Depuis 2008, les émeutes de la faim se sont multipliées en Afrique. Dans une approche comparative, Vincent Bonnecase cherche à comprendre les mécanismes de ces révoltes.

La hausse des prix engendrée par l’inflation a bouleversé le quotidien des sociétés qui réagissent différemment face à ces difficultés. Pour certaines, cela met en péril l’accès à des produits essentiels et suscite un sentiment d’injustice qui peut nourrir une colère, voire des manifestations et des révoltes. Ce schéma n’est en aucun cas une généralité. Le chercheur Vincent Bonnecase analyse donc les mécanismes de la vie chère mais aussi sa perception par une partie des populations africaines, dont les réactions sont à aborder comme un kaléidoscope, en fonction des produits concernés, des situations locales et des gouvernants. L’analyse de ces situations africaines offre de solides éléments de comparaison pour comprendre le phénomène sur d’autres continents.

Nonfiction.fr : Vos précédents travaux portaient sur le Niger et le Burkina Faso. Vous avez ici choisi de changer d’échelle pour vous intéresser à l’ensemble du continent africain. Pourquoi avoir effectué ce choix et quels lieux avez-vous privilégié pour votre étude ?

Vincent Bonnecase : C’est parti d’une rencontre. J’ai été contacté par une éditrice de Flammarion, Pauline Miel, après la sortie de mon précédent ouvrage sur Les prix de la colère au Burkina Faso, paru en 2019. Celui-ci s’appuyait sur des entretiens réalisés autour des sentiments d’injustice dans des quartiers populaires de Bobo-Dioulasso et de Ouagadougou, sur une collecte d’archives relatives aux politiques sociales depuis la période coloniale, ainsi que sur une observation des mobilisations contemporaines liées aux conditions de vie. Ce travail m’avait permis de montrer et d’interpréter la place grandissante des prix dans la colère sociale au sein d’un pays ouest-africain.

Pauline Miel m’a alors suggéré d’écrire un essai plus général sur la question, tout en m’adressant à un public plus large que les seuls universitaires. C’est ainsi que je me suis engagé dans l’écriture de ce nouvel ouvrage sur la vie chère en Afrique. D’une certaine manière, il s’agissait pour moi de me demander jusqu’à quel point les conclusions que j’avais tirées de mon terrain burkinabè était généralisables à d’autres espaces sociaux.

Concernant les lieux privilégiés, l’Afrique sahélienne garde une place importante dans ma réflexion, du fait des recherches que j’y ai moi-même effectuées depuis une vingtaine d’années. Le reste a été orienté par la littérature existante, quand bien même elle ne portait pas directement sur la vie chère. Les « émeutes de la faim » de 2008 ont ainsi donné lieu à des descriptions précises qui les replacent dans leurs cadres d’interprétation locale, par exemple au Cameroun, en Égypte, au Mozambique ou en Tunisie.

La propension plus ou moins grande de certains objets à dire la vie chère – tels que le ciment, le sucre ou les céréales – a été indirectement abordée dans des études anthropologiques de choses banales. L’histoire de la politique des prix apparaît en creux dans les travaux sur les mobilisations sociales de la période coloniale, notamment en Afrique britannique, mais aussi dans les recherches effectuées sur les ajustements structurels dans le reste du continent. Cette montée en généralité que je propose s’appuie donc sur mes propres enquêtes de terrain, mais aussi sur de nombreux travaux traitant des prix de manière directe ou détournée.

Si l’envolée des cours des matières premières a provoqué des mouvements de protestation dans l’ensemble du monde, en Afrique cela s’accompagne dans certains pays (Mozambique, Sénégal, Maroc…) d’ « émeutes de la faim ». La hausse des prix ne peut être la seule cause et vous mobilisez en ce sens les travaux d’historiens, dont ceux d’Edward Palmer Thompson. Pourquoi ces émeutes éclatent-elles en certains lieux et pas ailleurs ?

Des historiens ont expliqué, à la suite d’Edward Thompson, qu’il n’y avait pas de relation mécanique entre les conditions de vie et la révolte sociale. Ce faisant, il ne s’agissait pas d’affirmer que le matériel ne comptait pas comme s’il n’y avait que des représentations – ce serait faire un usage quelque peu caricatural des grilles de lecture proposées par Thompson –, mais que la dégradation des conditions de vie ne suffisait pas à expliquer la colère : sur ce critère-là, on peut bien plus se demander, non pas pourquoi des personnes se révoltent, mais « pourquoi ne le font-elles pas plus souvent », d’après les termes d’un autre historien, Barrington Moore.

