À l’occasion de la présidence française de l’Union européenne, nonfiction.fr s’est associé à l’association des Jeunes Européens - Universités de Paris pour publier une série d’articles de fond sur l’avenir de l’Europe, qui permettront également de se rediriger vers d’autres publications ayant trait aux questions européennes.

Aujourd’hui, Nicolas Leron se penche sur la notion d’"Europe-protection", récemment mise en avant dans ses discours par Nicolas Sarkozy.


Le président Sarkozy a placé la présidence française du Conseil de l’Union européenne sous le signe de l’"Europe-protection"   . L’Europe inquiète, rendons la bienveillante aux yeux des citoyens. Déjà, dans son discours du 13 novembre 2007 devant le Parlement européen, Nicolas Sarkozy, prenant acte du sentiment de défiance des citoyens à l’égard de l’Union, a voulu présenter celle-ci comme protectrice et non réductrice des identités nationales : "L’Europe doit faire en sorte de ne pas être vécu comme une menace contre les identités mais comme une protection"   . Dans son discours du 10 juillet 2006 devant la même assemblée, Nicolas Sarkozy est allé plus loin en érigeant l’"Europe-protection" comme matrice de la présidence française : "la première [des priorités], c’est de montrer que l’Europe peut protéger [les citoyens européens]"   . Les quatre priorités de la présidence française – défense, énergie et climat, agriculture et sécurité alimentaire, et immigration – doivent se lire à travers ce prisme   .

Plus encore, il s’agit de faire de l’Europe un acteur premier au sein de la redéfinition de l’ordre international : "L’Europe ne peut être l’Europe aux yeux de tous les hommes que si elle défend des valeurs, des valeurs de civilisation, des valeurs spirituelles, qui si elle rassemble toutes ses forces pour défendre la diversité culturelle"   . Par le biais de la protection, l’Union européenne cherche à (re)trouver une stature suscitant l’adhésion pour ne plus se reposer sur un consensus permissif en pleine érosion.

L’"Europe-protection" comme socle potentiel d’une relance européenne

L’Europe est en panne. Elle a besoin d’une nouvelle base sur laquelle bâtir le consensus nécessaire à tout approfondissement de l’intégration européenne. La notion de "marché", par sa polysémie, a pu jouer dans les années 1985-1995 le rôle de "répertoire stratégique d’idées" permettant de créer autour d’elle un consensus à court et moyen terme englobant des acteurs aux visions à long terme différentes, voire antagonistes   . Pour les partisans d’une Europe comme vaste espace économique de libre échange (le Royaume-Uni de Margaret Thatcher), le marché intérieur devait correspondre à l’aboutissement de l’Union, tandis que pour les partisans d’une Europe politique (la France et l’Allemagne du couple Mitterrand-Kohl), le marché intérieur était pensé comme une étape majeure de l’approfondissement de l’intégration européenne. Cette notion de marché a été mobilisée par la Commission européenne (présidée par Jacques Delors) comme ressource stratégique autour de laquelle s’est axée la relance européenne, dont le point de départ fut le "Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur" de 1985 qui ouvrit la voie à l’Acte unique européen de 1986, puis au Traité de Maastricht de 1992   .

Mais à partir de la deuxième moitié des années 1990, la notion de marché n’a pu continuer à jouer ce rôle fédérateur. La prise de conscience du passage à une Europe politique, le décalage entre le succès de l’établissement du marché intérieur et l’échec relatif des politiques européennes, notamment dans le domaine social, ont sapé le compromis fragile sur lequel s’était construite la relance européenne   .

L’"Europe-protection" comme signe de la présidence française amène la question de savoir si cette notion a le potentiel pour constituer le socle nécessaire sur lequel bâtir une nouvelle étape de l’intégration européenne, et subsidiairement si Nicolas Sarkozy en a l’objectif politique.



L’"Europe sécuritaire"

Certains commentateurs ou adversaires politiques auront vite objecté que Nicolas Sarkozy fait ce qu’il sait faire : des discours calibrés en fonction de l’auditoire du jour. Pour en assurer le succès ou du moins éviter une présidence française stérile, Nicolas Sarkozy a besoin de redorer l’image de l’Union européenne. L’intérêt de l’Europe se trouve être, le temps d’un semestre, l’intérêt de la France et de son président. Se faisant l’avocat de l’Europe, Nicolas Sarkozy aurait trouvé un leitmotiv autour duquel construire ses discours. Que leur mise en œuvre bute contre la réalité institutionnelle et politique – particulièrement contraignante en matière européenne   –, cela n’est finalement qu’un problème annexe déjà éclipsé par un nouveau discours.

En outre, d’aucuns remarquent que la notion de protection suppose un danger. Or face aux menaces, les individus ont tendance à se replier sur l’unité la plus proche d’eux : la nation, le clan, la famille. L’"Europe-protection" risquerait de se retourner in fine contre l’Europe   . Si jouer sur les angoisses de l’opinion publique peut marcher au niveau national, il n’en va pas forcément de même au niveau européen.

L’ "Europe-forteresse"

La dynamique intégrative potentielle de la notion d’ "Europe-protection" dépend de sa capacité à recouvrir différentes visions de l’Europe. La majorité des acteurs européens doivent pouvoir se l’approprier. Or, l’"Europe-protection", telle que déclinée par les quatre priorités de la présidence française, se limite essentiellement à une protection extérieure (Europe de la défense, lutte contre le changement climatique, indépendance énergétique, sécurité alimentaire et politique d’immigration). Elle oublie la protection interne, notamment le domaine social, au risque d’échouer sur l’écueil de l’"Europe-forteresse"   . dont la récente directive "retour" en matière d’immigration en constitue l’une des saillies les plus inquiétantes   . Sans aller jusqu’aux critiques radicales de penseurs comme Étienne Balibar ou Étienne Tassin qui fustigent l’"apartheid européen"   , la construction de l’"Europe des polices"   , l’Europe qui exclue et non protège, il semble néanmoins impératif que l’Europe investisse la politique sociale.

L’"Europe puissance publique" ?

L’"Europe-protection" pourrait symboliser le passage d’une Europe marchande et libérale à une Europe politique et sociale revendiquée par une grande partie de la population européenne et pourtant déjà en marche. En effet, depuis les années 1990, l’Union européenne opère dans le silence une mutation majeure peu comprise en dehors du monde universitaire. En parallèle de l’Europe du marché fondée sur la dérégulation nationale, s’est progressivement constituée une Europe politique et sociale autour de la citoyenneté européenne et de la consécration de droits sociaux et politiques   . Mais si l’Europe protège déjà, elle a besoin d’investir davantage l’espace public, notamment le champ du social. Elle doit en outre mettre l’accent sur la communication de ses actions afin de sortir du paradoxe souligné par François Mitterrand : le fait qu’"on projette sur l'Europe des menaces imaginaires alors qu'elle nous protège de risques bien réels".

Nous savons qu’une présidence de l’Union confère avant tout à l’État membre en charge un rôle de "facilitateur"   , c'est-à-dire de faire sien les intérêts de l’Union, de poursuivre les chantiers déjà lancés et d’en ouvrir d’autres. Nicolas Sarkozy aura-t-il l’ambition, les moyens, et surtout la compréhension de son mandat semestriel pour faire de l’"Europe-protection" une "Europe puissance publique" ?