S’opposant au cébrérocentrisme des neurosciences, Louis Quéré propose de penser les émotions comme des habitudes sociales.

Dans la division du travail intellectuel, les « neurosciences affectives » forment une subdivision des neurosciences réunissant des chercheurs autour de la question du rôle du cerveau dans la production des émotions. Certains d’entre eux considèrent que l’observation des structures cérébrales serait un moyen de révéler la véritable nature des émotions. Selon cette approche, les émotions doivent être définies comme des évènements cérébraux, des « états du cerveau », qui peuvent être étudiés en faisant abstraction de la nature des stimuli qui les occasionnent et du détail des réactions motrices qui les suivent.

Malgré sa popularité, cette façon de voir n’est pas exempte de critiques. Pour Louis Quéré, la définition neuronale des émotions reste extrêmement vague : parler « d’état du cerveau » ce n’est pas dire beaucoup plus que « il se passe quelque chose dans le cerveau », ce qui nous en apprend peu sur ce qu’est une émotion. Inscrivant son analyse dans le champ de l’épistémologie critique, c’est-à-dire de la critique philosophique des concepts scientifiques, il développe l’hypothèse selon laquelle l’opacité du concept d’émotion, qui domine dans la littérature scientifique dans ce domaine, est due à la superposition abusive de deux vocabulaires différents : celui, d’abord, de la psychologie, qui décrit des états intentionnels (c’est-à-dire des états à propos de quelque chose), et celui de la neurologie, qui décrit des processus physiologiques (c’est-à-dire des évènements chimiques et physiques).

Des expressions courantes comme « le cerveau pense » ou « le cerveau prédit » illustrent cette confusion. Or, non, nous dit l’auteur, le cerveau n’a pas d’émotion. Les états du cerveau, bien sûr, sont nécessaires aux réactions émotionnelles, mais cela ne suffit pas pour que l’on puisse attribuer ou localiser les émotions dans le cerveau.

Les neurosciences, un espace de controverses

La critique épistémologique des neurosciences n’est pas nouvelle, c’est même une pratique presque traditionnelle en philosophie et en sociologie. L’approche de Quéré a ceci d’original qu’elle s’efforce de montrer que la critique de la thèse voulant que les émotions résident dans le cerveau est également assumée par certains chercheurs en neurologie. Les neurosciences ne sont pas une discipline aussi homogène que ce que la vulgarisation pourrait laisser penser. Comme tous les domaines scientifiques, elles se construisent dans la confrontation de points de vue divergents.

Parmi les différentes postures théoriques présentées dans le livre, on retiendra en particulier la controverse qui oppose Antonio Damasio et Jaak Panksepp. Pour Damasio, à qui l’on doit le best-seller, L’erreur de Descartes, l’émotion est avant tout la prise de conscience d’une modification corporelle. Il faudrait alors distinguer l’émotion proprement dite, c’est-à-dire l’état somatique liée à la peur, à la joie, etc., de l’émotion vécue, c’est-à-dire de la prise de conscience de cet état. Dans ce cadre, étudier l’émotion, c’est avant tout étudier les mécanismes corporels concomitants aux vécus émotionnels.

Pour Panksepp, qui répond à Damasio dans un article intitulé « L’erreur de Damasio », l’expérience de l’environnement doit être intégrée dans la définition de l’émotion. Plus précisément : avoir une émotion, c’est faire l’expérience de l’interaction de son corps avec son environnement. Les émotions doivent être considérées comme des façons d’entrer en relation avec le monde, d’avoir une expérience affective des choses et de se préparer à y réagir. En ce sens, étudier les émotions exige toujours que l’on s’interroge sur le contexte dans lequel celles-ci émergent.

Cette controverse est tout à fait représentative des deux camps qui divisent le champ de la recherche en neurosciences telle qu’elle est décrite par Quéré. D’un côté, le camp du « cérébrocentrisme », qui réduit l’émotion à un état purement physiologique et même, dans les cas extrêmes, à un simple état du cerveau. De l’autre, le camp du « fonctionnalisme », qui définit l’émotion comme un processus actif d’adaptation du vivant à son environnement. Ce livre, on l’aura compris, défend avec franchise l’option fonctionnaliste contre l’option cérébrocentriste.

De la phénoménologie au pragmatisme

En philosophie, l’hypothèse fonctionnaliste concernant les émotions n’est pas nouvelle : elle est, par exemple, développée par Sartre et Merleau-Ponty. De leur point de vue, celui de la phénoménologie, c’est la portée existentielle de l’émotion qui est intéressante. L’émotion n’est pas un comportement pur. C’est une façon de s’engager dans le monde. Être en colère, c’est faire l’épreuve, dans son environnement, d’un conflit à résoudre. Avoir peur, c’est faire l’épreuve d’une menace qu’il faut fuir, etc. Ce que la phénoménologie met particulièrement bien en avant, c’est le caractère intentionnel de l’émotion : une émotion est toujours une émotion à propos de quelque chose et ne peut, comme le croit Damasio, être réduite à une sensation corporelle. On ne peut réduire la peur à l’expérience de l’hyperventilation : avoir peur c’est toujours avoir peur de quelque chose qui est lié à la situation que l’on est en train de vivre – quelque chose que l’on risque bien de perdre de vue quand l’on réduit abusivement la peur à l’activation d’une zone cérébrale comme l’amygdale.