Pour expliquer la révolte, les paradigmes classiques de la sociologie des mobilisations ont longtemps mis en exergue les ressources dont disposaient les populations mobilisées, ainsi que l’aptitude plus ou moins grandes des organisations à aligner le mécontentement autour d’une cause commune. Mais de telles grilles de lecture fonctionnent assez peu pour les mobilisations contre la vie chère : la plupart de temps, celles-ci se sont développées à la marge des organisations contestataires tout en reprenant une phraséologie qui, historiquement, appartenaient à la grammaire du pouvoir bien plus qu’à celle de la protestation. 

Pour ma part, j’aborde la révolte et son absence à travers les compréhensions populaires de l’économie et la manières dont celles-ci nourrissent, ou pas, un sentiment d’injustice. Certaines augmentations de prix peuvent, dans certaines sociétés et à certains moments de leur histoire, apparaître normales, voire légitimes, et relever de processus économiques dont personne n’est véritablement responsable. Et d’autres peuvent, dans d’autres sociétés ou à d’autres moments, relever de responsabilités établies aux yeux du plus grand nombre, qu’il s’agisse de l’État, des industriels ou des grands commerçants : si l’on reprend l’expression de l’anthropologue Jane Guyer, les prix deviennent alors des « fictions composites » dissimulant l’intervention concrète d’acteurs plus ou moins bien identifiables. C’est dans ces moments que les prix sont les plus à même à nourrir la colère populaire.

Mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi la révolte éclate à tel endroit et pourquoi elle n’éclate pas à tel autre, alors que la colère semble aussi forte ici et là. S’agissant de révoltes particulièrement peu encadrées, il faut observer ce qu’il se passe en dehors des zones les plus visibles du politique pour le comprendre. On voit alors qu’elles sont souvent le produit d’interactions non prévues entre des personnes ne partageant pas le même dessein mais qui, à elles toutes et sans forcément le vouloir, concourent à produire un mouvement contre la vie chère. Une telle démarche, outre sa dimension descriptive, amène à donner une place importante à l’aléa dans la compréhension de certains bouleversements politiques.    

La sensibilité aux prix n’est pas la même en fonction du produit concerné, l’inquiétude est ainsi particulièrement vive pour les céréales : le blé au Maghreb, le mil et le sorgho au Sahel ou le riz et le maïs sur l’ensemble du continent. D’autre produits peuvent être liés à la conjoncture comme le sucre au cours du ramadan   . Quels mécanismes économiques entraînent la montée des prix sur ces produits ?

Je m’interroge davantage à la compréhension de ces mécanismes qu’aux mécanismes eux-mêmes, même si je suis amené à m’intéresser aux explications données par les économistes. Dans une grille d’analyse néoclassique, l’augmentation des prix qu’on connaît dans le monde depuis quelques années s’explique par les fluctuations de l’offre et de la demande : alors que la demande pour les biens de consommation courante s’est accrue après la fin de la pandémie du Covid 19, des accidents climatiques conjugués à la guerre en Ukraine ont poussé l’offre des céréales et du gaz à la baisse, alors que les réserves de pétrole aisément exploitables étaient elles-mêmes confrontées à une raréfaction structurelle. Mais une telle grille d’analyse, qui suppose de croire au marché, invisibilise totalement les processus décisionnels et les rapports de pouvoir qui président à la formation des prix.

Pour comprendre cette formation, il est essentiel de se pencher sur les déterminants sociaux, politiques et culturels qui concourent à façonner l’offre et la demande, lesquels ne sont pas des entités autonomes, pas plus qu’elles constituent des seuls agglomérats de comportements individuels. Il est également important de questionner la structure des prix, même si cela suppose d’entrer dans les procédures opaques qui se cachent derrière l’apparente neutralité des chiffres. Ces idées sont assez communes dans la sphère académique, si l’on suit les économistes que l’on appelle hétérodoxes.

Mais j’essaye de montrer, dans mon travail, qu’elles sont également intuitives dans de nombreux pays africains, parce que les classes populaires consomment au quotidien un nombre moins élevé de biens que cela peut être le cas ailleurs, et que la distribution de ces biens est dominée par un faible nombre d’acteurs économiques, dont tout le monde suppute les liens qui les unissent à l’État. De ce fait, ces classes populaires auront une approche personnalisée de ce que l’on peut appeler ailleurs « le capitalisme » ou « les marchés », tout en faisant des prix le produit de mécanismes concrets bien plus que le fuit d’une rencontre abstraite entre l’offre et la demande.     

