Longtemps perçue comme un complément de l'histoire, l'archéologie permet désormais de comprendre les hommes et les sociétés sans texte, comme en témoigne l'étude du continent européen.

Actrices d’une histoire de 40 000 ans, les sociétés préhistoriques sont de mieux en mieux connues grâce à l’archéologie. Le rapport à l’environnement, aux mobilités, aux dieux ou encore à la mort témoignent de l’impérieux besoin de ne pas céder aux caricatures de certaines sources écrites. L’historienne et archéologue Anne Lehoërff propose une synthèse ambitieuse et accessible, désormais en format poche, avec une riche iconographie.

Dans le cadre de la spécialité HGGSP, la Préhistoire n’est abordée que dans la cadre de la « révolution néolithique ». Néanmoins, réfléchir aux sociétés de cette période permet d’aborder l’enjeu des sources, la question des mobilités ou encore le rapport des sociétés à leur environnement et l’inscription de leur histoire sur la très longue durée.

 

Nonfiction.fr : Votre ouvrage est paru en 2016. Six ans plus tard pour sa parution en format poche, la Préhistoire connaît un certain intérêt éditorial et est étudiée en lycée dans le cadre de la spécialité HGGSP pour comprendre l’environnement sur le long terme. Quelle place occupent la Préhistoire et l’archéologie dans le paysage historique ?

Anne Lehoërff : La Préhistoire est un temps du « très ancien » aux multiples facettes. Il a surgi en Europe au cours du XIXe siècle, alors que l’on ne s’y attendait guère et que les esprits n’étaient pas forcément prêts à accepter cette humanité hors des cadres alors connus, religieux et sociétaux. Il fascine, il demeure mal connu par le grand public alors que la connaissance s’enrichit tous les jours et il mobilise un grand nombre de fantasmes ou d’attentes sur la question complexe des origines, une idole dont Marc Bloch avait bien raison de se méfier ! Dans les programmes, dans les esprits, « la » Préhistoire reste un « tout » au singulier, une sorte d’ensemble brumeux d’où émergent quelques figures ou sujets comme les représentations figurées sur les parois des grottes, la naissance du feu, la chasse au mammouth, etc. Le fait que ce temps très long se compte en milliers de siècles marqués par des mutations majeures, s’impose avec difficulté. Et lenteur. C’est pour cette raison que je privilégie le pluriel à Préhistoire(s) pour le titre de cet ouvrage. Il existe des préhistoires qui sont de l’histoire, la plus longue de l’humanité à l’échelle des calendriers, à hauteur d’environ 99%. Ce n’est pas un détail. Ces époques très hautes appartiennent à l’Histoire avec un grand H, qui ne peut plus être définie comme celle des sociétés qui ont laissé des documents écrits relatant leur existence.

L’archéologie permet précisément d’enquêter sur des sociétés passées qui ont laissé des traces, plus ou moins ténues ou imposantes, et d’en comprendre la chronologie et les réalités. Elle a d’abord été une science des monuments et de l’Antiquité, une forme de complément à l’histoire, celle des civilisations de l’écrit. Elle est aujourd’hui l’étude des hommes et des sociétés, d’un passé ancien ou récent, sous la terre et sous les eaux et parfois même du bâti, grâce à des sources très variées, qui vont du monument à la trace fugace d’un trou de poteau. Elle ne s’interdit plus rien et elle est pleinement histoire dans ses objectifs tout en mobilisant des méthodes relevant des sciences humaines ou environnementales et de laboratoire. Elle offre des niveaux d’analyse spécifiques qui peuvent dérouter, soit très près de la donnée ou au contraire dans la synthèse, ce qui trouble des attentes en termes de récit événementiel, mais je crois qu’il est temps que toutes les informations soient mobilisées, ensemble, au service de la connaissance de l’homme, l’homo, les Sapiens que nous sommes et les autres.

 

Dans la partie consacrée à l’ « Atelier de l’historien »   , vous insistez sur le contraste entre des sources écrites marginales et limitées d’un côté, puis des sources archéologiques « très nombreuses et très variées » d’un autre côté. Cette différence explique un « prisme déformant du passé » pour reprendre vos mots. Pourquoi ?

