Alain Rey défend, contre les tenants d'une belle langue pure, le métissage et la diversité d'un langage 'mille-feuilles'

A l’heure où l’opinion commune ne cesse de fustiger les carences du système éducatif et, par là-même, de regretter un temps immémorial où les gens "savaient parler français" (sic), le dernier ouvrage d’Alain Rey possède certaines vertus thérapeutiques. L’Amour du français a en effet toutes les qualités du paradoxe.


Le paradoxe du mille-feuilles

Rappelons, en bon lexicographe, l’origine de ce mot et notamment les célèbres paradoxa de Cicéron, traité sur les propositions surprenantes qui heurtent l’opinion commune (doxa). A l’opposé de la thèse du déclin des langues - spécialité française au demeurant - Alain Rey brosse donc un tableau paradoxal des langues francophones. Le deuxième chapitre de son livre ("La grande métisserie") est en l’occurrence consacré à ce qui fait la richesse du français : le mélange, la rencontre d’idiomes qui produit une langue créole, toujours en devenir, jamais défunte. Le lexicographe le précise déjà dans son avant-propos : "La langue française et sa situation actuelle sont les produits, d’abord d’un immense métissage européen, puis de flux et de reflux planétaires"   . Dans la partie consacrée à la "métisserie" de la langue, Alain Rey explore les origines du français, l’histoire du passage du latin à l’ancien français et l’essor progressif d’une langue unifiée "de plus en plus différente de sa source, le latin populaire"   . Au passage, l’auteur met l’accent sur les vertus linguistiques de l’ancien français, langue bâtarde qui produit quelques chefs d’œuvres littéraires entre le XIe et le XIIIe siècle (citons parmi d’autres Le Roman de Renart).

Concluant son essai sur la question du mélange, Alain Rey propose une métaphore très en vogue actuellement, puisqu’il qualifie le français de "mille-feuilles": "Tout lexique d’une langue longtemps parlée et dans beaucoup de lieux est un mille-feuilles". Récemment Libération parlait de "l’autobiographie mille-feuilles" de Günter Grass, Pelures d’oignon. Ici nous avons affaire au même processus. La langue que l’on doit parler, la belle et pure langue tant rêvée par les réactionnaires de tous bords, ne serait que le noyau vide de l’oignon ou du mille-feuilles. L’essentiel, pour un linguiste, c’est le pelage ou les mille-feuilles (à vous de choisir) qui recouvrent ce centre vide, cette béance fantasmée depuis toujours.


Mythologies

Sans ces mille-feuilles qui donnent vie à la langue, il existerait sans doute une seule langue, un parler pur accepté ou subi par tous. Alain Rey s’attache justement à définir les différents fantasmes puristes qui ont eu cours depuis deux milles ans. "L’illusion ou la volonté d’unilinguisme est à la base de bien des discours normatifs et d’attitudes puristes"   , rappelle t-il. Partant de ce constat, le linguiste observe, critique les différentes mythologies du français, fondées essentiellement au XVIIe siècle (Vaugelas et Malherbe en tête de gondoles) : la pureté, la clarté, l’ordre direct sur un plan syntaxique, autant d’ingrédients pour construire l’image d’une langue parfaite. Alain Rey balaye un éventail d’exemples où la langue devient un enjeu de pouvoir : la confusion du niveau de langue et du niveau social en étant une des plus tenaces. Pensons pour cela au siècle de Louis XIV où le langage est utilisé à des fins de convenance ou de goût (on évoque encore des "fautes de goût").

Au XIXe siècle, puis au XXe siècle, les "mythologues" vont davantage mettre l’accent sur les dangers d’un français renouvelé. Charles Nodier ou Rémy de Gourmont font partie de ces écrivains qui ont mené un front tenace contre les néologismes et autres innovations scientifiques qui fleurissent dans le vocabulaire technique après les révolutions industrielles. Ces apports, signes de la vie des langues, deviennent l’objet de débats passionnés, irrationnels puisque basés sur une vision idéalisée de la langue. On pourrait citer pour la période contemporaine les polémiques autour du langage des cités, signe du déclin du français pour les uns, de la vitalité du langage pour les autres   . Etayant sa thèse du métissage linguistique, l’auteur conclue en renvoyant au titre de son œuvre : "Pas d’amour sans rencontres, d’amour et de haine sans contacts, sans mélange"   . Oui, c’est bien cela, Alain Rey nous a proposé une bonne leçon d’érotisme linguistique, un brillant réquisitoire contre les amoureux platoniques. Le débat s’éclaircit : langue vierge ou langue vivante, à vous de choisir !


* Sur le même sujet, un entretien avec Pierre Encrevé, directeur d'études à l’EHESS, à propos du devenir de la langue française, est en ligne sur le site biffures.org