La variation des prix est aussi un instrument par lequel interviennent les gouvernants, à l’image du maire de Dakar qui a fixé un « prix normal du pain ». Quelles initiatives vous semblent les plus intéressantes parmi les exemples observés ?

La politique des prix a effectivement constitué, pour les gouvernements d’Afrique depuis la période coloniale, un mode de régulation d’accès aux ressources dans les moments de crises sociales. Face à des mobilisations qui ont notamment porté sur l’égalité salariale à partir des années 1930, les pouvoirs en place se sont attachés à agir sur les prix alors qu’ils n’avaient pas les moyens d’agir sur les revenus. Parmi les éléments constitutifs de cette politique, il y avait la loi qui encadrait les prix et les marges commerciales, la subvention des produits dits de première nécessité, et la socialisation des circuits de distribution par le biais de monopoles publics, de réserves céréalières ou de magasin d’État.

Cela n’aurait aucun sens de dire lesquels de ces outils ont été les plus efficients, comme s’il s’agissait d’une question purement technique : chacun d’entre eux se sont inscrits dans des rapports de pouvoir qui, selon le contexte, ont conditionné leur efficacité. Le « prix normal du pain » fixé par la municipalité de Dakar en 1935 – pour reprendre l’exemple que vous citez – n’a pu ainsi être respecté que dans la mesure où le contexte de colère sociale, dans lequel s’inscrivait cette mesure, a donné aux autorités un pouvoir de conviction sur les boulangers et les importateurs de farine.

Malgré tout, deux orientations du passé me semblent susceptibles d’inspirer des politiques contemporaines. La première réside dans une plus grande visibilité dans la structure des prix, ainsi que dans les choix opérés par les sociétés de production et de distribution. La seconde réside dans une plus grande proximité entre le stade de la production et celui de la consommation. Ces deux orientations ont été incarnées par des politiques que l’on retrouve dans plusieurs pays africains à certains moments de leur histoire : au Burkina Faso, aux débuts de la révolution sankariste, les grandes sociétés devaient ainsi rendre compte de leur gestion au cour d’assemblées publiques, et certaines productions nationales étaient valorisées au détriment des importations de telle sorte à davantage maitriser leur distribution aux populations. Depuis la crise de 2008, de telles orientations sont redevenues des sujets politiques légitimes, dans un contexte de fluctuation grandissante des cours internationaux et de forte opacité dans la formation des prix.

Les années 1990 constituent une période charnière marquée par une vague de protestations contre les régimes autoritaires. Ces mouvements ont été peu ou mal étudiés, notamment en étant vus comme un mimétisme de ce qui se passait en Europe centrale. Or, l’une de vos idées centrales est ici que l’espérance démocratique s’accompagne d’un rejet de la libération économique, incarnée par les régimes autoritaires. Pourquoi une partie des observateurs ont-ils mal compris ce moment ?

Rétrospectivement, c’est assez étonnant qu’on n’ait pas davantage perçu ce moment comme un événement important, sans même parler de le comprendre. Alors que la plupart des pays africains étaient gouvernés par des régimes autoritaires depuis la colonisation, des révoltes sociales ont concouru à l’avènement de la démocratie au début des années 1990. À l’époque, la presse internationale, mais aussi les universitaires, se sont beaucoup plus intéressés aux luttes sociales et aux transformations politiques qui agitaient au même moment l’Amérique latine et l’Europe de l’Est.

Cela a indirectement conduit à sous-évaluer le poids des dynamiques internes dans la démocratisation en Afrique, et à mettre parfois en exergue des déterminants externes tels que la chute du mur du Berlin ou, dans le cas de l’Afrique francophone, le discours de la Baule de François Mitterrand, conditionnant l’aide publique à l’adoption de réformes démocratiques. Comme si le renversement des régimes autoritaires africains ne pouvait pas être, d’abord, le fait de populations africaines.

Revenir sur cette période est essentiel pour comprendre les phénomènes contemporains de déceptions démocratiques, lesquels vont parfois de pair avec un apparent soutien populaire aux gouvernements autoritaires. Les révoltes sociales contre les régimes militaires se sont développées sous fond de néo-libéralisation impulsée par les institutions financières internationales : c’est en 1977 qu’est signé un premier programme d’ajustement structurel – même si on ne l’appelle pas encore comme ça – entre le gouvernement égyptien et le FMI, avant que l’histoire ne se répète dans de nombreux pays africains.