Comme l’archéologie s’intéresse à toutes les époques, elle fait face à des situations et des sociétés qui ont produit des écrits et d’autres non. Toutes ces sources racontent l’histoire des hommes, et toutes de manière lacunaire, mais pas exactement selon les mêmes modalités. Les écrits entrent dans des registres spécifiques, répondant à des besoins de comptabilité, d’administration, puis également au service de la narration, la littérature ou la poésie qui répondent à d’autres ressorts que le strict nécessaire, informant sur les actions en liant, des faits, des gestes, des sentiments. Les documents écrits recouvrent donc des catégories très variées et riches, mais à l’échelle de toute l’histoire de l’humanité, elles demeurent minoritaires car l’immensité des sociétés n’a pas écrit. Certaines d’entre elles ont des récits, mais qui se transmettent oralement. Les sources matérielles mobilisées dans l’enquête archéologique couvrent donc plus largement l’histoire humaine, dans le temps et l’espace, mais avec d’énormes trous parfois ou au contraire des excès documentaires de manière ponctuelle. On connaît par exemple très mal les habitats des débuts du IIe millénaire en Eurasie (débuts de l’Âge du bronze), mais on a des données très documentées sur certaines tombes ou productions métalliques. On est donc obligé d’aborder le passé par ce prisme déformant que le document nous impose dans son hétérogénéité. Et on le mesure quand on voit les sites de palafittes dans les Alpes où le milieu d’enfouissement a permis la conservation des tissus ou des boites en écorce du Néolithique et de l’Âge du bronze qui sont totalement absents ailleurs alors que les sociétés ne devaient pas être très différentes. Et, parfois, à l’occasion d’une découverte ou d’une série, la connaissance est considérablement enrichie et les résultats renouvelés. Cela fait sans doute partie aussi du caractère merveilleux de l’archéologie : une nécropole, un village mis au jour, et notre vision du passé change. Je me souviens que la découverte il y a quelques années du champ de bataille de Tollense dans le nord de l’Allemagne, datable de 1300 environ avant notre ère, avait créé une vraie effervescente dans les études sur la guerre de ces périodes. On pensait qu’on n’en trouverait pas, et le miracle avait eu lieu. En même temps, la question de la représentativité de chaque site se pose et l’archéologie n’échappe bien sûr pas au questionnement permanent de l’historien sur sa documentation. Ce qu’elle dit, ou tait.

 

Vous consacrez des pages passionnantes au métier d’archéologue et expliquez qu’il y a un paradoxe dans son action puisqu’en menant leurs recherches et en réalisant des découvertes, il expose les vestiges à certains risques. Comment les archéologues préservent-ils les résultats de leurs fouilles ?

L’archéologue fait plus qu’exposer les vestiges à des risques, il commence par détruire puisque pour mettre au jour, il doit enlever des sédiments, porter atteinte à des couches, à des niveaux d’occupation humaine. On utilise volontiers l’image d’un livre que l’on commencerait par la fin (dans une stratigraphie ordinaire, les niveaux les plus hauts sont les plus récents et plus on descend, plus on remonte le temps…), tout en arrachant les pages au fur et à mesure que l’on progresse. C’est donc une bien étrange activité que celle de la collecte des données sur le terrain de fouille ! C’est aussi pour cette raison qu’il faut impérativement que ce soient des professionnels qui interviennent sur le terrain, des archéologues qui savent lire des indices parfois ténus, qu’un néophyte même bien intentionné est incapable de comprendre. Or, l’archéologie, ce sont les objets que l’on trouve mais aussi le « contexte » (l’emballage en quelque sorte) dans lequel ils se trouvent. De plus, quand un vestige est sorti de son milieu, il se trouve exposé à de nouvelles conditions qui peuvent s’avérer très préjudiciables à sa conservation alors qu’il s’était, en quelque sorte, à peu près stabilisé après des siècles ou des millénaires d’enfouissement ou d’engloutissement. Le choc qu’il subit est plus ou moins fort, mais il est clair que cette question de la préservation de la donnée fait pleinement partie des responsabilités des archéologues. Elle est à l’échelle des objets, des sédiments prélevés, des traces variées ou même des monuments, voire d’un site tout entier. Dans le cadre des fouilles archéologiques qui précèdent les travaux d’aménagement (archéologie dite préventive), le site est détruit pour que la vie contemporaine continue mais le travail qui y est accompli permet d’en écrire l’histoire.

Il est donc très important de dédier des lieux pour la conservation et l’étude de ces archives du sol et de leur consacrer tous les moyens nécessaires. C’est à ce prix qu’ils pourront être compris, transmis, patrimonialisés. Parfois, il faut arriver à un exercice compliqué et concilier préservation et étude (dans les grottes peintes par exemple) ou encore science et accès au public. Ce sont des sujets de réflexion importants dans l’archéologie d’aujourd’hui.

