement d’une nouvelle citoyenneté. La citoyenneté s’émanciperait de son ancrage national, sans toutefois le renier. La citoyenneté cosmopolitique serait essentiellement une citoyenneté juridique et judiciaire, dont le champ des droits dépasserait l’État national pour recouvrir l’espace européen.



L’Europe décentrée


Justine Lacroix ne résiste pas en fin d’ouvrage à l’envie de donner son point de vue sur la question de l’identité, notamment pour nuancer la critique d’une " Europe désincarnée " et celle opposée d’une " Europe forteresse ". Elle module à partir des écrits de Stefano Bartolini   qui considère l’intégration européenne comme le sixième développement majeur de l’Europe depuis le XVIe siècle, après la construction de l’État, le développement du capitalisme, la formation de la nation, la démocratisation et la mise en place de la sécurité sociale. Les cinq premières étapes caractérisent l’émergence puis la consolidation de communautés circonscrites marquées sur une coïncidence progressive des frontières économiques, culturelles, politico-administratives et coercitives. Sixième étape, l’Union européenne, fondée sur la levée des barrières nationales, brise la triple cohérence établie entre les identités collectives, les pratiques sociales et les institutions politiques. Toutefois, l’Union se voit incapable de recréer cette triple cohérence au niveau européen. Elle se caractérise par un principe de "faible territorialité". 

Pour autant, la critique d’une Europe "désincarnée" doit être nuancée. L’Union européenne reconstruit en effet une frontière entre l’espace intra-communautaire et les États tiers, frontière d’ailleurs fustigée par le courant dit "spinoziste". De même cette dernière critique est excessive, notamment en égard à la reconnaissance des droits fondamentaux dans l’ordre juridique communautaire et à l’extension jurisprudentielle du champ d’application du droit communautaire en dehors de l’espace intra-communautaire. L’identité nationale n’est pas menacée en soi par l’Union européenne, mais transfigurée. 

Justine Lacroix propose une approche qui peut être classée au sein du courant cosmopolitique. Elle plaide pour une identité nationale réflexive et décentrée. Décentrement normatif d’une part. Après la citoyenneté civile, politique et sociale, l’Union européenne marquerait un "quatrième âge" de la citoyenneté : la citoyenneté transnationale caractérisée par une extension significative de son champ juridique au-delà de son ancrage national. Décentrement historique d’autre part : celui permis par le patriotisme constitutionnel et une approche réflexive de l’histoire.

Justine Lacroix signe un ouvrage excellent par son contenu, son analyse et sa densité. Mis à part quelques remarques de formes, notamment l’absence de bibliographie et le système peu pratique de notes en fin d’ouvrage, Justine Lacroix propose une grille de lecture intéressante et finalement opérante de la pensée française (ou plutôt francophone) sur la construction européenne. Elle met en évidence ses spécificités : la focalisation sur la question du "lieu", le refus partagé d’un État fédéral européen et une dichotomie quelque peu simplificatrice entre la menace de l’identité nationale et l’opportunité de renforcer et diffuser celle-ci en dehors de l’Hexagone. La pensée française peine à sortir d’une conception de la nation comme lieu premier de la socialisation politique. On regrettera toutefois que Justine Lacroix, en livrant sa propre pensée, ne s’est pas clairement située dans un des trois courants identifiés, même si son penchant cosmopolitique semble manifeste. 

Par ailleurs, sa critique – plus ou moins implicite, il est vrai – d’une certaine fermeture des intellectuels parisiens aux débats qui se tiennent hors de France, notamment en Allemagne et dans les pays anglo-saxons, sera appréciée.


*À écouter : l’excellente émission " Le Bien Commun " (France Culture, 25 juin 2008) consacrée à l’ouvrage de Justine Lacroix.