Cette politique suscite de fortes mobilisations à travers le continent, lesquelles touchent à des éléments extrêmement concrets du quotidien. Mais la forte répression exercée contre ces mobilisations attise un rejet grandissant des autorités militaires : les aspirations matérielles finissent ainsi par s’entremêler avec les revendications démocratiques, sans que les populations mobilisées ne fassent forcément la distinction entre les unes et les autres. Or, après la chute des régimes militaires, les institutions financières internationales ont rapidement imposé de nouveaux ajustements structurels aux gouvernements démocratiquement élus. Ces derniers ont été ainsi amené à faire l’inverse de ce à quoi ils devaient leur accession au pouvoir, puisque la lutte pour la démocratie s’était nourrie du rejet des ajustements structurels.

Dans ces conditions, on comprend mieux la désaffection qui s’est exprimée vis-à-vis des gouvernements démocratiques dans bon nombre des pays africains à partir de la fin des années 1990 : pour reprendre une expression de Jean et John Comaroff, « au moment même où des peuples gagnaient le droit de se doter de leur propre autorité, le "politique qui compte" se déplaçait en dehors [des instances délibératives élues] ». Les ajustements, sans être la cause de tout, ont une part essentielle dans ce processus. Si leurs effets sociaux ont donné lieu à une abondante littérature critique – et autocritique de la part des institutions financières internationales elles-mêmes  –, leurs effets durables sur les imaginaires démocratiques restent à explorer. Une telle perspective peut en outre nourrir la réflexion sur le politique en Europe, où l’on observe également des phénomènes de désaffection pour la démocratie institutionnelle.

Vous comparez les situations africaines à Haïti où les manifestations ont été réprimées alors qu’au Sri Lanka elles ont conduit au renversement du gouvernement, puis également au mouvement des Gilets jaunes en France. Que nous apporte la comparaison des mouvements en Afrique avec ces autres exemples ?

Une telle comparaison permet de comprendre que la révolte sociale s’inscrit dans des contextes culturels, politiques et sociaux qui concourent à lui donner un sens aux yeux de ses propres protagonistes. On a intuitivement l’impression que les sentiments d’injustice sont aisément articulables aux situations économiques dans lesquels ils s’inscrivent : quoi d’étonnant à s’insurger de l’allongement du temps de travail, de la stagnation des salaires ou de l’augmentation des prix ? Et pourtant, il n’y a rien d’obligatoire à ce que ces différents phénomènes suscitent un sentiment d’injustice.

Si la question du travail et des droits qui lui sont afférés constitue un sujet aussi sensible dans la société française, c’est parce que celle-ci est progressivement devenue, à partir de la fin du XIXe siècle, ce que Robert Castel appelle une « société salariale », c’est-à-dire une société dans laquelle le salariat a modelé la participation à la vie sociale en donnant lieu à des droits tels que l’assurance-maladie, le niveau minimal de rémunération ou la retraite, y compris pour les non-salariés. À l’inverse, dans bon nombre des sociétés africaines, les politiques sociales se sont articulées à la régulation des prix, notamment dans les périodes de contestation : cela contribue à expliquer le fait que l’inflation puisse être perçue, jusqu’à aujourd’hui, comme la résultante d’une défaillance politique bien plus que comme celle d’un déséquilibre économique.

À ce titre, la révolte des Gilets jaunes, en France, offre un contre-exemple saisissant pour un africaniste, puisqu’elle s’est d’abord adossée à la hausse des prix de l’essence. Les nombreux travaux publiés sur cette révolte ont très justement interrogé le profil des populations impliquées dans le mouvement, leurs rapports aux organisations contestataires existantes ou les manières de se mobiliser sur les ronds-points. Mais on ne s’est peut-être pas suffisamment interrogé sur la place des prix dans la colère, comme si leur forte visibilité au départ de la mobilisation avait déjà tout dit. Or, il se pourrait que cette place parle d’un déplacement relatif des attentes politiques, alors que le salariat ne représente plus une garantie de protection pour des personnes soumises à une précarité grandissante de leurs conditions de travail.

Certes, pareille hypothèse demande à être éprouvée par la suite de l’histoire, alors que le mouvement contre la réforme des retraites a montré la persistance des thématiques de lutte plus traditionnelles. Mais dans tous les cas, s’intéresser à la vie chère dans les sociétés africaines enrichit sans conteste le regard que l’on peut porter sur la colère sociale dans les sociétés européennes.