 

La fin de la Préhistoire est marquée par un réchauffement D’un point de vue démographique, qu’ont provoqué les débuts de l’Holocène sur les sociétés européennes ?

Même si tout ne fait pas en un jour, ce sont des changements profonds et durables qui marquent les débuts de l’Holocène, période géologique dans laquelle nous vivons toujours. Après un maximum glaciaire vers –20 000, la planète connaît un réchauffement climatique qui a des conséquences directes sur les milieux avec une remontée des niveaux marins, un recul du trait de côte et un ennoiement de nombreux sites. La végétation change, les espèces animales également, parfois un temps repoussées vers des zones plus froides (le mammouth par exemple) ou qui disparaissent plus rapidement car inadaptés au climat des régions où elles vivaient. L’environnement des hommes se transforme, mais ces mutations se font aussi dans le cadre d’interactions. Les habitants de la planète sont alors des Homo Sapiens, nous (avec quelques gènes de Neandertal en Europe), et ils ne restent pas passifs. Ces sociétés vont chercher à s’approprier de manière nouvelle cet environnement plus clément, à y avoir plus d’emprise, de contrôle. En différents foyers dans le monde, l’homme va, selon des formules différentes, associer une domestication des espèces, une sédentarisation, un travail des matériaux élargi (et en particulier celui qui fait appel à des transformations par le feu), des rapports au temps et aux espaces nouveaux qui aboutissent à l’invention des villages de moyenne ou longue durée, des nécropoles, des lieux de culte (pour certains qui apparaissent même chez les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique comme à Göbekli Tepe dans l’actuelle Turquie au Xe millénaire). C’est, à terme, la naissance du monde paysan et de l’agriculture, puis des villes pour certaines régions. L’Europe est un foyer secondaire du foyer néolithique du Proche-Orient, qui connaît une néolithisation à partir du VIIe millénaire. Les conséquences de ce phénomène sont considérables et de très longue durée puisque nous en sommes les héritiers encore aujourd’hui. En termes de démographie, on constate une forte augmentation des naissances et donc sur l’ensemble de la population à compter de cette période même si la mortalité en couches et infantile est alors –et pour très longtemps– très élevée. En archéologie, on perçoit cette augmentation par celle du nombre des vestiges, des lieux, des restes humains, même si les calculs précis sont complexes.

 

Les sociétés sont alors mobiles et se déplacent par la marche, puis le char, avant le recours au cheval entre la fin du IIIe millénaire et le début du IIe millénaire. Le commerce de jadéite est ainsi émis depuis l’Italie du Nord, vers la France, la Rhénanie et l’Angleterre. Quel est le rapport des sociétés néolithiques aux distances et comment les franchissent-elles ?

L’homme est d’abord un migrant, tous les archéologues s’accordent sur ce fait. C’est en se déplaçant qu’il a peuplé la terre et il n’a eu cesse, depuis des millions d’années, de trouver les moyens de ses mobilités. Bipède, il devient un marcheur. Voyageur, il devient un navigateur pour atteindre certains lieux dans le monde inaccessible par voie de terre, même si les espaces émergés sont plus importants pour les premiers hominidés et lignées d’homo. La première invention majeure en termes de transport, c’est le bateau dont il ne reste pas de traces directes avant des époques récentes, le Néolithique. C’est à ce moment-là que la roue est inventée, et le déplacement tracté par des animaux (nouvellement domestiqués) employé pour les hommes et les denrées. Le chariot entre dans les gammes des véhicules. Les hommes du Néolithique se déplacent pour des raisons de peuplement (qui accompagne la néolithisation), des besoins économiques d’approvisionnement et d’échanges (on trouve des objets de prestige à des milliers de kilomètre de leur lieu de production comme la jadéite), le développement de sociabilités qui devaient inclure des rassemblements à certains moments du calendrier, y compris dans le cadre de pratiques religieuses (c’est une des raisons du mégalithisme de l’Eurasie). L’usage du cheval en Europe est plus complexe qu’on ne l’a pensé il y a quelques années, grâce à des études ADN. Il trouve ses origines au Néolithique, combine l’usage de chevaux sauvages et d’espèces domestiquées. Au IIe millénaire, en Eurasie, c’est un fait acquis et qui trouve ses développements avec des véhicules plus légers et celui de la cavalerie, y compris de guerre. Les hommes continuent donc à se déplacer sur de grandes distances, et à plus grande vitesse. L’idée de populations isolées et figées dans des territoires « définitifs » est fausse et absurde. La sédentarité n’est pas l’immobilité, c’est un type différent de mobilités : choisie, spécialisée, sans doute réservée à certaines catégories de populations dans des sociétés organisées et hiérarchisées.