Pour trouver une théorie fonctionnaliste des émotions qui permette d’ouvrir un dialogue entre les sciences naturelles et les sciences sociales, il faut cependant aller puiser dans une autre tradition philosophique : le pragmatisme, en particulier celui de Dewey. D’un point de vue pragmatiste, la définition de la biologie doit être élargie au-delà de la simple étude mécanique et anatomique des organismes pour devenir une véritable science du comportement. Étudier les comportements, c’est s’intéresser à la façon dont les êtres vivants adaptent leur conduite à leur environnement.

En s’engageant sur cette voie, le pragmatisme met au centre de sa réflexion la question des processus d’apprentissage par laquelle les êtres vivants développent des habitudes comportementales qui leur permettent de prendre possession de leur milieu de vie. L’auteur propose de décrire ces habitudes en termes de capacité, de savoir-faire : développer une habitude c’est devenir capable de répondre de telle ou telle façon à son environnement. C’est dans ce cadre que l’auteur nous propose de réfléchir sur les émotions : les « habitudes émotionnelles » sont ainsi autant de façon de se montrer capable de répondre affectivement à son environnement en superposant à la couche sensible de sa perception une couche affective par lequel l’on sent qu’une chose est dangereuse ou sécurisante, triste ou gaie, irritante ou réconfortante, etc.

Décloisonner les sciences naturelles et les sciences sociales

Nous avons vu comment la biologie du comportement impliquait que l’on prête une attention toute particulière à la façon dont les êtres vivants adaptent leurs attitudes à leur environnement. Quand elle s’applique aux êtres humains, elle doit prendre en compte un élément supplémentaire : l’environnement des humains est un environnement social. C’est à ce niveau que la perspective pragmatiste de Quéré pose les bases d’un dialogue entre les sciences naturelles et les sciences sociales. Chez les êtres humains, les habitudes comportementales sont des « habitudes sociales », leur forme dépend largement du contexte socioculturel dans lequel elles se développent. La société dans laquelle nous naissons, ainsi que les institutions qui nous élèvent, participent à un processus de conditionnement social des corps et des esprits, au point où certaines de ces habitudes deviennent une seconde nature pour ceux qui les ont développés. Les habitudes émotionnelles ne font pas exception. Le monde social est traversé par des attentes normatives quant aux bonnes façons d’exprimer ou de réprimer nos émotions et les habitudes émotionnelles que nous contractons dépendent de la façon dont nous y répondons.

La biologie, et notamment la neurologie, a certainement beaucoup de choses à nous apprendre sur les processus d’adaptation biologique du corps à l’environnement social. Ce qu’on ne peut attendre des sciences naturelles, en revanche, c’est une compréhension, voir une critique, des normes sociales qui orientent ces adaptations. Cette tâche relève davantage du domaine de la sociologie et même, si l’on admet que ces normes dépendent d’une construction sociohistorique au long cours, des sciences sociales en général (ce qui inclut notamment l’histoire et l’anthropologie). Il ne s’agit pas de dire que les sciences naturelles ne peuvent pas s’intéresser aux normes sociales, mais plutôt d’affirmer que, si elles veulent le faire, elles doivent intégrer dans leurs réflexions des connaissances établies par les sciences sociales. Pour Quéré, cela ne sera possible qu’à partir du moment où les neuroscientifiques renonceront au cérébrocentrisme : pour pouvoir prendre en compte le rôle du monde social dans l’expression des émotions, il faut cesser de chercher les émotions dans le cerveau et accepter que les structures neuronales nous informent sur des mécanismes qui ne sont pas, ne sont jamais, des émotions.

La façon dont Louis Quéré développe sa critique du cérébrocentrisme en évitant l’écueil de la cérébrophobie est particulièrement remarquable.  On ajoutera que cet espoir d’une articulation fine et réfléchie des sciences naturelles et des sciences sociales ne se justifie pas seulement au nom de la recherche de la vérité, mais aussi parce que nous avons besoin de ce type d’approche pour réfléchir aux potentialités modernisatrices qu’offrent les sciences, naturelles comme sociales, c’est-à-dire à la façon dont les connaissances qu’elles nous offrent peuvent contribuer à l’amélioration de la vie sociale – par exemple dans le domaine des psychothérapies ou de l’éducation.