Né à Mouila, dans le sud du Gabon, et vivant en Seine-et-Marne, Stève Wilifrid Mounguengui donne avec ce livre un bouleversant récit de l’exil, du deuil et du silence.

Voilà un livre dans lequel on n’entre qu’après avoir franchi plusieurs portes.

Un titre d’abord, long d’une phrase entière, et où l’on devine, dès le premier mot, l’énonciation élégiaque des adresses à l’absente.

Deux dédicaces ensuite. La première en forme de poème où l’on retrouve les mangroves de Senghor (même si l’on comprendra bientôt que Stève Wilifrid Mounguengui est gabonais, non sénégalais), et qui confirme le pressentiment mélancolique du lecteur, puisqu’il est adressé à Yaya, « silhouette sur l’autre rivage de la nuit ». La seconde en forme d’arbre généalogique, qui place ce livre dans l’espace d’une réception intime, puisqu’elle n’est élucidable que par les familiers de l’auteur : « À mes enfants Eden et Willys / Qu’ils aient une trace de leur Grand-mère. / Aux enfants de Célestine Dianga Migueli, mes frères et notre sœur : Martial, Régis, Serge, Coste, Sandrine, Thystère, Arnold ».

Une épigraphe empruntée à Albert Cohen enfin, qui confirme ce que l’on avait déjà compris – que le spectre de la mère défunte hantera le récit :

« Ce que les morts ont de terrible, c’est qu’ils sont si vivants, si beaux et si lointains. Si belle elle est, ma mère morte, que je pourrais écrire pendant des nuits et des nuits pour avoir sa présence auprès de moi, forme auguste de la mort, forme allant lentement auprès de moi, royalement allant, protectrice encore qu’indifférente et effrayamment calme, ombre triste, ombre aimante et lointaine, calme plus que triste, étrangère plus que calme. »

Le deuil et l’exil

Placé sous le signe de la déchirure spatiale, ce récit doit son existence à l’art qu’a Mounguengi d’« écrire sur des silences » (c’est le titre du quatrième chapitre), et de peindre le portrait d’une mère dont il a « effacé le visage » : « À défaut de pouvoir enterrer ma mère, j’ai choisi de la faire vivre », écrit-il résolument dans un « post-texte » intitulé « L’écriture du deuil » qui vient démentir le titre baudelairien du septième chapitre, « Le spleen de Paris ».

On aura compris que ce livre est nourri de lectures : Cohen, Baudelaire, mais aussi Balzac, Montaigne, Montesquieu, Voltaire, Rimbaud ; et puis Césaire, Senghor, Cheikh Anta Diop. Pourquoi un si glorieux personnel littéraire ? Sans doute parce qu’il est plus facile de dire l’inconcevable avec les mots des autres ; mais aussi parce qu’enjamber le monde, pour un écrivain né à Mouila, au Gabon, et qui écrit dans le RER B, c’est enjamber le fossé entre deux cultures de même langue ; entre « la Sorbonne séculaire […], prestigieuse », et la « grande école, celle des chemins de sable, des bains dans le canal derrière l’école Roger Butin, à Port-Gentil. La vraie. Celle de la mer vaste, de la pêche, des pirogues immenses des pêcheurs de Matanda. »

Rêves de France

De là le bel éloge de la lecture, ou des livres – ceux qu’on lit, ceux qu’on écrit –, qui ouvre le sixième chapitre, délicatement intitulé « Les ailes de mes livres » :

« J’ai toujours eu un goût d’Europe, un goût de France. Je pense qu’il est né au cours de mes premières lectures. Je me souviens des premiers récits à l’école primaire. Ceux où l’on parlait des paquebots en partance pour la France. […] C’est en classe de seconde que ce rêve s’est raffermi, nourri par mes lectures incessantes et nombreuses […]. Ce sont surtout mes romans, La Dame au camélia […] ou encore Manon Lescaut […] qui ont nourri le rêve. »

« Mes romans » : oui, tant on fait siens les livres de sa bibliothèque intime ; ces livres qui sont autant de tapis magiques pour S. W. Mounguengui : « J’entrais dans des villes de France, m’asseyais avec des personnages aux terrasses des cafés ». Le je lyrique mallarméen voulait fuir, là-bas fuir parce qu’il avait lu tous les livres, et qu’il en avait épuisé tout le suc, toute la joie. Mounguengi, lui, a voulu partir parce que chaque livre qu’il lisait, jeune homme, était comme une « invitation au voyage ». Il ne savait pas encore que la France de ses livres n’existe pas en-dehors de la fantaisie qu’ils bâtissent, que, comme la mer de Desnos, elle « n’est qu’un rêve ». Il devait le découvrir à Paris, le découvrir en découvrant « la déréliction » et « la solitude des jours froids ». Mais on n’est pas écrivain si l’on n’est pas fidèle à son rêve : alors il devait garder en lui « les braises ardentes d’un rêve malgré cette nuit sans étoile ».

Finir, mais pas conclure

La parole de S. W. Mounguengui, cependant, ne va pas jusqu’au bout de son souffle. C’est qu’il écrit avec les yeux ouverts, et qu’il sait que, dans l’écriture, doit venir un moment où la ligne d’horizon cesse de reculer à mesure que l’on marche. Alors il faut se taire – se taire, aussi, parce que la mélancolie ne connaît pas de fin. Il faut avoir le courage rendre à l’art ce qui appartient à l’art – d’être fini, clos, délimité –, et à la vie (de l’âme sinon du corps) ce qui appartient à la vie – d’être ouverte comme une plaie est ouverte, inépuisable comme la douleur, insondable comme l’étonnement de l’homme devant la condition humaine :

« Maintenant que j’arrive à la fin de ce livre, je suis apaisé. J’ai aussi un peu peur. Je n’arrivais plus à finir. Tu comprends ? Mettre un point final à ces récits, c’est aussi une petite victoire sur moi-même, sur ma lassitude. C’est un peu revenir à moi. En revanche, c’est aussi achever notre conversation. J’avais un peu peur de t’enfermer derrière les pages. Te laisser là, choir entre les mots, et partir encore. J’avais un peu peur de me priver une fois de plus de ta présence, de reprendre le train seul à l’aube. Ne plus te parler. Ne plus percevoir cette présence que moi seul peux sentir quand les gens autour me regardent sans comprendre pourquoi j’ai les yeux humides, pourquoi je souris. Quand moi seul je sais que tu es là et que tu prends un train en France, toi qui n’es jamais venue ici. Ce n’est que le livre qui s’achève parce qu’il me faut bien m’arrêter quelque part. Ce n’est que le livre que j’arrête parce que j’ai besoin de finir quelque chose en cette vie. Tu ne mourras pas dans ces pages. C’est un peu comme enfouir des graines en ces lignes. Je n’ai fait que semer, te dérober à l’oubli. Te faire vivre, déjà pour moi. On se retrouvera ailleurs je pense. En attendant, il faut m’arrêter ici. Naître à nouveau, vivre. Et partout où je vis, tu vis. Partout où j’écris, tu écris. Hier, j’ai regardé la nuit de ma fenêtre, c’était la pleine lune. Une nuit claire. Une grue seule dans la nuit laiteuse. J’ai pensé au Pays, au parfum de la terre. J’ai pensé à la féerie des nuits. À la beauté du village quand la lune éclairait les maisons de terre. J’aime aussi cette lune sur les toits, ici, à Lieusaint. Tu vois, j’apprends à aimer les choses ici. Mais je n’oublie pas. La terre me manque. Je sais déjà que bientôt j’irai donner à boire à la terre. »