 

Vous réhabilitez les espaces urbains et ruraux, longtemps caricaturés au prisme des sources romaines. Or, l’Europe celtique est marquée par l’urbanisation et le monde rural révèle une réelle diversité. Quels éléments permettent une modification progressive de ces structures de vie et d’habitat ?

Quand on est spécialiste de Protohistoire européenne (Néolithique, Âge du bronze, Âge du fer), on a un vrai travail de déconstruction des mythes, des fantasmes, des idées fausses. Notre histoire est portée par une conviction, celle que les « grandes » civilisations ont offert leurs progrès à une Europe tempérée plongée dans les brumes et une forme de sauvagerie archaïque jusqu’à ce que les lumières méditerranéennes viennent l’éclairer, la délivrer. Ici, la nature des traces et l’histoire de la pensée ont joué un rôle déterminant dans la construction d’un récit théologique et salvateur. L’Europe s’est littéralement construite avec des sociétés qui ont employé des matériaux périssables bien plus que de la pierre, ce qui a conduit à des conservations différentielles de ces réalisations. Et à des vestiges en majorité modestes qui n’ont nullement le clinquant des pyramides. Ce n’est que relativement récemment que l’archéologie est en capacité de faire parler toutes ces traces, et qu’elle ne privilégie pas moins le trou de poteau que la colonne grecque. Si on ajoute que ces sociétés protohistoriques n’ont pas choisi de s’exprimer par l’écrit, on voit bien qu’elles partent avec une sorte de handicap en matière de capital de rêve !

Dans l’Europe celtique de l’Âge du fer, à partir du Ve siècle, et surtout à compter du IIe siècle, les oppida forment un réseau urbain dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui en rassemblant des fonctions économiques, politiques et religieuses dans un lieu de taille importante (plus de 200 hectares à Bibracte dans le Morvan) et stratégiquement situé sur des milliers de kilomètres. Le réseau des voies de circulation est une réalité ancienne (qui a d’ailleurs facilité la progression des armées romaines) et la Gaule n’est nullement « chevelue » et couverte de bois mais plutôt, depuis des siècles, de campagnes très structurées, de fermes, de villages. On est loin de la vision misérabiliste qui persiste parfois et que l’archéologie dément au quotidien. Il reste du travail pour faire admettre une riche et très ancienne histoire européenne.

 

Vous concluez sur Vercingétorix qui apparaît comme un mythe construit au XIXe siècle dans le cadre d’une histoire nationale. L’archéologie permet-elle de déconstruire certains discours sur ce chef militaire ?

Vercingétorix est une figure nationale qui apparaît tardivement, au XIXe siècle, et qui incarne tout de même une image un peu étrange de héros. C’est un vaincu. Vaillant, mais vaincu. César en fait un adversaire exceptionnel dans La Guerre des Gaules, surtout pour mieux magnifier sa propre valeur. Plus que sa propre gloire, Vercingétorix a servi une histoire d’une Gaule civilisée par César. Napoléon III qui a lancé les premières fouilles à Alésia était fasciné par le chef Romain et non son adversaire Averne, tout comme Alexandre Bertrand, premier directeur du musée d’archéologie nationale (Saint-Germain-en-Laye) inauguré en 1867.Qu’importent les milliers de morts auxquels cette conquête (qui est une colonisation, que certains de mes collègues qualifient même de « génocide ») a conduit. On a voulu retenir la grandeur de Rome et on y ajouté une certaine sympathie pour des Gaulois impitoyables, mais surtout bagarreurs, indisciplinés. Une image que les personnages de la Bande dessinée d’Uderzo et Goscinny a entretenue.

L’archéologie, elle, comme souvent dit à la fois plus et moins que ce mythe. Elle permet d’accéder à des réalités très concrètes et précises sur les armes, des rituels d’enfouissements, des pratiques de traitements des corps et des objets incluant des découpes, des bris, des dépôts dans des cadres particuliers (silos, sanctuaires) et, en même temps, elle peine à relater l’événement en tant que tel, les individus de manière isolée, ou à peindre de grandes fresques. Elle livre aujourd’hui de nombreuses informations qui enrichissent la connaissance au-delà de Vercingétorix lui-même et qui place surtout ce dernier dans une société bien plus brillante et riche que l’imaginaire populaire ne la perçoit encore.

 

* Crédit photo : Göbekli Tepe Project